L’autoformation
un sujet de thèse ou un enjeu de société ?

Par Bernard Blandin

 

Jusqu’à la réception de la dernière version du questionnaire de Mohamed Melyani, j’avais beaucoup de mal à imaginer ma contribution au séminaire de Bordeaux. La consigne d’exprimer « dans un texte de 3/4 pages sa vision de la transversalité » et de « dégager les thèmes transversaux aux planètes de la galaxie de l'autoformation en débattant du point de vue exprimé par les membres du GRAF pour donner un éclairage "synergique" aux travaux de recherche des membres », m’a laissé perplexe. Avec les textes de Pierre Landry et de Gaston Pineau j’ai cru entrevoir de quoi il s’agissait, mais les autres textes reçus ont perturbé les bribes de sens que j’avais cru déceler… Je restais donc dans l’expectative, avec la résolution de m’abstenir de toute production, si les choses ne se clarifiaient pas, car mes engagements actuels, à la fois de responsable « industriel[1] » et de « reflexive practionner », pour reprendre un terme de Schön (1983), me laissent peu de loisirs[2] pour contribuer à un exercice purement académique.

 

Je remercie donc Mohamed de remettre, par le questionnaire, des questions véritablement politiques au cœur du débat. Le sujet était déjà sous-jacent au projet de manifeste, sans qu’il n’y ait de prises de position explicite sur ce point. Or, finalement, ce sont ces questions qui me paraissent répondre le mieux à la consigne ; d’autant plus que les circonstances et l’environnement politique français rendent aujourd’hui nécessaire des prises de position politiques du GRAF sur l’autoformation.

 

En effet, il me semble qu’à l’origine, les notions « d’autoformation » et de « sujet social apprenant », telle qu’exprimées par Dumazedier (1994) lors du premier colloque sur l’autoformation, renvoyaient à des dynamiques sociales et/ou sociétales de modernisation et de démocratisation des droits du sujet social. Le sixième colloque, à Montpellier, co-organisé par Peuple et Culture, a remis cette problématique au centre des débats. Les évènements politiques de ces dernières semaines montrent à l’évidence que ces dynamiques sont loin d’être les dynamiques motrices principales de la société française actuelle, et qu’il reste du chemin à parcourir pour qu’elles le deviennent. On ne peut donc pas l’ignorer.

 

J’avais essayé de « dégager les thèmes transversaux aux planètes de la galaxie de l'autoformation » en faisant, à l’occasion du séminaire SERIA 2001 à Lille, en septembre dernier, une tentative d’analyse de la « galaxie » qui débouchait sur un constat : l’anthropologie anglo-saxonne, lorsqu’elle s’intéresse à la « relation éducative » (Postic, 1979) tend à définir un continuum entre « formal learning system[3] » – catégorie qui regroupe le système scolaire et ceux de formation professionnelle et continue – et « non-formal learning system » –qui regroupe toutes les façons d’apprendre à travers les situations non institutionnelles[4].

 

En France, la « nouvelle galaxie de l’autoformation » peut pour partie se lire comme l’expression d’un tel continuum[5], qui va des situations d’apprentissage les moins formelles aux plus formelles. En y incluant les formes « scolaires » ce continuum devient : 1) apprendre par l’expérience (autoformation expérientielle), 2) apprendre au travers du groupe social (autoformation sociale), 3) apprendre hors du système éducatif (autoformation intégrale ou autodidaxie), 4) apprendre dans un dispositif ouvert de formation (autoformation éducative), 5) apprendre dans un dispositif traditionnel de formation (hétéro-formation scolaire ou professionnelle). Les paliers 4) et 5) sont constitués de ce que j’appellerai, en traduisant les termes anglais, des « systèmes formels d’apprentissage », dans lesquels se déploient différentes formes de la « relation éducative[6] ». Les trois autres paliers sont constitués des systèmes d’apprentissage « informels », où se développent, selon différentes modalités, des formes de la « relation éducative » dans lesquelles « soi-même » ou « les choses » sont les acteurs principaux.

 

Il y aurait donc là matière à discussion, sur la pertinence d’un tel continuum, ou sur la façon dont les problèmes posés par la cinquième planète (autoformation cognitive), et par le projet de manifeste, se spécifient dans chacun des registres du continuum « formel – informel » : quelle forme prennent l’acquisition des savoirs, la construction du sens et la transformation de soi ; y-a-t-il des formes particulières d’expression de la motivation et des aspects méta-cognitifs, etc.

 

J’ai abandonné le projet d’un tel papier, au profit de questions qui me paraissent plus essentielles, au moment ou la politique fait un retour en force, et où l’actualité démontre que les écrits et les programmes pèsent peu au regard des urnes ou de la rue…

 

Il me semble en effet aujourd’hui plus urgent que le GRAF assume ses propositions théoriques et les traduise en proposition d’action s’inscrivant dans les dynamiques sociales contemporaines, faute de quoi la notion d’autoformation pourrait ne rester qu’une utopie de la fin du XXème siècle : en effet, le sens du terme est aujourd’hui peu clair et controversé, pour le grand public aussi bien que pour les professionnels de l’éducation et de la formation[7]. Quant aux partenaires sociaux, le MEDEF en fait le synonyme de potion magique, et les syndicats de système à combattre[8] ! Il est donc temps pour le GRAF de regarder cette réalité en face.

 

« L’autoformation est un processus autonomisant de mise en forme de soi, centré sur la personne ou le groupe, étayé sur le collectif. Ce processus conjugue acquisition de savoirs , construction de sens et transformation de soi. Il se développe dans l’ensemble des pratiques sociales et la vie dans son ensemble » (Projet de manifeste pour l’autoformation).

 

Si l’on accepte ce point de vue, il me semble que l’on ne peut pas ne pas s’interroger sur les conditions favorables à la mise en œuvre de ce processus, ni contribuer au développement de telles conditions ; à moins que d’accepter de rester dans une situation d’attente semblable à celle du désert des tartares, et d’accepter que l’autoformation ne soit que l’apanage de quelques heureux élus que les hasards de leur vie ont amené à prendre en main leur destinée…

 

Or j’ai cru percevoir des positions militantes au sein du GRAF pour faire de ce processus autonomisant, dans la continuité de Dumazedier, une possibilité ouverte à tous. Ces positions, si elles s’exprimaient à Bordeaux, impliqueraient alors de passer d’une position de chercheur à celle d’acteur. Ce qui ne veut pas dire transformer le GRAF en instance politique, mais bien faire en sorte que les travaux réalisés au sein du GRAF aient un écho au sein du monde politique et auprès des décideurs.

 

Le rapprochement, que j’avais évoqué lors de précédentes réunions du GRAF, avec des associations à vocation plus politiques, comme le FFFOD ; ainsi que l’ouverture à d’autres « praticiens qui réfléchissent[9] », comme cela avait été envisagé, me paraissent donc plus que jamais à l’ordre du jour, et je souhaite que ces points soient discutés.

 

Bibliographie

Carré, P. 1996. A la recherche d’une nouvelle galaxie, in Pratiques d’autoformation et d’aides à l’autoformation. Les Cahiers d’études du C.U.E.E.P. n°32-33, Lille, p 244-251.

Dumazedier, J. 1994. Vers une sociopédagogie de l’autoformation. Document ronéoté, Université de Nantes.

Ninnes, P. 1991. Culture and Learning in Western Province, Solomon Islands. MA Thesis, Flinders University.

Pineau, G. 1989. La formation expérientielle en auto-, éco-, et co-formation, in Apprendre par l’expérience, Education permanente n°100/101, p 23-30.

Postic, M. 1979. La relation éducative. PUF, Paris. 9ème édition avec additif : 2001.

Shengkun, Z. & Haimin, W. 2001. Farmers’s Learning in the Dairy Sector of China - cases from Zhengzhou and Qingdao. ALA/CHN/95/17, EU-China Technical and Commercial Cooperation within the Dairy and Food Processing Sector, Research Project no. 2.

Schön, D. A., 1983. The reflective practionner. How professionnals think in action. Basic Books Inc.

 



[1] C’est le terme pour désigner celui qui encadre, dans une entreprise commerciale, un doctorant CIFRE, et c’est mon cas : j’essaye de faire en sorte que la recherche se développe dans nos domaines, et qu’en même temps elle serve à produire des cadres institutionnels viables pour le développement de l’autoformation…

[2] Après avoir finalisé en six mois une version (très) condensée de ma thèse qui va être publiée aux PUF, contribué à un ouvrage américain par un chapitre sur la dimension sociale du concept de « usability », et rédigé un article pour un prochain numéro d’Education Permanente, le tout écrit pendant mon temps libre…

[3] « Formal Learning System » : notion provenant de l’anthropologie américaine (cf. Ninnes, 1991), utilisée aujourd’hui couramment dans les études de l’OCDE, de la Commission européenne, ou du programme mondial « 21st Century Learning Society Initiative » pour désigner un dispositif institutionnel d’éducation, de formation, etc.

[4] Cf. (Shengkun & Haimin, 2001), qui proposent un continuum à trois niveaux dans leur étude du système de formation des paysans chinois.

[5] Quatre des « planètes » identifiées par (Carré, 1996) s’inscrivent dans ce continuum. La cinquième, « l’autoformation cognitive » renvoie aux aptitudes requises, et non aux dispositifs.

[6] Pour traiter de la « relation éducative » sur l’ensemble du continuum décrit, il faudrait prendre en compte les trois maîtres de Jean-Jacques Rousseau, comme y invite Gaston Pineau (1989). Mais ce n’est pas l’objet de cet article.

[7] Une recherche par WHOIS montre que les noms de domaine « autoformation.com » et « auto-formation.com » sont déposés respectivement par une entreprise américaine (qui n’en fait rien) et un français, qui a créé son site personnel. Une recherche sur Internet amène en premier lieu un site (http://www.autoformation.ch/) développé par le Centre Romand d’enseignement à distance, en Suisse, qui vend la solution « Mediaplus » de formation aux logiciels bureautiques… Un autre renvoie à la recherche de formations en lignes(http://persocite.francite.com/autoform/), un troisième à l’éditeur I-Progress, etc. Parmi cela, le site de l’Université de Nantes, et celui du GRAF sont un peu perdus et apparaissent comme des figures étranges.

[8] Un lexique produit par la CFDT et des partenaires européens dans le cadre d’un programme Leonardo est très révélateur à ce sujet…

[9] Ce qui est une traduction littérale du « reflexive practionner » de Schön.