Symposium GRAF, Bordeaux 2002

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Transmettre son expérience de formation ?

 

La réflexion sur la dimension éventuellement formative de l'expérience rencontre à un moment ou à l'autre la question de la transmission de l'expérience. L'expérience se transmet-elle ? La réponse qui nous vient le plus spontanément nous dicte que plus l'expérience est intense et vécue sur un mode très personnel, plus elle serait difficile à transmettre. Le terme de transmission peut lui-même susciter toutes les réserves en raison de sa tonalité impositive. Et l'on sera alors tenté de conclure, sans doute hâtivement, à l'intransmissibilité de l'expérience.

 

Ma question sera plutôt ici : qu'est-ce qui se transmet de l'expérience ? Et mon interrogation porte en particulier sur le rôle du témoignage : qu'est-ce que le témoignage transmet de l'expérience ? Mais aussi : quels sont les processus individuels mais aussi collectifs engagés dans cette transmission ? Ce questionnement me semble utile pour éclairer en particulier ce qui se passe dans des dispositifs d'aide à l'autoformation où les membres du groupe sont amenés à témoigner de leur expérience de formation. J'anime moi-même des dispositifs de ce type à l'Université.

 

« Transmettre » : un terme tabou dans le champ de l'autoformation ?

 

L'origine latine du terme transmittere désigne littéralement l'acte d'envoyer de l'autre côté, indiquant ainsi implicitement tout à la fois la directionalité du mouvement et la traversé d'un espace organisé en « deux côtés ». Dans les usages ultérieurs, le sens commun retient l'idée de la transmission intergénérationnelle d'un bien matériel ou moral. Par extension, on utilise le terme pour désigner l'acte de « faire parvenir un élément physique d'un lieu à un autre », par exemple à propos de la circulation de l'information.

 

Dans le domaine pédagogique, le terme de transmission est très fortement connoté autour de la question de la transmission des savoirs, et implicitement des valeurs, d'une génération à l'autre, comme fondement de l'éducation. Les travaux de Durkheim à ce sujet constituent notre culture commune dans ce domaine. Pour le pédagogue, la question de la transmission des savoirs d'une génération à l'autre se double de la question de la transmission du maître à l'élève dans un contexte où le paradigme constructiviste devient la norme de référence, dans les représentations savantes des chercheurs sinon dans les pratiques pédagogiques. Le terme de « transmission » suscite la moue chez ceux, et ils sont de plus en plus nombreux, qui se réclament de ce paradigme constructiviste, comme si l'analyse des processus de transmission des savoirs et des valeurs devenait sans intérêt, comme si la formation de la personne ne nécessitait pas de se pencher sur ces phénomènes de transmission.

 

À y regarder de plus près, et s'agissant de la transmission de l'expérience, la question ne saurait être ainsi réglée et elle se pose d'ailleurs avec insistance dans certaines situations porteuses d'enjeux éducatifs. Par exemple quand les derniers témoins d'un fait historique vont bientôt disparaître et qu'il s'agit de faire oeuvre de mémoire collective. Dans un autre registre, la nécessité de transmettre son expérience peut s'imposer à la personne comme une nécessité dans le cas d'une expérience hors du commun, d'une « expérience extrême ». La question de la transmission ne se pose pas dans les mêmes termes dans l'un et l'autre exemple.

 

 

 

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Dans le premier cas, l'enjeu est de l'ordre du sentiment de responsabilité individuelle vis-à-vis par exemple des générations à venir quand il s'agit de transmettre à celle-ci, au-delà de l'expérience elle-même, les leçons de celle-ci (par exemple « plus jamais ça ! »). Dans le second cas, faire part de son expérience semble s'imposer pour certains comme une nécessité existentielle, comme si l'expérience ne pouvait avoir de « sens » en dehors de toute attestation par un tiers.

 

Les travaux de recherche menés à propos de la transmission de l'expérience des camps de concentration1 interrogent quant à la nature de ce qui est transmis, qui est déjà de l'ordre de la représentation de l'expérience vécue, élaboration difficile dans sa part d'irreprésentable tant pour le témoin qui doit la mettre en mot que pour ceux qui reçoivent le témoignage, expérience « incroyable » diront certains.

 

Ces écrits attirent aussi l'attention sur les différents registres possibles de la transmission d'une génération à l'autre : transmission inconsciente par exemple à travers des symptômes qui ont presque valeur de témoignage, ou transmission par des médiations complexes (les enfants témoins de ce que se racontent les adultes rescapés à l'occasion de leurs réunions) jeu de la mimesis et des identifications ; transmission à travers des témoignages écrits ou oraux engageant une quête de « reliance » pour reprendre le concept de Marcel Bolle de Bal.

 

Revenons à la transmission de l'expérience de formation dans les dispositifs d'aide à l'autoformation. Une attention particulière est décelable quand un membre du groupe choisit de faire part de son propre itinéraire de formation dans ses différents aspects formels et informels, « expérientiels » et « académiques ». On peut intuitivement faire l'hypothèse que le récit met en intrigue et représente les dilemmes auxquels se trouve confrontés la personne, mais aussi potentiellement les membres du groupe. Ce que transmet la personne peut résonner comme quelque chose de très personnel sans doute, mais aussi de très familier à l'auditoire quand il s'agit pour le groupe de se faire le témoin d'un scénario possible du devenir de chacun de ses membres. Le témoignage relatif à « comment je me suis formé » amorce une rencontre entre cette expérience mise en représentation dans le récit et des expériences individuelles diverses avec lesquelles elle entre en résonance. Il peut être tout à fait utile d'explorer ces processus de plus près.

 

Sur le rôle du témoignage dans la transmission de l'expérience de formation

 

Je me suis intéressée aux enjeux à l'oeuvre dans le fait de témoigner de son expérience il y a de nombreuses années déjà, à l'occasion des enquêtes de terrain que je menais auprès de personnes engagées dans un processus de marginalisation sociale, vivant dans des mondes différents du mien, en milieu populaire notamment. Parmi ces réflexions : du côté du chercheur comme de la personne qui témoigne, le terrain avec ses aléas, ses imprévus, sa part d'improvisation, constitue lui-même une expérience, expérience de la rencontre et de la confrontation problématique à l'autre. Se pose alors la question de la responsabilité du

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1 POLLACK, LEBRETON

 

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chercheur dans ce qu'il retransmet à travers son analyse et ses écrits. Mes réflexions sur le sujet se sont prolongées dans un groupe de recherche sur l'entretien qui a donné lieu à un ouvrage (L'entretien dans les sciences sociales) et quelques années plus tard dans le cadre d'un autre groupe de recherche autour du thème Éthique et épistémologie dans les sciences sociales, groupe qui s'est réuni pendant une dizaine d'année et a produit deux ouvrages.

 

Au fil de cette réflexion, la notion de témoignage, plutôt que celle d'entretien ou de récit de vie, s'est imposée à moi comme étant la mieux appropriée pour rendre compte de quelques aspects qui me semblent tout à fait importants à propos de la transmission de l'expérience en situation de formation, et des effets autoformateurs de cette transmission.

 

J'en résume ici les points qui me semblent essentiels, dont certains sont développés dans des articles antérieurs :

 

      le témoignage est un support tout à fait privilégié de mise en récit, de communication et de socialisation de nos expériences. Le témoignage est une clef de voûte de la « liturgie sociale » qui organise notre vie collective et intègre l'expérience de chacun. Il constitue un moment incontournable de la participation collective aux événements qui ponctuent notre vie ordinaire : guerres, éruption d'un volcan, événements sportifs, etc. On peut remarquer également qu'il accompagne toujours les moments de transition dans la vie des individus : la mise en récit de la vie du marié, du défunt ou de la personne prenant sa retraite a alors une fonction d'accompagnement de la transition ;

 

      la transmission de l'expérience dans le témoignage constitue un acte décisif et un moment charnière du processus d'élaboration de cette expérience. Il s'agit alors d'explorer qui se joue dans ce moment, du point de vue du témoin et du point de vue de celui, personne ou groupe, qui écoute le récit. Cette exploration gagne à ne pas dissocier l'acte du témoignage du dispositif d'accueil de ce témoignage, par exemple un dispositif de formation ;

 

      le témoignage a ses formes canoniques. Dans la tradition judéo-chrétienne, il transmet les récits fondateurs qui racontent l'histoire des commencements : apparitions, miracles, révélations, expériences de conversion, constituent autant d'expériences fondatrices dont témoignent mystiques, apôtres et prophètes, « passeurs ». Sur la scène judiciaire, le témoignage comme « déclaration de ce qu'on a vu, perçu, entendu servant à l'établissement de la vérité » constitue une pièce maîtresse parmi d'autres dans l'établissement de la vérité des faits ;

 

      le témoignage « retravaille » l'expérience vécue et relatée sous une forme le plus couramment très codifiée, qui fait référence à un ailleurs, un autrefois, un avant, une « autre scène », que l'auditoire ne peut qu'imaginer, se représenter.

Transmettre une expérience par le témoignage, c'est d'abord transmettre de l'imaginaire sur cette expérience

 

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      le témoignage a toujours une fonction de « reliance » de l'expérience singulière à un ordre collectif Il me semble très important de ne pas perdre de vue cette dimension de la reliance qui est en jeu dans la transmission de l'expérience. Elle permet de comprendre la fonction potentiellement formatrice du témoignage dans les groupes de formation.

 

Le témoignage permet de « tisser des liens entre l'exceptionnel et l'ordinaire » Il permet sous certaines conditions de relier et mettre en forme l'indicible, l'irreprésentable, l'incommunicable d'une expérience personnelle exceptionnelle à une sensibilité collective2. Il ouvre la singularité d'une histoire à ces résonances collectives. Il a alors une fonction de transmission et d'intégration des événements nouveaux dans des scénarios préexistants. Mais, quand l'événement nouveau est incompatible avec les schémas de représentations de l'auditoire, il contribue aussi à la transformation de ces représentations. Comment ? Quelques pistes:

 

1/ Le témoignage est indissociable de son cadre, du dispositif. Il s'inscrit dans une rencontre entre une personne et un auditoire. Cette rencontre est en général un moment très dense, un moment de présence intense à l'expérience relatée, qui fait référence à un ailleurs.

 

Cette épaisseur de la présence mérite qu'on s'y attarde et Biswanger peut nous aider à saisir ce qui se joue alors, qui est de l'ordre d'un effacement des limites entre le monde propre et le monde environnant, cet effacement étant au coeur du processus de transformation réciproque de la personne et des autres membres du groupe3.

 

2/ Cette présence crée les conditions de la transmission de « quelque chose », de façon largement implicite, par le jeu des identifications et de la mimésis qui constituent très certainement un vecteur puissant de la reprise par les membres du groupe du récit d'expérience. La mimesis met enjeu cette fusion de la personne avec son environnement: « la mimesis constitue un mouvement qui conduit l'homme à se perdre dans son environnement au lieu de s'y imposer »4

 

3/ Ce que nous raconte le témoignage résonne en nous comme quelque chose dont on connaît déjà le scénario dans des formes voisines qui nous sont familières, par exemple le conte. A l'écoute d'un témoignage nous sommes très fortement tentés de rapporter l'expérience relatée à un scénario connu dont le témoignage semble proposer une variation inédite5 comme si cette variation "scénarisaif' un thème qui nous est familier.

 

En d'autres termes, l'expérience vécue comme la plus singulière nous est familière parce qu'elle entre en résonance avec un imaginaire collectif véhiculé dans des récits de formes diverses qui nous sont familiers. C'est pourquoi le témoignage constitue un ressort aux identifications collectives très efficace.

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2 « Le récit du témoin convoque l'espace public comme communauté d'êtres partageant une même sensibilité à certains aspects du monde » (DULONG 1997)

3 BISWANGER, L, 1947, introduction à l'analyse existentielle, Paris, Editions de Minuit.

4 WULF, C., 1999, Anthropologie de l'éducation, Paris, L'harmattan, p.85.

5 BRUNER, J. 1996, L'éducation, entrée dans la culture, Genève, Ed. Georg Eshel.