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Que
faire de son expérience ? Peut-on formaliser les acquis de
l’expérience ? Pour en faire quoi ? Comment peut-on articuler
expérience et formation ? Comment dépasser la recherche rationnelle d’une
plus grande efficacité dans l’action ?
Retour sur le Cycle de Kolb
La démarche donne sens à la méthode
par la précision du rapport à soi, à l’autre, au temps.
Alexandre Lhotellier
Selon Kolb, l'apprentissage expérientiel est un processus
par lequel des connaissances sont créées à partir d'une transformation de
l'expérience. Ces connaissances nouvelles résultent de la saisie (préhension)
de l'expérience et de sa transformation. Puisqu'il y a, dans le modèle de
Kolb, deux modes de préhension et deux de transformation, il en résulte quatre
formes élémentaires de connaissance, qui se situent aux croisements des
éléments (voir le tableau) : il en résulte aussi quatre dimensions qui
définissent quatre styles d'apprentissage différents, ce qui a amené Kolb à
construire un inventaire des styles d'apprentissage.
Cycle |
Saisie(1) |
Transformation(2) |
Saisie(3) |
Transformation(4) |
Mode
d’apprentissage |
Appréhension |
Intention |
Compréhension |
Extension |
Style
d’apprentissage |
Expérience
concrète |
Observation
réfléchie |
Compréhension
abstraite |
Expérimentation
active |
L'inventaire
des styles d'apprentissage de Kolb permet d'identifier les forces et les
faiblesses d'un apprenant, à partir des étapes du cycle d'apprentissage auxquelles
il consacre le plus d'énergie. Un tel inventaire contribue à mieux comprendre ‑
et, de là, peut-être à revaloriser ‑ l'apport de l'expérience concrète
dans l'apprentissage. (Courtois, Pineau, 1991)
Deux reproches sont faits au cycle de Kolb qui ferait
la part trop belle à la recherche d’efficacité : il ne permettrait pas de
donner du sens à l’expérience par manque d’historicité (M. Finger) et il
n’amènerait pas à remettre en cause les « allants de soi » cognitifs,
affectifs et sociaux (J. Dumazedier). Mais pourquoi faudrait-il opposer des
approches complémentaires
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au risque de les caricaturées pour mieux convaincre
de la supériorité de l’une sur l’autre (travers déjà dénoncé par J.
Dewey) ? Il semble préférable d’étudier les tensions que révèlent ces
approches pour mettre en évidence leurs forces et leurs faiblesses, comme le
propose Dewey « L'Humanité aime à penser par contrastes. Volontiers, elle
donne à ses croyances la forme d'une alternative sans apercevoir jamais les
intermédiaires. Même si elle vient, dans la pratique, à reconnaître qu'elle ne
peut recourir aux extrêmes, elle continue de penser qu'ils demeurent
théoriquement valables. La philosophie de l'éducation ne fait pas exception à
cette règle ».
Ainsi, M. Finger fait abstraction de la notion de
style d’apprentissage, partie intégrante du cycle de Kolb, et critique ce cycle
d’après l’usage qu’en fait P. Jarvis. En ne faisant pas une distinction
suffisante entre le temps long du processus de formation (se donner une forme)
et les temps plus court des processus mis en œuvre dans des actions de
formation (saisir l’expérience pour la transformer en connaissances
réutilisables), M. Finger s’empêche de voir ce que la démarche préconisée par
Kolb peut apporter à la démarche des histoires de vie.
Si
Kolb fait bien la distinction entre la « préhension des caractéristiques
tangibles et ressenties de l'expérience immédiate » et les
« représentations mentales de celle-ci », il ne parle pas des filtres
qui faussent nos ressenties ni des influences qui sont à l’origine de nos
représentations. C’est tout l’intérêt des démarches de Mezirow, de Dumazedier
(l’entraînement mental) ou d’Argyris de montrer qu’il est possible de
travailler sur la raison de nos croyances en développant une pensée critique.
L’expérience devient intéressante quand elle pose
problème comme le souligne Dewey dans Comment nous pensons ? :
Qu'est-ce donc, en effet, que l'acte de penser ? C'est l'acte qui résulte
de « l'examen prolongé et précis d'une croyance donnée ou d'une forme
hypothétique de connaissances, examen effectué à la lumière des arguments
appuyant celles-ci, et des conclusions auxquelles elles aboutissent ». A
l'encontre d'une pensée errante qui s'effiloche dans la rêverie ou qui, entre
deux mouvements inconscients, ne jette une lueur que pour s'évanouir, la pensée
réfléchie ou, dit Dewey, « instrumentale », est réglée sur sa fin. Surgie d'un
état de confusion et de doute consécutif à l'obstacle, elle suscite des
associations et suggestions orientées, impose la suspension active du jugement,
c'est-à-dire l'exploration, l'investigation, la mise à l'épreuve des
représentations et des faits tenus pour valables et, de ce contrôle serré,
dégage une conclusion à son tour testée par le but. « Le problème délimite le
but et la pensée contrôle le processus de l’acte de penser » (Habermas, 1987).
En d'autres termes, pour penser, il importe de lutter contre un obstacle, de
le circonscrire et de poursuivre systématiquement la recherche jusqu'à ce que
les conclusions qu'on en tire permettent le réajustement de l'expérience
momentanément suspendue. Ajoutons encore que l'acte de penser ne peut pas être
isolé du langage. Non qu'il s'identifie à lui, mais parce que, sans lui, il est
impossible. Il emprunte symboles et signes, c'est-à-dire langage, et les choses
elles-mêmes ne sont intéressantes qu'autant qu'elles sont perçues comme
signes. »
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Dans Penser la Formation, Michel Fabre
rappelle la dualité de la tradition apparemment antagoniste : pragmatisme
opposé à herméneutique. Il serait préférable de parler de tension. En effet,
comment pourrait-on réfléchir sur son expérience pour rendre plus efficace ses
actions sans chercher à donner du sens à nos actions ? De même, est-il
possible de réfléchir sur son parcours de vie pour lui donner du sens sans
induire des changements dans sa manière de faire ?
Une
approche tri polaire peut aider à dépasser cette dualité comme le propose
Habermas et Mezirow. Ces trois pôles sont :
·
L’agir instrumental
concernant le cadre « naturel »
·
L’agir communicationnel
concernant le cadre « social »
·
La relation au pouvoir
concernant le cadre des « normes »
Le premier, plus prescriptif, permet d’identifier des
relations de causes à effets par une approche raisonnée, dans un but
d’efficacité (expérience dans l’action).
Le second, plus descriptif, permet de rechercher la
vérité en construisant un consensus par le dialogue critique où l’affect rentre
en ligne de compte (expérience des autres).
Le dernier, plus normatif, interroge la tradition et
ses normes par la réflexion critique dans un but de maîtrise des codes sociaux
pour vivre ensemble (expérience de la société).
Mais
ce qui manque à cette approche, c’est une mise en perspective historique
nécessaire pour expliciter les bifurcations qui jalonnent le parcours formatif
d’une personne tout au long de sa vie.
L’accélération
du développement des techniques dans nos sociétés « modernes »,
poussent à privilégier, dans les activités de formations, l’agir instrumental
au détriment des autres pôles en espérant obtenir une meilleure efficacité à
court terme.
L’approche préconisée par Argyris illustre l’intérêt
de dépasser un premier niveau d’explication, par un analyse réflexive de nos
comportements, pour expliciter les ressorts cachés de nos expériences.
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D’après Argyris, il existe deux théories d’action :
celles qu’affichent les individus et qui englobent leurs croyances,
leurs attitudes et leurs valeurs et, celles qu’ils utilisent en réalité,
leurs théories d’usage.
« Toute pratique qui évite aux membres d’une
organisation d’éprouver un embarras ou de ressentir une menace
empêche d’en découvrir les causes » donc d’apprendre : si vous
rencontrez embarras ou menaces, esquivez la difficulté et dissimulez l’esquive.
C’est un frein à la mise en œuvre de la démarche auto réflexive qui demande
qu’embarras et menaces soient affrontés et discutés pour favoriser et
rendre durable un apprentissage en double boucle par une redéfinition des valeurs :
Faire des choix informés ; Disposer d’une
information valide ; Contrôler la mise en œuvre pour repérer et corriger
les erreurs, consiste à défendre,
évaluer, attribuer avec illustration, confrontation, test (Modèle d’usage de type II), alors que :
Réaliser un objectif ; Maximiser les gains et minimiser les pertes :
Eliminer les émotions et sentiments négatifs ; Adopter une conduite
rationnelle, consiste à défendre ses positions, évaluer les pensées et
les actions d’autrui et de soi, assigner des causes à tout ce que l’on essaye
de comprendre sans en vérifier les prémisses (Modèle d’usage de type I).
L’adoption du modèle de type II permet ainsi une réduction
des comportements défensifs, une interruption des processus auto justificateurs
et auto réalisateurs ainsi que des erreurs en cascade.
« Quand un individu utilise un raisonnement
constructif, il fournit des données assez directement observables permettant
d’appréhender les fondements de la question soumise à son inférence, il rend
toutes les inférence explicites et établit des conclusions de façon que les
autres puissent tenter de les réfuter. » C’est le Modèle d’usage de type
II qui permet de dépasser le statu quo.
« L’échelle
d’inférence
1. Un individu commence par faire l’expérience de
certaines données assez directement observables, une conversation par exemple.
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2. L’individu effectue alors des inférences quant aux
significations véhiculées par les mots.
3. Ensuite, il donne un sens aux actions que l’autre
personne, selon lui, envisage. Par exemple, il peut lui attribuer des
motifs ou des causes. Ou bien, il peut les évaluer, les trouver efficaces ou
non.
4. Finalement, ces attributions ou ces évaluations sont
révélatrices de sa théorie d’usage en matière d’action efficace. »
« Il existe deux types de théories
d’action : les théories professées, dont les gens rendent compte ou
qu’ils décrivent, et les théories d’usage que les gens utilisent en fait
pour élaborer et mettre en œuvre leurs actions. La plupart des gens ont la même
théorie d’usage : c’est le Modèle I. Dans toute organisation (ou tout
contexte), l’emploi du Modèle I mène à la création de systèmes
d’apprentissage restreint, tels que les routines organisationnelles
défensives. Une fois celles-ci en place, elles consolident et renforcent
l’utilisation des théories d’usage de Modèle I. »
Une théorie d’usage d’un autre type, de Modèle II,
peut aider les organisations à venir à
bout des systèmes d’apprentissage restreint en mettant en évidence la causalité
schématique et en modifiant les causes et le schéma. Cette stratégie
d’intervention repose sur le concept de causalité intentionnelle. L’hypothèse
est que les schémas, les configurations sont engendrés par les intentions que
les êtres humains ont dans leur tête et par celles incorporées dans les schémas
de fonctionnement, une fois ces derniers en place, les unes renforçant les autres.
Pour
approfondir la notion d’expérience et ses différentes facettes, il semble utile
de distinguer trois phases dans l’exploration :
· L’expérience « immédiate »
o Interagir avec son environnement
o La perception sensorielle, la subjectivité
o Les émotions
o Le vécu : vivre l’expérience, être
o L’action : anticipation des événements
o L’acte : l’imprévu, le risque, l’étonnement
o La transformation de soi par l’action
o L’expérience intime : la méditation, etc.
o L’expérience de soi : les épreuves
o L’expérimentation : intentionalité de l’action
o L’agir pensé : faire consciemment
o Expériences de vie sociale
o Expérience de vie professionnelle
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· L’expérience « stoppée » (arrêt sur image)
o La réflexivité
·
Le questionnement
·
La conscientisation
·
L’objectivation
·
L’évaluation
o Le dialogue social : dimension communication
·
Apprendre des autres
·
La distance proximale
·
Verbaliser/mettre en
mot
·
Vérifier par consensus
provisoire
o Apprendre : construire du sens
·
Sur soi
·
Par soi
·
Le conflit cognitif
·
L’angoisse de connaître
o Ré-interroger les « allant de soi » :
dimension critique
·
Présupposés
·
Normes
·
Valeurs
·
Relations aux Pouvoirs
· L’expérience «continuée »
o Formaliser : dimension historique
·
Intégrer les
expériences antérieures
·
Expliciter/rédiger
·
Raconter son Histoire
de vie
·
Valider ses acquis
o Témoigner/restituer : dimension collective
·
Coopérer
·
Ruser (la métis)
o Transmettre : dimension éducative
·
Observer (apprentissage
vicariant)
·
Echanger
·
S’entraîner/répéter
·
Développer les
compétences
o Contribuer à la transformation sociale :
dimension politique
·
Participer
·
S’émanciper
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« Penser que nous partageons des expériences est
une illusion. Nos expériences ne sont jamais communes, mais toujours divisées,
même si chacun, dans son cœur, cherche toujours à en franchir les frontières,
que ce soit sur le plan amoureux, familial ou social. » David Berlinski
auteur de "La vie rêvée des maths" aux éditions Saint-Simon.
L’histoire de Galilée illustre bien le rôle de la
société dans la diffusion des résultats de l’expérience. Soixante-dix ans après
Copernic et malgré ses démonstrations reposant sur des expériences rigoureuses,
Galilée a dû renier ses thèses qui n’étaient toujours pas recevables par le
pouvoir en place.
La prise en compte de l’expérience par une démarche
réflexive est une nécessité dans chacune des dimensions de l’autoformation. Au
niveau cognitif pour comprendre comment nous pensons, au niveau éducatif pour
comprendre comment nos apprenons, au niveau social pour comprendre comment nous
agissons, au niveau existentiel pour comprendre pourquoi nous agissons. Les
auteurs cités donnent un éclairage particulier sur l’apport de l’expérience
dans nos processus de formation. Au lieu de subir les pressions qui cherchent à
nous former, ces auteurs peuvent nous aider à mieux maîtriser la construction
de notre forme tout au long de notre vie en nous faisant prendre conscience de
ces différentes pressions pour mieux les détournées à notre profit et à celui
de la collectivité.
1. Argyris C., Savoir pour agir, Dunod, 2000
2. Cherqui I., Validation des acquis de l'expérience
et universités : quel avenir ?, L’Harmattan, 2001
3. Courtois B., Pineau G., La Formation
expérientielle des adultes, La Documentation française, 1991
4.
Dewey J., Experience and Education, Touchstone Book, 1939, 1997,
91p.
5. Dubet F., Sociologie de l’expérience, Seuil,
1994
6. Education Permanente n°100/101, Apprendre par
l'expérience, décembre 1989
7. Fabre M., Penser la formation, PUF, 1994
8. Habermas J., Théorie de l’agir communicationnel,
Fayard, 1987
9. Imbert F., Pour une praxis pédagogique,
Matrice, 1985
10. Kolb D., Experiental
Learning : experience as the source of learning and development, Prentice
Hall, 1984
11. Lhotellier A., Tenir conseil. Délibérer pour agir,
Seli Arslam, 2001-11-10
12. Mezirow J., Penser son Expérience. Développer
l'autoformation, Chronique sociale, 2001, 265p.
13. Petitmangin C., L’expérience intuitive, L’Harmattan,
2001
14. Varela F., L’Inscription corporelle de l'esprit,
Seuil, 1993
15. Verrier C., De la scolastique à l'expérience,
document interne, 2001
16. Vygotski Lev, Pensée et langage, La dispute,
1997