Symposium GRAF Bordeaux Mai 2002

Patrice Leguy – P. 1

 

Formateur et consultant chercheur dans le domaine de la formation et du travail, je suis doctorant en sciences de l'éducation (Tours, dir., Gaston Pineau ). Dans la galaxie, je suis plus particulièrement sensible à « l'attraction » de la planète centrée sur l'autoformation dans une perspective existentielle et expérientielle mais sans exclure bien au contraire « les mises en orbites » opportunes autour d'autres champs gravitationnels. Mes recherches en cours portent d'une part sur l'analyse des transitions socioprofessionnelles des populations dites « les plus éloignées de l'emploi » en particulier lors de période de retour à l'emploi ou dans des situations de reconnaissance et de validation des acquis de l'expérience et d'autre part sur la transmission des savoirs intergénérationnel et la professionnalisation permanente à travers la culture de l'oeuvre envisagée conjointement comme objet technique et esthétique. Cette contribution tente de présenter quelques résultats de ma recherche engagée dans le cadre du doctorat.

 

Le chef-d'oeuvre, une expérience existentielle entre travail et formation

 

Patrice Leguy

 

Aujourd'hui, la formation déborde du cadre professionnel et s'étend à l'ensemble de la vie de l'adulte dans une dimension temporelle. « L'univers de la formation est en train de se transformer en formation continue, c'est-à-dire tout au long de la vie et non plus à la fin des études [ ... ] ». Pierre Caspar (2000, p. 77). La formation s'inscrit aussi dans de nouveaux rythmes alternatifs. Au période prédéterminée basées sur des étapes successives éducation travail retraite succède des étapes juxtaposées, plus ou moins bien alternées entre travail, formation, chômage, non activité volontaire. Avec la métamorphose de l'emploi, on voit émerger de nouvelles formes alternances entre travail et formation. L'adulte plus ou moins immature face à ces nouvelles situations doit en permanence agir, interagir pour maintenir une certaine stabilité personnelle et professionnelle dans un environnement mouvant. Ces nouvelles configurations, qui voient se désynchroniser les systèmes personnels temporels face aux systèmes sociaux et institutionnels donneurs de temps, laissent les adultes dans des conflits conatifs et cognitifs débouchant sur des situations d'errance et de « désoeuvrement » entendu comme une « séparation de sujet de l'homme en lui interdisant de jouer son rôle dans le renouvellement et la transmission du patrimoine des générations, privant d'adresse et de destinataire son activité subjective; le dispensant, contre son gré, de s'acquitter des devoirs grâce auxquels il pourrait s'assurer qu'il n'est pas superflu »( Clot (Y) 2000, p.73, La fonction psychologique du travail).

 

Face à l'éclatement des formes instituées du travail et de la formation et de leurs rapports, nous sommes à la recherche de nouveaux modèles qui alternent travail et formation dans une temporalité prenant en compte la formation permanente des personnes, entre développement personnel et professionnalisation, et leur offrant les moyens de maintenir leur autonomie.

 

Symposium GRAF Bordeaux Mai 2002

Patrice Leguy – P. 2

 

1. Le chef œuvre, une expérience entre pragmatique et herméneutique

 

Pour explorer comment l'adulte effectue la conquête de son temps, prend en main son pouvoir de formation, dans l'alternance travail-formation, nous nous sommes mis en quête de pratique qui articule formation professionnelle et formation personnelle. Nous avons choisi de nous intéresser aux pratiques de chef-d'oeuvre développée de manière informelles ou expérientielles par certains ouvriers et artisans de PME-PMI. La majorité des salariés de ces secteurs, à défaut de pouvoir bénéficier d'actions de formation spécifiques, pour maintenir leur emploi et la survie de leur métier, développent des stratégies d'apprentissage informelles à travers des pratiques d'autoformation non seulement en situation de travail mais également, dans les champs de leur vie sociale et extraprofessionnelle. (Desforge, ) , (Trivière, ), (Gorz ). Cheminer « vers l'oeuvre de formation » signifie pour Bernard Honoré que les pratiques de formation ne peuvent plus se réduire à un arraisonnement technique qui consacre l'impérialisme de l'expérience au sens scientifique et technologique et évacue l'expérience au sens de l'épreuve dont la Bildung constitue la référence . Elle promeut selon Galvani une herméneutique instaurative pour le sujet. Par conséquent, au delà d'une approche pragmatique de l'expérience, c'est-à-dire d'une performance professionnelle comprise comme méthode de résolution de problème consacrant le culte de la réussite technique et héroïque personnelle. Nous faisons l'hypothèse de travail, que ces artisans cultivent aussi « des Arts de faire » au quotidien (de Certeau,81), un « art de l'existence », par lequel il faut entendre des pratiques réfléchies et volontaires par lesquelles les hommes , non seulement se fixent des règles de conduite, mais cherchent à se transformer eux-même, à se modifier dans leur être singulier et à faire de leur vie une oeuvre (Foucault M .,1984, p.12). « Se mettre à l'oeuvre » nous semble relever aussi d'un mouvement herméneutique, d'une Bildung de soi prenant ses racines dans le régime nocturne de la formation, autrement dit d'une tentative d'autoformation entendue comme une mise en forme et une mise en sens de son existence . Pour Michel Fabre le chef-d'œuvre, l'oeuvre d'art fournit le paradigme de la formation expérientielle. En elle-même, la formation est l'accomplissement de l'oeuvre. Elle est le mouvement de vérité comme dévoilement. (Penser la formation, 1994, p.227)

 

2. Proposition d'un modèle d'analyse de l'autoformation existentielle à partir d'une expérience de vie.

 

Le chef-d'oeuvre constitue-t-il une forme possible d'autoformation existentielle ?

 

Plus précisément, il nous semble que la situation de production du chef-d'oeuvre dans une situation transitionnelle entraîne un processus de formation expérientiel qui relève d'un modèle initiatique de formation existentiel.

 

Pour étudier le processus de formation expérientielle, nous avons choisi de l'appréhender sur la base de trois cadres d'analyses complémentaires.

 

Premièrement, sur un temps long de l'existence, en situant cette expérience dans le cours de la vie de chacun des sujets rencontrés. Deuxièmement, sur un temps plus court à partir d'une approche anthropologique de la formation et des transitions en analysant les interactions entre les pôles du modèle tripolaire dans l'espace-temps de cette transition ou fragment de vie. Enfin, troisièmement sur l'analyse du sens de l'expérience vécu pour le sujet entre pragmatique et herméneutique selon trois niveau de sens à partir des récit de formation réalisés quelque années après la réalisation de l'oeuvre.

 

Dans la perspective du symposium, nous avons choisi de développer les deux premiers cadres dans chaque approche qui tente d'analyser entre autre les rythmes sous-jacents au processus de formation.

 

2.1 Parcours de vie et expérience du chef‑d'oeuvre

 

Sur le temps long, nous nous sommes interrogé sur la place de cette expérience dans le parcours de vie à partir de la question suivante : Quel sont les fondements subjectifs de cet engagement en formation ?

 

Symposium GRAF Bordeaux Mai 2002

Patrice Leguy – P. 3

 

Danielle Riverin‑Simard nous a appris qu'il existe une structure sous-jacente au parcours de vie discontinus des adultes autrement dit un souterrain au tout terrain ? Deux lois du modèle « bio‑conatif » des étapes de vie au travail peuvent nous permettre de comprendre dans quel posture se situe les adultes selon leur avancée en age. ,

 

Une des lois postule que les adultes alternent environ tout les cinq ans entre des périodes ou étapes de questionnement tout au long de leur vie au travail. Les unes plus centrées sur des problèmes d'avenir personnel et de finalités professionnelles à dimension existentielle (les méta finalités) par exemple, la trentaine est caractérisée par la recherche d'un chemin prometteur, les 45 ans par la quête du fil conducteur de son histoire. Les autres formes de questionnement (les méta-modalités) portent sur les choix d'activités socioprofessionnels compatibles avec ses aspirations. Ce sont des interrogations portant sur la meilleure tactique pour acquérir des savoir-faire et des compétences professionnelles afin de réussir dans un nouvel emploi par exemple.

 

Une autre loi proposée postule que les adultes à partir de ces périodes de questionnements vont adopter des attitudes adaptatives ou créatives de leur histoire de vie personnelle, collective ou cosmique..

 

Par conséquent, il s'agit de rechercher à quel moment du parcours de vie se situe la réalisation du chef-d'oeuvre. L'hypothèse de travail retenue est que le moment de l'oeuvre s'inscrit dans une période de questionnement existentielle et d'attitude créative de son histoire pour le sujet.

 

2.2 Approche anthropo-formative de l'expérience du chef oeuvre

 

Il s'agit donc de s'intéresser à la trans‑formation expérientielle de la personne qui crée un chef d'oeuvre Pour approcher la situation de production du chef-d'oeuvre nous avons travaillé sur la base de deux cadres conceptuels que nous avons croisé.

 

Le premier cadre d'analyse est celui d'une approche anthropo-formative de la formation à l'aide de la théorie tripolaire développé par Gaston Pineau. Pour tenter d'appréhender l'expérience formatrice, Gaston Pineau a « forgé » trois outils, les concepts d'auto‑, d'éco‑ et de co‑formation. Le pôle de l'auto désignant le soi ; le pôle hétéro‑ ou co‑ les autres et le pôle éco‑ les choses. L'autoformation se caractérise par l'enchevêtrement de la réflexivité et de l'interaction entre la personne et son environnement (Galvani, 1997).

 

D'ailleurs ce qui permet à la personne de s'autonomiser se sont les processus de rétroaction : rétroaction de soi sur soi, ou mouvement de subjectivation, rétroaction sur l'environnement social (mouvement de socialisation) et rétroaction sur l'environnement physique (écologisation) ; c'est bien dans le mouvement de prise de conscience sur les déterminismes sociaux, par exemple, et de réaction sur ceux-ci afin de changer le rapport de force que s'exprime la prise en main de soi par soi. Ces trois dynamiques d'autoformation sont des processus de prise de conscience et de rétroaction de l'auto sur lui-même et sur ses interactions avec l'environnement physique et social. La formation de la personne peut alors être définie comme l'histoire des couplages structurels (ou interactions d'un être avec son environnement physique et social (Galvani, 1997). Ce sont ces couplages structurels qui mettent en forme la personne. Celle-ci est l'émergence (morphogenèse) et la transformation (métamorphose) des formes la structurant dans son interaction avec l'environnement tout au long de sa vie.

 

On peut alors s'interroger sur l'origine de la morphogenèse et du déséquilibre du champ de forces entre les polarités, mais aussi sur la métamorphose du sujet dans le temps et donc de sa formation. Comment les champs de force interagissent ‑ ils entre eux dans le temps. Par conséquent qu'en est-il de cette matrice tripolaire sur des temps plus long, les étapes de la vie ou sur des temps plus court, l'expérience de l'œuvre, par exemple. Comment s'effectuent les métamorphoses et les morphogenèses dans des temps longs et des temps courts ? Selon quels rythmes s'effectuent ces formations permanentes ?

 

Symposium GRAF Bordeaux Mai 2002

Patrice Leguy – P. 4

 

Le second cadre envisage le moment de l'oeuvre sur le plan temporel comme un passage expérientiel. Cette expérience de l'oeuvre, peut être comprise en trois moment ou selon trois rythme avec le concept anthropologique de liminalité. La notion de liminalité apparaît d'abord chez Turner et chez Van Gennep pour illustrer les rites de passage dans les sociétés : la phase de séparation, la phase de liminalité et la phase de réintégration. Le mot liminalité a pour origine le mot latin « limen » qui signifie seuil, le seuil de la porte, l'entrée. Or à quoi sert un seuil ? A départager l'espace : ici et là, en créant un nouvel espace. Le seuil est ce qu'il faut franchir pour passer d'ici à là. Quand on est sur le seuil, on n'est plus ici et on n'est pas encore là. On est entre les deux. On est dans l'entre-deux. Les Américains disent betwixt-between. [...] Le seuil désigne donc une aire frontière qui chevauche les terminaisons et les commencements (Houde 1986, p. 151).

 

Phases de la situation transitionnelle de la réalisation d'une oeuvre

 

(dans le cadre du concours MOF)

 

Seuil de liminalité                        Seuil de liminalité
ou de rupture                              ou de rupture

Date d’inscription au concours

 

 

 

Durée de réalisation du concours (24 mois)

<------------------------------------->

 

Période des remise et de dévoilement de l’œuvre

 

 

Phase 1 : enseignement dans une situation transitionnelle

 

Phase 2 : situation transitionnelle ou aire intermédiaire d’expérience

Phase 3 : intégration de l’expérience

 

 

Symposium GRAF Bordeaux Mai 2002

Patrice Leguy – P. 5

 

Il s'agit d'explorer comment se construit la personne cette espace eco-socio-temporel à partir d'une rythmanalyse du processus de formation. Nous proposons la notion de « rythmomorphogénèse » L'hypothèse de travail retenue ici est que les interactions entre les pôles, ne s'effectue pas au même moment et avec la même intensité lors du processus expérientiel. Il y aurait des moments d'actualisation forte de certain rapport, par exemple auto-éco si l'on pense au rapport de l'artisan avec la matière et, dans le même temps une mise en potentialisation du rapport avec les autres polarités.

 

La dynamique des polarités : actualisation et potentialisation.

 

Chaque pôle représente une force d'attraction-répulsion qui constitue un champ de tension, un entre deux hyper actif d'action, d'interaction et de transactions entre les pôles. Notre interrogation porte sur la dynamique de tension des polarités entre elles. On peut faire l'hypothèse qu'à certain moment les pôles hétéro ou éco n'ont pas la même importance et surtout n'agissent pas de manière simultanée dans le processus de prise de forme de la personne. Alors qu'en est-il de la dynamique des polarités dans le temps ? Le modèle triadique de Gaston Pineau envisage les jonctions terme à terme entre le sujet et autrui, ou entre le sujet et les objets, les éléments ou les phénomènes qui affectent notre vie à la limite du biologique. Mais il nous semble que dans ce modèle dynamique aucune interaction à partir du pôle auto entre les deux composantes du modèle ne peut être envisagée sans faire intervenir un troisième terme, c'est-à-dire sans faire intervenir la totalité du modèle soit de manière déséquilibrée soit de manière harmonieuse. Il y a là une dynamique qui s'inscrit dans un système complexe d'actualisation et de potentialisation des polarités qu'il convient d'explorer plus attentivement. Dans cette recherche sur le plan théorique, nous pouvons donc présenter et examiner successivement de quelles façons les termes du schéma tripolaire s'articulent deux à deux sous la forme d'une actualisation, le troisième terme étant toujours présent sous la forme d'une potentialisation.

 

Symposium GRAF Bordeaux Mai 2002

Patrice Leguy – P. 6

 

Grille d’analyse anthropo-formative des phases de trans-formation expérientielle

 

Actualisation des polarités

 

Potentialisation des polarités

 

Hypothèses de travail des interactions entre les polarités

Rythme antrhopologique

 

 

 

Avant la période de la réalisation de l’œuvre

 

                  AUTO

                    /

                /

HETERO                     ECO

Temps 1

 

Engagement dans la situation transitionnelle

 

 

 

 

Pendant la période de la réalisation de l’œuvre

 

                  AUTO

                            \

                                 \

HETERO                     ECO

Temps 2

 

Situation transitionnelle ou aire intermédiaire d’expérience

 

 

 

Après la période de la réalisation de l’œuvre

 

                  AUTO

                    /      \

               /                 \

HETERO -------------- ECO

Temps 3

 

Intégration de l’expérience

 

 

 

3. Quelques éléments d'analyse

 

Compte tenu de l'avancée des travaux , je propose quelques pistes qui me semble intéressante.

 

3.1 L'oeuvre comme point remarquable de l'existence

 

Les résultats obtenus après l'analyse des bioscopies construites à partir des récits de formation réalisés avec trois sujets montrent que chacune des personnes rencontrées à décider de s'engager dans le concours de MOF lors d'une période de questionnement de type méta finalités et ceci quelque soit son âge. Ce qui semble majeur à la lumière des trois récits de chacun des meilleurs ouvriers de France, c'est la possibilité pour chacun d'entre eux de « s'offrir un espace d'expression et de réalisation de soi ». Ce premier geste peut être regardée comme le prise en main de son pouvoir d'agir ou de mise en oeuvre de fonction ou attitudes créatives. Car rappelons que Les fonctions ou attitudes créatives, visent à affirmer son autonomie individuelle, à aller de l’avant ou à l'encontre du cours naturel des choses ou des systèmes. Elles forcent l'individu à utiliser toutes les ressources personnelles afin d'assurer le développement des aspirations et besoins ainsi que l'actualisations des habiletés, compétences et intérêts professionnels. (… )

 

Symposium GRAF Bordeaux Mai 2002

Patrice Leguy – P. 7

 

Elles rejoignent de très près les notions d'actualisation, de réalisation ou d'assertion de soi qui sont le postulat de plusieurs écoles de pensée dont la célèbre école de psychologie humaniste (1990, p 40). Pour chacun des sujets, la production du chef-d'oeuvre une oeuvre matérialise et concrétise une période créative de son parcours de vie au travail. Cette période procède pour chacun des sujets rencontrés à une volonté de vivre de manière plus ou moins consciente un espace/temps de réalisation de soi dans le cours de son parcours de vie. L'expérience du chef-d'oeuvre représente un espace temps dans le parcours de vie que nous nommons à la suite de Georges Simondon (1989) comme Point remarquable de l'existence. Il y a dans la vie humaine un certain nombre de moments particuliers, rayonnants, se distinguant des autres, qui appellent l'oeuvre. L'oeuvre, résultat de cette exigence de création, de cette sensibilité aux lieux et aux moments d'exception, ne copie pas le monde ou l'homme, mais les prolonge et s'insère en eux. Même si elle est détachée l'oeuvre esthétique ne vient pas d'une rupture de l'univers ou du temps vital de l'homme ;elle vient en plus de la réalité déjà donnée, lui apportant des structures construites, mais construites sur des fondations faisant partie du réel insérés dans le monde. Ainsi, l'oeuvre esthétique fait bourgeonner l'univers, le prolonge, constituant un réseau d'oeuvres c'est-à-dire des réalités d'exceptions, rayonnantes, de points clés d'un univers à la fois humain et naturel. (p184) La réalisation du chef-d'oeuvre concrétise ce moment particulier de l'existence. Il établit un lien majeur entre point remarquable et l'esthétique car selon lui « le caractère esthétique d'un acte ou d'une chose est sa fonction de totalité, son existence à la fois objective et subjective, comme point remarquable ».

 

Si les adultes décide de s'engager dans la réalisation d'une oeuvre lors d'une étape de vie mobilisée de manière plus appuyée sur des préoccupations plus centrées sur les finalités de son existence professionnelle débouchant sur une volonté affirmée de créer ou d'infléchir sur son histoire personnelle ou collective, en quoi cette expérience est-elle trans-formatrice ? Comment la réalisation d'un chef-d'oeuvre permet de s'approprier son pouvoir de formation.

 

3.2 Vers un modèle initiatique

Nous constatons que le métabolisme de l'expérience s'effectue sur la base de processus initiatique :

 

·       Un déséquilibre morphogénétique de nature hétéro-auto produit par le besoin de reconnaissance.

C'est le temps des questionnements de nature existentielles mais aussi des décisions. Il s'effectue dans un rapport aux autres (prise de l'avis des partenaires professionnels, échange avec le conjoint sur l'implication des choix, négociation de temps .... ) et dans un rapport à soi (période de réflexion sur les choix possibles avant la prise de décision). Dans cette période, le sujet initie un mouvement personnel. Il prend l'initiative.

 

·       la liminalité : l'expérience initiatique de la matière

Cette période se caractérise par l'intensification des rapports du sujet à la matière et au chef-d'oeuvre naissant. Ce sont par conséquent le pôle auto et le pôle éco‑ qui sont principalement en interactions. Pour chacun des récits c’est le pôle éco‑ qui est caractérisé par le rapport que chacun des artisans entretient avec la matière. Il s'agit d'une éco‑formation formation à l'oeuvre. Voyons comment s'effectue ce rapport à la matière. Ce rapport à la matière est présent pour les trois sujets. Il se caractérise de manières différentes pour chacun. Pour Michel, il s'agit de comprendre la, matière qu'est le cuir par analogie avec le bois. Pour Pierrette, le rapport à la matière est associé au plaisir et à une dimension esthétique centrale dans la production de l'oeuvre. Alain représente le cas le plus heuristique d'une transformation des dépendances vis-à-vis de la matière en force autonomisante pour soi lorsqu'il dit a un moment du récit « la soudure c'est mon écriture. Au travers de cette écriture, c'est presque l'amour, ce sont des sentiments, des émotions qui transparaissent au travers de l'oeuvre ! La matière en n'est que le support et quel support pour exprimer une émotion ! Si on se bat et se dire : la matière, il faut que je la cintre et que je fasse ... cela ne va pas ! Ce n'est plus une oeuvre, c'est une pièce banale ! Il faut qu'il y ait harmonie entre la matière, encore une fois, et le créateur! »(Alain meilleur ouvrier de France en Génie climatique)

 

Symposium GRAF Bordeaux Mai 2002

Patrice Leguy – P. 8

 

Son expérience, au sens d'épreuve nous montre comment il a su transformer sa relation à la matière. Comment il est passé d'une épreuve de force à un rapport harmonique avec la matière et avec l'oeuvre. Dans cette épreuve avec la matière ce n'est pas l'homme qui domine et impose sa loi par la force, l’exemple d'Alain est significatif sur ce point. Dans ce corps à corps dangereux avec le monde et la matière, il risque l'efficacité de son action d'homme, s'il faiblit ou se révèle inférieur. Si la nature hostile ne se laisse pas vaincre, l'homme ne peut devenir adulte complet, car un fossé s'est creusé entre la nature et lui; l'épreuve est un envoûtement de l'être technique pour toute la vie. Elle est une opération qui crée l'obéissance de la matière à un homme qui est devenu son maître car il a réussi à la dompter (…) Cette épreuve avec la matière n'est pas un passage d'examen. Dans cette résistance du réel dans laquelle l'homme construit son habilité technique, elle est marque de la puissance de son style au travail. Comme nous le dit Georges Simondon : Dans l'épreuve une loi du tout ou rien se manifeste l'homme et le monde s'y transforme; une union asymétrique s'y institue ; on ne doit pas dire que l'épreuve manifeste le courage ou l'habileté comme un pur examen, l'épreuve crée ces qualités qui sont issues de la confrontation de l'homme et de la matière. De ce rapport d'usage devenu rapport de sage émerge un homme habile et initié. L'homme habile est celui que le monde accepte, que la matière aime et auquel elle obéit avec la fidèle docilité de l'animal qui a reconnu un maître. L'habileté est une forme de puissance et la puissance suppose un envoûtement rendant possible, un échange de force. (…) Dans la vraie puissance de l'homme habile, il y a une causalité récurrente. Le vrai technicien aime la matière sur laquelle il agit; il est de son côté ; il est initié mais respecte ce à quoi il a été initié ; il forme un couple avec cette matière, après l'avoir domptée, et ne la livre qu'avec réserve au profane, car il a le sens du sacré. (Simondon 1989 ; p92) Ainsi pour construire son autonomie l'artisan doit-il prendre la mesure de l'éco-nomie (entendu comme la loi des choses) de la matière et des objets techniques qu'il utilise pour produire son chef-d'oeuvre afin de construire son auto-nomie. C'est dans ce passage du rapport d'usage au rapport de sage vis à vis de la matière que se forme l'artisan. L'artisan est alors initié par la matière.

 

·       Une harmonie, un nouvel équilibre entre les pôles

Ce qui ressort de l'analyse des trois récits d'expérience à propos c’est une nouvelle harmonie un nouvel équilibre entre les pôles. C'est l'équilibre entre les trois polarités qui offre une harmonie personnelle sur la base d'un nouveau rapport à soi aux autres et aux choses. Dans ce troisième temps, l'artisan devient l'initié.

 

4. Le chef-d'oeuvre un modèle initiatique de formation expérientielle

 

Avec ces trois temps, il nous semble pouvoir dire que le chef-d 'oeuvre n'est pas seulement un modèle de l'initié, c'est-à-dire un rapport d'apprenti à maître. C'est aussi un modèle d'autoformation dans le sens ou le sujet prend en main le mouvement de sa propre formation. Tout d'abord il initie le mouvement au sens d'initier un mouvement. Puis il est l'initié lorsqu'il engage une relation intime avec la matière . Puis en fin, lorsque l'oeuvre est reçu par les pairs ; il accède à un nouvel état de connaissance dans ses rapports aux autres, aux choses et à lui-même, une nouvelle unité existentielle se crée, il devient l'initié. Ces trois temps initiateurs de l'oeuvre en formation : initiateur, initiation, initié représentent un modèle alternatif par rapport au modèle didactique de la formation formelle.

 

Symposium GRAF Bordeaux Mai 2002

Patrice Leguy – P. 9

 

Eléments bibliographiques

 

·       Actes du colloque " L'Avenir de l'excellence professionnelle " 1997 Comité d'organisation des expositions du travail. Concours " Un des Meilleurs ouvriers de France " les 11 et 12 avril 1997 au centre des archives du monde du travail à Roubaix (59) France.108p

·       BOUTINET, Jean-Pierre, 1998, L'immaturité de la vie adulte, Paris, PUF, 267 p.

·       CERTEAU, Michel de, 1981, L'invention du quotidien, Union générale d'éditions, 370 p.

·       COURTOIS, Bernadette, PREVOST, Hervé, 1998, Autonomie et formation au cours de la vie, Lyon, Chroniques Sociales, 265 p.

·       DEFORGE, Yves, 19.., L'oeuvre et le produit

·       FABRE, Michel, 1994, Penser la formation, Paris, PUF, 274 p.

·       FINGER, Matthias, 1989, « Apprentissage expérientiel » ou « Formation par les expériences de vie » ?, in « Apprendre par l'expérience », Éducation Permanente, n°100‑101, p 39‑46.

·       FINGER, Matthias, 1984, Biographie et herméneutique, les aspects épistémologiques et méthodologiques de la méthode biographique, université de Montréal Faculté des sciences de l'éducation, bureau de la recherche. 201p.

·       FRANKL Viktor E, 1988, Découvrir un sens à sa vie avec la logo thérapie, actualisation : les éditions de l'homme traduit de l'anglais par Clifford J. Bacon et Louise Drolet, 164p (Québec).

·       GALVANI, Pascal, 1997, Quête de sens et Formation. Anthropologie du blason et de l'autoformation, Paris, L'Harmattan, 229 p.

·       GINGRAS, J.M., 1992, Valéry et la création : l'impossible défi. Communication présentée à l'Université York le 20 mars 1992 à Toronto.

·       GINGRAS, J.M., 2000 " Un cas méconnu d'autoformation: Paul Valéry dans ses Cahiers ". Actes du colloque sur l'autoformation, Montréal( à paraître )

·       GINGRAS, J.M., 1992, " Valéry et la création: l'impossible défi ", dans Paul Valéry: Vers anciens et poïétique des Cahiers. Woodbridge, Ontario: Albion Press, (pp. 188‑214)

·       GUEDEZ, Annie, 1994, Compagnonnage et apprentissage, Paris, PUF,195 P.

·       HONORE, Bernard, 1977, Pour une théorie de la formation : dynamique de la formativité. Paris, Payot.

·       HONORE, Bernard, 1992, Vers l'oeuvre de formation. L'ouverture à l'existence, Paris, L'Harmattan, 250 p.

·       JOBERT, Guy, 1998, La compétence à vivre, contribution à une anthropologie de la reconnaissance au travail, Habilitation à diriger les recherches, Université de Tours,264 p

·       LEGUY Patrice, 1997, " L'expérience du chef-d'oeuvre comme formation vocationnelle :    Le récit de formation de "un des meilleurs ouvriers de France " mémoire présenté pour l'obtention du DEA Université de Tours 125p.

·       LEGUY Patrice, 1998, " Formation expérientielle et production d'un chef-d'oeuvre " in " Autonomie et Formation au cours de la vie ". Ouvrage collectif sous la direction de B.Courtois et H.Prévost. Lyon. La chronique sociale 265p.

·       LEGUY Patrice, 2000, "Récit de formation et expérience de vie adulte "Revue Histoires de vie n° 1, Presses Universitaires de Rennes .

·       PINEAU, Gaston, COURTOIS, Bernadette (coord.), 1991, La formation expérIentielle des adultes, Paris, La documentation française, 348 P.

·       RIVERIN‑SIMARD, Danielle, 1984, Etapes de vie au travail, Montréal, Ed. Coopératives Albert St Martin, 232 p.

·       RIVERIN‑SIMARD, Danielle, 1993, Transitions professionnelles, Choix et stratégies, Ste Foy Québec, Les presses de l'Université, Laval, 284 p.

·       SIMONDON, Georges, 1958, Du mode d'existence des objets techniques, Paris, Ed Aubier, 333 p.