Symposium GRAF, Bordeaux mai 2002

André Moisan

 

Les temps de l'insertion professionnelle : rythmes et rites de la subjectivation.

 

Le cas des emplois jeunes du DPC‑ISSAM du CNAM

 

« J'avais 20 ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie » P. Nizan.

 

Sommaire

 

1. Introduction

 

2. Le temps, construit

 

2.1 Du temps en surplomb

2.2 …à celui de l’oeuvre individuelle

2.3 Temps articulé et configuré

2.4 Deux dimensions temporelles : biographique et objective

2.5Un temps de la conjugaison ?

 

3. L'exemple des "emplois jeune" dans la formation du " DPC-ISSAM"

 

3.1 L'urgence de l'insertion et l'urgence à la différer

3.2 Les temps sociaux qui trament la vie

3.3 Le temps sort de son cours

 

4. Rythme, rites et subjectivation

 

5. Conclusion

 

Bibliographie

 

1. Introduction

 

Le temps de la jeunesse peut être considéré comme une déchirure du temps biographique, entre celui de la famille dont le jeune s'extrait, celui de l'école et de l'université, et celui du monde du travail et de la vie adulte. Ce moment de creux biographique est un bon observatoire du vécu subjectif (mais non moins socialisé) du temps. Comment les différents cadres temporels qui rythment la vie sociale du jeune, dans ces temps « mous » où se combinent formation complémentaire, premières expériences professionnelles, activités sociales avec les autres jeunes, etc. participent à la « définition de soi » et à la « définition pour autrui », qui est au coeur de la construction identitaire (Dubar, 1991) ? C'est dans l'ouverture de cette question que se situe cette contribution.

 

La communication présentée ici a pour objet d'exposer une problématique de recherche, avec une hypothèse centrale. Elle n'a pas l'ambition de soumettre des résultats construits et objectivés. Cette problématique sur la notion du temps, à partir d'une lecture de type « constructiviste », est confrontée à des données concrètes issues de la formation du DPC-ISSAM (formation d'emploi jeunes au CNAM). Elle n'est donc pas le produit d'une position extériorisée du chercheur. Elle provient d'une réflexion distanciée d'une pratique de formation vis-à-vis de jeunes situés de plain pied dans cette période incertaine de « l'insertion professionnelle ». Elle n'a pas le statut d'une « recherche-formation » ou « formation-recherche » qui a la caractéristique d'associer les « apprenants » et autres acteurs à la production de connaissances. Mais elle ne présente pas non plus des données obtenues en dehors d'un contexte de pratiques duquel le chercheur serait complètement absent. En l'occurrence, l'auteur de cette communication était non seulement présent mais aussi acteur dans les situations à partir desquelles les données sont extraites. Ceci donne toutes les limites de l'observateur impliqué qui ne reconnaît que ce qu'il veut bien voir, mais offre aussi tout l'avantage d'être associé à des processus de « formation » au sens plein du mot (ou d'autoformation, « se donner sa propre forme ») : avantage indispensable pour rendre compte d'élaborations en cours, dans leur processus et leur dynamique, en évitant les reconstructions a posteriori des entretiens d'enquête.

 

2. Le temps, construit conjugué

 

Les sociologues ont réinterrogé une notion première du temps le considérant comme un donné en soi, au même titre que l'espace, constitué avant toute expérience humaine et s'imposant de ce fait à l'individu. Le temps apparaît alors comme une donnée « naturelle », le moule dans lequel les êtres sociaux coulent leur cours de vie. Cette notion spontanée et ancrée dans les représentations a été consolidée par la pensée : Aristote la considère comme une catégorie de l'entendement. Kant le prolonge en fixant le temps comme une forme de la sensibilité fondant notre perception des phénomènes extérieurs (Cf. Guillermit L. ‑ in Encyclopoedia Universalis ‑ Corpus 13 ‑ Mai 1996). Cette représentation du temps devait être reprise à partir du moment où le développement de la pensée, avec la sociologie, postule que les hommes « font société », et fabriquent donc aussi leur cadre temporel.

 

2.1 Du temps en surplomb...

 

Durkheim prend la question en partant des religions primitives (Durkheim, 1912). Il y démontre comment « les formes élémentaires de la vie religieuse » ont été le creuset de constitution de représentations communes, dont en tout premier les « catégories de l'entendement » d'Aristote (Durkheim cite : le temps, l'espace, le genre, le nombre, la cause, la substance, la personnalité, ... ). Ces catégories ont donc les mêmes propriétés que les représentations religieuses : elles proviennent de représentations « humaines » du monde, ce sont des produits de la pensée collective.

 

Mais Durkheim reste dans sa cohérence théorique d'un surplomb d'une conscience collective (religieuse à l'origine) sur les représentations individuelles : « ce n'est pas mon temps qui est ainsi organisé ; c'est le temps tel qu'il est objectivement pensé par tous les hommes d'une même civilisation ( ... ). Un calendrier exprime le rythme de l'activité collective en même temps qu'il a pour fonction d'en assurer la régularité » (p. 54).

 

L'organisation sociale est le « maître des horloges ».

 

2.2 ... à celui de l'oeuvre individuelle

 

Les sociologues n'ont pas été les seuls à interroger cette notion de temps. Elle a ‑pour ne retenir qu'eux ‑même fait l'objet d'un débat et d'une polémique intense entre deux grandes figures de la philosophie de l'entre-deux guerres en France : Bergson et Bachelard. Ce dernier conteste l'idée de continuité du temps, qui se déroulerait comme un flux ordonné d'un temps homogène, de même épaisseur et de même densité (Bachelard, 1950). Il y oppose un « temps vécu » discontinu, ponctué, fait d'intervalles et d'événements marquants. Autrement dit, on retrouverait là l'opposition entre un « temps surplombant » qui organise la vie psychique de l'extérieur (thèse de Bergson), et une temporalité vécue beaucoup moins ordonnée et plus chaotique.

 

Dans le prolongement de sa thèse fondamentale « Rien n'est donné, tout est construit », Bachelard affirme ainsi que le temps « n'est pas une donnée, mais une oeuvre » : « ( ... ) à notre avis, la continuité psychique pose un problème et il nous semble impossible qu'on ne reconnaisse pas la nécessité de fonder la vie complexe sur une pluralité de durées qui n'ont ni le même rythme, ni la même solidité d'enchaînement, ni la même puissance de continu » (p. VIII).

 

Le temps n'est pas « unité », il n'est pas « substance », il est dialectique. Comme Durkheim, il est oeuvre humaine, cette fois de l'individu lui-même.

 

2.3 Temps articulé et configuré

 

Temps social, continu et homogène, qui rythme la vie collective et en même temps s'impose comme représentation intériorisée individuelle ? Temps de l'oeuvre, discontinu ?

 

Pour échapper là encore à l'opposition inhibitrice individu / société, les deux notions complémentaires d'habitus et de configuration de N. Elias se révèlent fécondes.

 

Pour l'auteur, le temps est un « symbole purement relationnel » (Elias, 1984, p. 149) Autrement dit, la notion de temps ne fait que refléter la nécessité pour les hommes de se situer et d'échanger dans le tissu de relations que constitue la configuration. Mais ce tissage de liens n'est pas sans conséquences pour l'individu lui-même. Sa psychologie, son « habitus », vont également en être modifiés. On pourrait ici prolonger l'analyse que fait l'auteur par ailleurs du phénomène d'autocensure développée par la curialisation, et de ses conséquences dans l'émergence d'une représentation de soi comme individu. Une imposition de règles de moeurs, qui en l'occurrence participait à son échelle d'une « densification » des échanges sociaux, a contribué à développer une représentation de soi plus développée (cf. la thèse centrale de N.Elias, sur la civilisation des mœurs). Aujourd'hui, cette « densification » des échanges et interactions individuelles s'est accrue, sinon accélérée. Ils sont insérés et encastrés dans une trame temporelle qui les rythment et les cadencent.

 

Là aussi, on peut penser qu'une « autorégulation » forte du temps suscite une intériorisation de la dimension temporelle sous des formes nouvelles.

 

Mais retenons surtout de l'auteur la continuité entre le cadre social et l'individualité

 

« L'autorégulation en matière de « temps » que l'on rencontre dans presque toutes les sociétés avancées n'est ni une donnée biologique liée à la nature humaine ni une donnée métaphysique liée à quelque a priori imaginaire, mais une donnée sociale de la structure de la personnalité qui, en tant que tel, s'intègre à part entière dans l'individualité de chacun »(p. 166).

 

« Donnée sociale de la structure de la personnalité » : habitus et configuration s'articulent par le biais d'une représentation symbolique relationnelle. Donnée psychique, vécu temporel, d'un côté, et calendrier et rythmes sociaux, de l'autre, ne peuvent être pensés séparément.

 

2.4 Deux dimensions temporelles : biographique et objective.

 

La notion d'identité travaillée par les sociologues actuels se trouvent bien dans cette conjonction de phénomènes intra-individuels et sociaux. En reprenant les concepts de C. Dubar (1991) : transaction biographique et transaction objective, on peut y lire deux temporalités : un temps biographique, orienté vers une projection dans le futur tout en s'adossant sur les socialisations précédentes, et un temps social qui constitue le cadre de ces échanges de reconnaissance / non-reconnaissance de la transaction objective.

 

On retrouverait dans ce temps social ce cadre « durkheimien », à cette différence près que les « horloges » et les « calendriers » qui rythment ces cadres sociaux d'échange se diversifient à l'aune de la multiplication des cadres et des « tissus » sociaux dans lesquels l'individu s'insère (ce point sera illustré dans la partie d'étude de terrain).

 

Mais qu'en est-il de la transaction biographique ? Dispose-t-elle de son horloge et de son calendrier ? Rythmes des âges et des anniversaires, certes. Mais encore. Qu'en est-il du vécu subjectif ? Le flux du temps est-il homogène, comme un « long fleuve tranquille » ? Ou faut-il considérer, comme Bachelard, qu'il est par essence discontinu ?

 

Temps de l'événement, du « fortuit », du non probabilisable (« Notre hésitation temporelle est ontologique », dit Bachelard). Durée faite de « succession nécessairement hétérogène, clairement marquée par des nouveautés, des étonnements, des ruptures, coupée par des vides » (Bachelard, p. 29).

 

Ainsi, Jean-Pierre Boutinet (Boutinet, 1990), sur sa notion de projet, retrouve les catégories opposées de procursus et d'excursus énoncées par Saint-Augustin (p. 59). « L'excursus est ce temps chaotique caractérisé par la suite d'événements sans ordre ni sens, qui jalonnent la vie concrète des sociétés historiques. Le procursus, temps de l'irréversibilité, est le temps de l'âme qui s'achemine de ce monde-ci vers la béatitude céleste, temps progressif qui est seul objet de foi ».

 

Temps chaotique, cette fois de la transaction biographique : avec ses moments naissants, fondateurs, primordiaux (les développements sur les « états naissants » ou « nascendo » Alberoni, 1992). ou de « refondation » individuelle ; et ses moments de repos et de tranquillité.

 

Comment, alors, penser en même temps ces deux temps ? Comment peuvent-ils s'articuler, quand l'un s'ordonne autour de l'horloge (ou des horloges) et l'autre est de l'ordre du jaillissement dans l'imprévu et le chaotique ?

 

2.5 Un temps de la conjugaison ?

 

C'est là où la difficulté apparaît. Autant l'analyse peut dissocier les deux phénomènes, décrire les temporalités des deux transactions à partir de méthodologie et de disciplines ou théories scientifiques différentes, autant la conjugaison est difficile, si ce n'est le postulat (et l'ardente obligation) « configurationnel » de N. Elias. Une notion apparaît pourtant, c'est le rythme. Le rythme ordonne les discontinuités ; il se produit de résonances intra‑ et extra‑ individuelles, et donc sociales où habitus et configurations se conjuguent.

 

Bachelard parle ainsi de la « psychologie de la coïncidence », en poursuivant : « Mais alors où est le véritable problème psychologique du temps ? Où faut-il chercher la réalité temporelle ? N'est-elle pas à ces noeuds qui marquent les coïncidences ? » (P. 29)

 

Ces moments de coïncidence, quand ces « incidents » co-émergent dans les entrelacs biographiques et objectifs, seraient ces noeuds qui donnent le rythme de la conjugaison.

 

3. L'exemple des « emplois jeune » dans la formation du « DPC-ISSAM »

 

Le dispositif de formation du CNAM DPC-ISSAM (Diplôme de Premier Cycle, soit Bac + 2, à l'adresse des emplois-jeunes) constitue un bon terrain d'observation de ces temps de conjugaison :

 

·      Par la densité de la formation, d'abord : faire en 2 ans le premier cycle universitaire tout en occupant un emploi « d'emploi jeune » (ce qui veut dire concrètement qu'en plus des cours du jour, les auditeurs suivent les cours du soir des autres auditeurs de ce cycle). On peut donc légitimement penser que cette formation (bien sûr volontaire, et qui sollicite et exige un investissement important), n'est pas neutre quant à ses effets « identitaires ».

 

·      Par l'alternance de la formation, de l'autre : l'activité professionnelle est considérée comme terrain d'apprentissage. De fait, les « emploi jeunes » sont pris dans au moins deux temporalités différentes : celle de la formation, d'une part, et celle de leur employeur, de l'autre.

 

·      Mais aussi par le fait de l'enjeu central de cette formation, qui porte sur l'insertion professionnelle à partir de l'élaboration du projet.

 

3.1 L'urgence de l'insertion et l'urgence à la différer

 

Les auditeurs de ce diplôme sont d'autant plus inquiets et angoissés de leur avenir, professionnel en particulier, que pour certains d'entre eux (ceux de l'Education Nationale, qui constituent pour l'instant la grande majorité des effectifs), leur emploi n'est pas pérenne et ne dépasse pas l'horizon de cinq ans. Cette caractéristique se double du fait que les recrues sont les moins dotés scolairement (niveau Bac) et souvent originaires de quartiers et de communes stigmatisées sur le marché du travail.

 

L'urgence temporelle, l'horizon court est donc prégnant.

 

En même temps, ils participent de l'ambiguïté fondamentale des jeunes « en insertion », que des sociologues qualifient de « peur de s'insérer, peur de ne pas s'insérer » (Mauger et Vulbeau, 1998).

 

« Peur de ne pas s'insérer » : elle est évidente. « Peur de s'insérer », de ne pas vivre sa jeunesse, ce temps « suspendu » qu'on ne retrouvera pas après, ce temps de passer et penser à autre chose, ce temps qu'on s'accorde hors ou dans les interstices des obligations temporelles pour prendre son temps.

 

Retourner sur les bancs de l'école ou de l'Université, quand il s'agit d'une formation diplômante, c'est aussi celà : hériter de nouvelles obligations et de nouvelles échéances, mais aussi différer le moment de l'insertion, investir dans le sens premier des économistes (en l'occurrence, opérer un détour de temps consommé pour un usage futur, dans la vie professionnelle).

 

Chevauchement de deux temps comme deux lames de fonds contradictoires : relance incessante (« que va me donner ce diplôme professionnellement ? »), d'un côté ; intérêt de la découverte, des détours de pensée, du regard nouveau sur son environnement, de son propre développement cognitif et personnel, de la participation à un collectif (une « promo ») qui apprend en même temps et renvoie comme un miroir ses propres avancées et transformations, de l'autre.

 

3.2 Les temps sociaux qui trament la vie

 

Trame temporelle du DPC, ses cours du soir et ses déplacements astreignants ; trame de son activité propre sur le lieu de travail, de ses horaires, de ses transports (Nous employons le mot de trame comme le fait l'interactionniste Strauss, 19..). Multiplicité des temps : chaque Unité de Valeur du diplôme organise également le sien. Les combinatoires ne sont pas toujours évidentes.

 

L'une de ces Unités de Valeur se veut fédératrice : l'unité de « conduite de projet d'action ». Sur deux ans, les auditeurs doivent énoncer un problème, une lacune ou une innovation à conduire au niveau de l'établissement (ou de la commune, quand il s'agit d'emploi jeune embauchés par une collectivité locale) qui peut faire l'objet d'un projet d'action. Ce projet doit être présenté aux autres acteurs, négocié, faire l'objet d'un cahier des charges, de la conduite d'un diagnostic et d'une évaluation (ou tout au moins, d'une grille d'évaluation pour le pilotage de l'action).

 

Le cadre temporel est ici clairement campé : il doit être conduit dans les deux ans, avec des échéances précises qui rythment les étapes du projet.

 

Mais surtout, il est l'occasion d'un travail itératif avec les enjeux personnels du porteur de projet : quel est l'intérêt, pour l'auditeur, dans son contexte d'action ; quelle est sa stratégie ; mais aussi et surtout : pourquoi ce centre d'intérêt, qu'est-ce qui fonde la motivation, quel sens il porte ou qu'il révèle pour une orientation professionnelle future ?

 

La première année de ce diplôme a en effet permis de constater que même dans des contextes professionnels prescriptifs, les emplois jeunes détenaient une capacité d'orienter leur projet suivant leur propre prédisposition. Ainsi, des aides-éducateurs (emplois jeune de l'Education Nationale) ont eu comme mission de s'occuper de la BCD (Bibliothèque et Centre de Documentation) de leur établissement. Certains y ont développé des séances d'enseignement en petits groupes, avec une pédagogie nouvelle. D'autres en ont fait le lieu d'élaboration et de confection d'un journal scolaire. D'autres, encore, l'ont investi pour transmettre le goût du livre et de la lecture.

 

Or, ces inflexions traduites dans le projet étaient rapprochées de leur signification pour le jeune et ont pu fonctionner comme révélateurs de ces prédispositions, qui pouvaient se traduire en orientation professionnelle.

 

3.3 Le temps sort de son cours...

 

L'avenir (« ce vers quoi je m'oriente professionnellement ») se combine alors avec le passé et les premières socialisations. Pour l'une d'entre elles, le travail en BCD et la volonté de transmettre ce goût du livre était d'un seul coup relié à son enfance, ses moments de tranquillité dans l'imaginaire de la lecture et l'image du père analphabète. Une autre, qui développait un club de citoyenneté en relation avec une maison de retraite voisine, a subitement réalisé que cette initiative répondait en fait au contexte difficile de rupture et de rejet entre ses parents et ses grands-parents. Une autre encore, en décalage avec les méthodes pédagogiques dominantes de l'Education Nationale, avait pourtant choisi ce poste d'aide-éducateur. Tout à la fin du projet (à la remise de son mémoire), elle arrive enfin à résoudre le problème qu'apparemment elle n'arrivait pas à surmonter : d'un côté, sa propension à l'enseignement, de l'autre, la rupture sinon la révolte vis-à-vis des méthodes didactiques scolaires. Elle aura fait l'expérience que son contact avec les enfants puissent se faire au sein de l'institution scolaire avec des méthodes inspirées des pédagogies nouvelles.

 

Temps de projection devant soi, temps de regard en arrière... Temps présent, de la centration sur une réalisation concrète ; instant, qui cristallise à la fois le passé et le futur... Le temps sort de son cours, régulier, linéaire.

 

Ces moments où l'auditeur fait subitement le lien entre l'objet de son projet et des antécédents signifiants de sa propre biographie s'apparentent à des « révélations ». Ils se produisent plutôt dans les phases de rédaction. La page blanche offre alors l'espace du temps et l'opportunité de la création, celui de « faire en quelque manière refluer le temps sur lui-même pour susciter des rénovations de l'être, des retours à des conditions initiales » (Bachelard, p. VI).

 

4. Rythme, rites et subjectivation

 

Peut-on dire pour autant que ce travail de subjectivation (Touraine, 1992 ; Dubet, 1994) se développe indépendamment de tout contexte institué et qu'il relève uniquement du for intérieur des individus ? Plusieurs arrière-fonds sociaux suscitent et contextualisent ce travail : d'abord la durée du contrat d'emploi jeune, qui doit pouvoir assurer une insertion sociale et professionnelle à son issue ; le cadre de la formation, ensuite, pour l'obtention du diplôme, qui est un des éléments de réussite pour le point précédent ; et enfin, l'échéancier du projet lui-même, avec ses différentes phases et étapes de remise de travaux écrits.

 

Les moments de « révélation », quand ils se produisent, ont leur propre « coïncidence » : ils se positionnent différemment sur le curseur du cursus de formation. Mais le cursus est là, comme une trame qui supporte ce travail de subjectivation ; il donne un rythme, avec ses moments forts, celui de la remise de travaux, celui des restitutions orales, celui de la confrontation avec ses pairs et les formateurs. Ce rythme possède ses rites, créés par l'institution ou par la « promo » elle-même. Les rites ponctuent les rythmes. Et ces rites, comme celui de la danse, sont de nature sociale, et associent en même temps des subjectivités individuelles (« concaténations psychiques », dirait Bachelard) comme la danse associe des corps en mouvement.

 

Coïncidence entre subjectivation, rites et rythmes sociaux : A. Touraine, dans sa « Critique de la modernité » qu'il décrit comme hémiplégique « d'objectivation », reste à une incantation de « subjectivation ». Quand F. Dubet théorise cette dernière, en complément des phénomènes d'intégration (aux normes du groupe social) et de développement stratégique (pour poursuivre ses propres finalités), il n'indique pas les modalités sociales de sa production. Et pourtant, même chez ses galériens de « banlieue » (en référence à son livre « La galère »), ce travail se fait sur le fonds d'une trame sociale devenue signifiante. Cette trame est probablement offerte par des contextes sociaux différents. Il se trouve que, dans ce qui est décrit plus haut, c'est la formation qui a offert ce cadre (mais c'est aussi son objet explicite : formation, i.e. « forme » des individus).

 

Rites, rythmes et subjectivation se conjuguent. S'il le fallait, le travail psychanalytique peut en donner une illustration encore plus lumineuse.

 

5. Conclusion

 

Subjectivation ne va pas sans un espace social dominant de ritualisation, dominant par le fait qu'il prédomine tous les autres pour la mise en signification.

 

Le temps biographique et le temps social, celui des doubles transactions, se rencontrent dans des phénomènes de coïncidence, où la temporalité biographique, jaillissante, itérative et achronique (dans le sens où elle échappe à la mesure par jalons temporels) s'inscrit dans la multiplicité des trames sociales temporelles.

 

Façon de relier une sociologie avec son épaisseur, sa densité de relations inter‑individuelles, sa multiplicité de cadres sociaux institués et informels, ses « chaînes d'interdépendance » (Elias, 1991), et en même temps cette subjectivité comme appelée à se développer dans le même mouvement (institution de Simmel sur la ville, par exemple, ou de Durkeim, sur la division sociale du travail).

 

Ce phénomène a été illustré (plus que démontré) sur la base d'une promotion d'une formation de jeunes dans le creux de l'orientation et de l'insertion professionnelle : creuset de subjectivation, s'il en est.

 

C'est en l'état une formulation théorique qui demande confrontation, épreuve du terrain, avec ce qu'il suppose de spécificités quant à ses modes d'observation.

 

André MOISAN, Maître de Conférences – CNAM, Laboratoire GRIOT

 

Bibliographie

 

Alberoni, F. (1992). Genesis. Mouvements et institutions. Paris, Ramsay

 

Bachelard, G. (1931). L'intuition de l'instant. Paris, Stocks, 1992.

 

Bachelard, G. (1950). La dialectique de la durée. Paris, PUF ‑ Quadrige.

 

Boutinet, J.-P. (1990). Anthropologie du projet. Paris, PUF.

 

Dubar, C. (199 1). La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles. Armand Colin ‑ Collection U.

 

Dubet F. (1994). Sociologie de l'expérience. Paris, Seuil.

 

Durkheim, E. (1912). Les formes élémentaires de la vie religieuse. Paris, Le Livre de Poche, 1991.

 

Elias, N. (1984). Du temps. Paris, Fayard.

 

Elias, N. (199 1). Qu'est-ce que la sociologie ? La Tour d'Aigues, Éditions de l'aube.

 

Lasen, A. (2001). Le temps des jeunes. Rythmes, durée et virtualités. Paris, L'harmattan.

 

Mauger, G. et Vulbeau, A. Eds. (1998). Peur de s'insérer, peur de ne pas s'insérer. Dans Charlot, B. et Glasman, D. Les jeunes, l'insertion et l'emploi. Paris, PUF.

 

Pineau, G. (2000). Temporalités en Formation. Vers de nouveaux synchroniseurs. Paris, Anthropos.

 

Touraine, A. (1992). Critique de la modernité, Paris, Fayard,