AUTOFORMATION ET APPROCHE TERNAIRE.

 

Gaston Pineau

 

Communication pour le Symposium GRAF de Bordeaux

 

9 - 10 - 11 mai 2002

 

 

      Ce symposium 2002 de Bordeaux marque les 10 ans du GRAF créé avec les objectifs suivants :

 

-         échanger les désirs et possibilités de mener des recherches-actions-formations sur l’autoformation,

-         concevoir et réaliser les modalités d’une stratégie de recherche synergique.

 

      La poursuite du 2ème objectif peut être particulièrement heuristique par un double défi à relever : favoriser la poursuite du 1er qui est d’appuyer l’émergence et le développement de recherches-actions-formations congruentes avec l’autoformation, c’est-à-dire s’inscrivant dans un paradigme de l’autonomie (Albero B. 2000, p. 264 - 267) impliquant un renversement paradigmatique (Carré, Moisan, Poisson, 1997, p. 26 - 32). Le deuxième, pour construire une unité paradigmatique diversifiée, est d’expliciter les mouvements centripètes que déploient les différenciations entraînées par les mouvements centrifuges d’autonomisation. Nous sommes aux prises avec “ le grand paradoxe ” Unité → Diversité, explicité dernièrement par E. Morin (2001, p. 59 - 60).

 

      Ma communication a été directement influencée par un avis discret d’un des porteurs du symposium : développer un thème transversal aux planètes. J’ai suivi d’autant plus cet avis qu’il prolongeait ma communication du 2ème Mondiale de Paris : “ Autoformation existentielle et brèves histoires de l’autos et du soi ”.

 

      Cette dernière portait sur le préfixe commun aux différentes planètes : le préfixe auto. Ce préfixe peut être vu comme l’indicateur/opérateur clé du paradigme. Qu’opère-t-il et comment est-il travaillé dans les différentes planètes ? En raison de sa prise en compte au carré - formation par soi de soi - dans la planète existentielle, j’ai essayé de faire une boucle réflexive sur son déploiement dans quatre productions de cette planète : “ Quêtes de sens et formation ”, Galvani, 1997 ; “ Autoformation et lien social ”, Alava, 2000 ; “ Alternance tripolaire et raison expérientielle à la lumière de la sémiotique de Peirce ”, Denoyel, 1999. Pas d’autos - comme clôture opérationnelle - sans mouvement d’auto-nomisation temporelle d’avec et contre les autres sur des terrains précis selon des alternances tripolaires.

 

      La tripolarité (G. Pineau, 1992) - et l’approche ternaire en général (Carré, Moisan, Poisson, 1997, p. 35 - 40) - semble bien une problématique épistémologique de fond pour travailler l’autos sans s’enfermer dans l’illusion subjectiviste ou solipsiste à la “ Robinson Crusoë ”. Notre travail sur les formations de l’autos semble bien se déployer sur un arrière-fond peu actualisé d’anthropologie ternaire. Notre conception de l’humain ne se réduit pas à l’individu isolé mais comprend des relations au social et au physique. Notre autos se forme avec du non-autos, “ de l’autre ” au moins physique et social.

 

      Ce sont ces conceptions ternaires de l’humain et de sa formation que je voudrais un peu actualiser dans nos productions ; les relier à d’autres travaux développant cette tercéité et finir en soulignant l’apport dynamique de la triangulation à travers et au-delà nos triangles respectifs.

 

 

 

1 - L’approche ternaire dans les productions des membres du GRAF.

 

      Outre les 3 courants repérés par P. GALVANI (1994, p. 23 - 63) - courants socio-pédagogique, bio-épistémologique et technico-pédagogique - cette approche développe au moins … 3 formes : une théorie tripolaire de la formation, trois niveaux d’analyse, et un triple niveau de conscience et de réalité.

 

 

      1 - 1 La théorie tripolaire de la formation.

 

      Sa première formulation apparaît dans le premier numéro d’Education Permanente sur l’auto-formation (n° 78 - 79, 1985), sous l’intitulé “ l’autoformation dans le cours de la vie : entre l’hétéro et l’écoformation ” (Pineau G., 1985, p. 25 - 39). Elle est explicitement reprise ensuite au début des ouvrages de P. Galvani en 1991 et 1997. En 1999, N. Denoyel se centre sur ce qui se passe entre les pôles par une approche interactionnelle, situant ces interactions dans le temps, en alternance et en échos, et en les étudiant à la lumière de la sémiotique de Peirce. Il fait éclater le pôle auto entre un je individuel et un soi transpersonnel, central et en dénivelé, sommet d’une figure conique ou pyramidale.

 

      L’exploration du pôle social à Toulouse l’a aussi différencié en co et en hétéro, en socius et societus. Le n° 144, 2000, d’Education Permanente “ Réciprocité et Réseaux en formation ”, a prolongé cette exploration des relations interpersonnelles. Et le n° 148, 2001, sur l’écoformation fait le point sur l’état des recherches concernant entre autres l’auto-écoformation.

 

      L’exploration de chacun de ces 3 pôles semble assez lancée pour que s’amorce celle de leurs couplages structurels en une unité opérationnelle viable. D’où l’émergence des concepts d’anthropo-formation (G. Pineau, 2002).

 

 

      1 - 2 Les trois niveaux d’analyse de l’autoformation.

 

      Cette forme d’approche ternaire s’expose le plus formellement dans l’ouvrage synthèse majeur de Carré, Moisan, Poisson (1997). Elle reprend la structuration tripolaire en la développant en terme de niveaux (cf. figure 1) :

-         micro-niveau psychopédagogique pour le pôle sujet (auto),

-         méso-niveau technicopédagogique pour le pôle dispositif de formation (hétéro),

-         macro-niveau sociopédagogique pour le pôle environnement (éco).

 

      L’ouvrage est structuré par l’exploration des ces trois niveaux : autodirection en formation (chap. 2), ingénierie et autoformation éducative (chap. 3), sociologie de l’autoformation (chap. 4).

 

      C’est l’ouvrage aussi qui explicite le plus clairement l’intérêt de l’approche ternaire (p. 37 - 38).

 

 


 

Figure 1 - L’approche ternaire de la formation (Carré, p. 36)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


      Cette approche permet :

 

-         “ de distinguer trois niveaux complémentaires d’analyse et d’action qui interviennent dans les comportements de formation des sujets sociaux ;

-         d’articuler entre eux ces trois niveaux d’organisation (micro-, méso- et macro-), renvoyant par là à une approche pluridisciplinaire, “ ouverte ”, c’est-à-dire reconnaissant à la fois la singularité de chaque niveau d’analyse, sa complémentarité et sa solidarité en égard aux deux autres ;

-         d’autoriser trois approches disciplinaires des mêmes objets de recherche, y compris pour ce qui nous concerne ici, d’étudier la notion d’autoformation du point de vue de l’activité autoformatrice du sujet, de la médiation éducative visant explicitement à la favoriser, et des conditions sociales dans lesquelles elle s’inscrit. C’est à ce projet “ ternaire ” que ce livre est consacré.

 

      Selon cette triple approche, l’analyse de chaque niveau d’organisation de l’autoformation sera à la fois “ polarisé ” sur un aspect spécifique (psychologique, pédagogique, social) et dialectiquement articulée aux deux autres.

 

      L’intérêt de l’analyse ternaire des processus de formation réside avant tout dans ce qu’elle permet d’éviter trois pièges qui guettent à chaque instant formateur et chercheur en éducation :

-         les pièges du psychologisme ou de ses avatars subjectivistes…

-         les pièges du sociologisme, antithèse du précédent…

-         Les pièges du pédagogisme (ou du technicisme)…

 

      Il semble donc qu’en matière d’autoformation, un triple niveau d’analyse soit nécessaire, les dérives les plus graves pouvant venir d’une pensée tétanisée sur un niveau unique, sans ouverture sur les deux autres ” (Carré, Moisan, Poisson, 1997, p. 37 - 38).

 

 

      1 - 3 Les triples niveaux de conscience et de réalité.

 

Dans une perspective transdisciplinaire d’exploration des niveaux de rétroaction réflexive de l’autoformation, P. Galvani distingue trois niveaux de l’interaction formatrice entre la personne et l’environnement : le niveau pratique du geste, le niveau symbolique des images et le niveau épistémique du concept.

 

      Il croise ensuite cette distinction puissante avec des démarches, des objectifs dominants et des pratiques d’exploration intersubjective de l’autoformation (cf. tableau 1).

 

 

Tableau 1 : Niveaux d’interaction avec l’environnement

(P. Galvani, 2000, p. 10)

 

 

 

Démarches

Objectifs dominants

Pratiques d’exploration intersubjective de l’autoformation

Niveau épistémique

Réflexion intellectuelle analytique appliquée à l’expérience Théorisation de la pratique.

Conscientisation des conceptualisations implicites.

Production de savoirs critiques autorisant les sujets à participer au débat intellectuel.

Transformation de la pratique par le détour réflexif théorique.

Entraînement mental (Dumazedier 1994).

Apprentissage expérientiel (Kolb dans Courtois et Pineau, 1991).

Autobiographie raisonnée et conseil méthodologique à la production de savoir des praticiens chercheurs (Desroche 1991 : Chartier et Lerbet, 1993).

Niveau pratique

Exploration et conscientisation des modes d’interaction personne environnement

Conscientisation des savoirs d’action.

Développement de l’habileté dans l’interaction.

Transfert et transformation des modes opératoires.

Atelier de praticiens réflexif et de praxéologie (Schön, 1994 ; St-Arnaud, 1992 ; Lhotellier, 1995).

Formation expérientielle (Courtois et Pineau, 1991).

Codéveloppement professionnel (Payette et Champagne, 1997).

Entretien d’explicitation (Vermersch, 1994).

Niveau symbolique

Herméneutique instaurative du sens symbolique de l’expérience.

Conscientisation des symbolisations personnelles et culturelles de la formation.

Histoires de vie en formation (Pineau, 2000).

Atelier d’exploration de l’imaginaire en formation par le blason (Galvani, 1997).

Atelier de Haïkus en formation (Lhotellier, 1991).

 

 

 

 

 

2 - Actualité de l’utilisation de l’approche ternaire en formation, éducation et compréhension de l’humain.

 

      Cette utilisation importante de l’approche ternaire n’est pas heureusement une exclusivité des membres du GRAF. En repérer l’usage dans des recherches voisines pour penser la formation, la pédagogie et l’humain peut être éclairant et confortant.

 

 

      2 - 1 Le triangle de la formation (M. Fabre, 1994).

 

      “ Former - comme processus - c’est … toujours former quelqu’un à quelque chose, par quelque chose et pour quelque chose ” (M. Fabre, 1994, p. 25). Pour “ Penser la formation ” (M. Fabre, 1994), Michel Fabre construit le triangle de la formation avec les pôles de développement personnel, de situation socio-professionnelle et de contenu et méthode. L’interaction entre ces trois pôles constituent la dynamique du champ pédagogique (cf. figure 2).

 

      Chaque sommet polarise des logiques tensionnelles entre formations psycho-sociologique, professionnelle et didactique. Situer ainsi la formation dans son spectre entier la spécifie par rapport à l’éducation, l’instruction ou l’apprentissage. Une problématique de la formation selon Fabre cherche à articuler ces trois logiques en poursuivant quatre visée : “ prise en charge de la personne globale, centration du l’ici et maintenant, articulation du savoir en problème, technicité du projet appuyé sur les humains ” p. 260.

 

      Son triangle en modélisant une situation très complexe, lui sert de carte de référence pour nommer, structurer l’argumentation de sa première partie. La seconde le réutilise comme carte à grande échelle pour présenter les grandes écoles philosophiques travaillant les différentes figures de la forme. En inscrivant la forme dans une ontologie du changement, Aristote situe la formation du côté du devenir, de l’histoire, de l’expérience. Alors que le mythe de la caverne de Platon a orienté la réflexion éducative sur l’être, l’atemporel, le savoir théorique. La reprise de cette piste historique fait revisiter de façon très éclairante les philosophies allemandes de la vie et de l’esprit (Bildung) le concept d’expérience travaillé par le pragmatisme américain et l’herméneutique européen, l’éducation négative de Rousseau, la formation réforme de l’esprit scientifique de Bachelard et la rationalisation du monde de Weber.

 

      Ce triangle de la formation n’est donc pas seulement une visualisation pédagogique rapide. Il concentre une structure épistémologique puissante, très proche analogiquement semble-t-il de l’approche ternaire de la formation.

 

      Cette approche est aussi utilisée en pédagogie avec le triangle pédagogique de Jean Houssaye.

 


Figure 2 : Dynamique du champ pédagogique

(M. Fabre, 1994, p. 26)

 

LOGIQUE SOCIALE
(Situation socio-professionnelle)

 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


      2 - 2 Le triangle pédagogique (J. Houssaye, 1999).

 

      Un point réflexif sur la fécondité de ce triangle qui historiquement semble premier vient d’être fait par la revue “ Carrefour de l’éducation ”, n° 7, 1999.

 

      “ Conçu initialement (1979) comme un instrument de formalisation de pratiques pédagogiques singulières, proposé ensuite dans une thèse (1982) comme modèle (au sens de modélisation ) de représentation des règles de fonctionnement de la situation éducative, voici que cette “ caricature ” (qui donne forme en soulignant) s’est mise à fonctionner pour elle-même, permettant à d’autres de la considérer comme un moyen à leur service, moyen qui pouvait éventuellement, rendre des services ” (J. Houssaye, 1999, p. 3).

 

      Dans ce numéro thématique très riche sur le triangle pédagogique, l’article d’Yves Bertrand (1999, p. 7 - 22) permet d’entrevoir l’évolution des services rendus depuis 25 ans. Le premier est d’offrir une structure de pensée, un cadre de référence permettant de sortir de la pensée dichotomique binaire en prenant en compte un élément supplémentaire. Le second est d’ouvrir la recherche aux interactions, transactions, rétroactions bouclantes entre ces éléments. Le troisième est de générer, par une narration autorégulatrice, une culture organisationnelle apprenante.

 

      Pour le moment les services rendus sont restreints à un cercle d’initiés, malgré la popularité relative du triangle en pédagogie. Et souvent ils en restent à la première modélisation structurale “ caricaturante ”. Houssaye sent le besoin de rappeler les sept propositions qui accompagnent cette figure. La première les synthétise :

“ La situation pédagogique peut-être définie comme un triangle composé de trois éléments, le savoir, le professeur et les élèves, dont deux se constituent comme sujets tandis que le troisième doit accepter la place du mort, ou à défaut, se mettre à faire le fou ” (p.5).

 

      Deux articles abordent l’éclairage que ce triangle peut apporter en formation : “ la triangulation du sens : le cas de la formation ” de Michel Fabre ; “ Du triangle aux triangulations pédagogiques : une transition vers de nouvelles modalités de formation ” du Brigitte Albero. Cette dernière situe entre autres, les dispositifs d’autoformation avec ces triangulations pédagogiques (p. 113).

 

 

      2 - 3 La trinité humaine (E. Morin, 2001).

 

      Dans son entreprise tenace et ambitieuse de construire une nouvelle Méthode pour penser la nature, la vie, la connaissance, les idées et dernièrement l’humanité ou mieux la complexité de la génération humaine, E. Morin intitule la 1ère partie de son 5ème tome “ La trinité humaine ”. De son fond d’enracinement cosmique et biologique, “ l’humanité émerge d’une pluralité et d’un emboîtement de trinités ” :

-         “ la trinité individu - société - espèce,

-         la trinité cerveau - culture - esprit

-         la trinité raison - affectivité - pulsion elle-même expression et émergence de la trianicité du cerveau humain qui contient en lui les héritages reptiliens et mammifères ” (2001, p. 45).

 

      Ce qu’il appelle la relation triunique (p. 48) constitue donc une boucle génératrice vitale majeure. Boucle qui joue dans de multiples trinités. En quoi cette multiplicité n’invalide-t-elle pas la force heuristique de la figure trine ? Quelle figure l’emporte sur l’autre ? Tout ne peut-il pas se trianguler ?

 

      Sans doute que si. A travers et au-delà les différentes figures trines, la force heuristique de l’approche ternaire semble tenir autant au processus de triangulation qu’aux triangles qu’elle peut utiliser. Comme le dit Fabre à propos de son triangle “ en fait, le triangle de la formation traduit non une figure stable mais plutôt un champ dynamique ” (1994, p. 265).

 

 

3 - La triangulation

 

      En méthodologie des sciences humaines, la triangulation est principalement vue comme une opération de croisement de deux sources d’information permettant de comparer leurs données. “ La pratique de la triangulation consiste en l’utilisation de plusieurs points de vue … afin d’accroître la richesse de l’étude du comportement humain et d’augmenter la confiance dans les résultats ” (Pourtois).

 

      En trigonométrie, la triangulation est en plus une opération de mesure du relief. A l’idée de croisement qui peut-être simplement horizontal, sur un même niveau, le sens trigonométrique ajoute celle de relief, de changement de niveau, de dimension verticale, en hauteur ou en profondeur, à prendre en compte, à mesurer et à représenter. C’est une opération qui joue avec un réseau de triangles dont l’un constitue la base du système et les autres un certain nombre de sommets permettant de calculer des angles. Une triangulation suppose (d’après la définition du dictionnaire Larousse) :

1)    La mesure directe d’une longueur, dite base géodésique, à laquelle se rattachent toutes les autres longueurs ;

2)    la détermination par voie astronomique d’une origine fondamentale qui sera l’origine des coordonnées géographiques ;

3)    la mesure de tous les angles horizontaux des figures successives.

 

      C’est donc une opération complexe dont la maîtrise a été relativement tardive et a permis de dresser des cartes de plus en plus précises. Son application à la représentation de la France a été opérée par Cassini et ses successeurs au XVIIIe siècle. Cette maîtrise a révolutionné la cartographie et par elle la connaissance non seulement de la terre mais aussi de l’espace. La conquête de l’espace, qui est celle d’autres niveaux que celui de l’espace terrestre, à la fois favorise et est favorisée par cette opération. La triangulation aérienne qui utilise des satellites artificiels économise un grand nombre d’opérations sur le terrain et permet d’opérer des repérages d’une très grande précision.

 

      En sciences humaines, nous sommes tout au début de cette conquête moderne de l’espace et, entre autres, de cet espace aérien qui introduit un changement de niveau par la prise en compte à part entière d’une troisième dimension, celle de la verticalité. On s’ouvre à peine à l’espace terrestre non institué, non balisé par les points de vue centraux : les espaces des sujets sociaux émergents créés par leurs parcours, leurs trajets, leurs déplacements hors institutions. Leurs histoires au pluriel, sont à peine reconnues comme espaces possibles, légitimes, spécifiques, avec leur bas et leur haut, leur biais. Quand on veut analyser objectivement une situation, on a l’expression terrible d’inconscience de “ mise à plat ” ; de mise à plat sur une surface plane, un bureau, une table ou un tableau, des informations multiples et disparates de l’existence.

 

      La mise à plat triangule bien dans le premier sens de croisement des sources d’information. Mais c’est pour repérer celles qui se ressemblent, souvent en les aplatissant, en les mettant au même niveau. Les points de vue différents sont interprétés comme biais subjectifs, sources d’erreurs objectives. Et non comme pointes de triangles, sommets d’angles donnant une perspective, un angle de vue spécifique et même unique. C’est cette unicité, cette originalité de point de vue, sa différence, qui est révélatrice, non sa similitude, sa redondance avec d’autres.

     

      Aussi la triangulation forte est-elle l’utilisation performative de l’angle, du biais entraîné par la différence de niveau. Utilisation d’une connaissance biaisée qui surprend, décentre, décadre les connaissances droites, directes, duelles, en face à face.

 

      Aussi est-il logique que la logique binaire se construise sur l’exclusion du tiers. Son inclusion introduit une différence de niveaux illogique, insoluble logiquement. Prendre en compte ces différences de niveau implique donc d’apprendre à trianguler, opération complexe devant jouer avec un réseau de triangles dont l’un constitue la base et les autres un certain nombre de sommets.

 

      Trianguler n’est donc pas seulement croiser deux sources d’informations, c’est surtout s’ouvrir à une figure nouvelle, une et trine : le triangle. Et apprendre à utiliser ses différentes formes pour appréhender le relief, les différences de niveaux.

 

      En sciences humaines, Jean-Louis Le Moigne (1990, p. 64), ingénieur de formation initiale, a fait de la triangulation ainsi comprise un moyen, sinon un moyen majeur, de définition et de modélisation d’objet. La définition d’un objet se fait par triangulation : elle croise une définition fonctionnelle (ce que l’objet fait), une définition ontologique (ce qui l’objet est) et une définition génétique (ce qui l’objet devient).

 

      Depuis une vingtaine d’années, dans le prolongement des approches ternaires en sciences humaines déjà signalées, la réflexion éducative est le lieu d’émergence d’un certain nombre de triangle.

 

      Ce qui semble intéressant, c’est :

 

1)    le mouvement de triangulation, de construction de triangles qu’ils représente ;

2)    la banque de triangles possibles pour nourrir le réseau de triangles dont l’un constitue la base et les autres les sommets.

 

      Par exemple pour comprendre les origines du processus apprendre, Bernadette Aumont et Pierre-Marie Mesnier croisent, dans “ L’Acte d’apprendre ” (1992, Paris, PUF) le triangle pédagogique avec le triangle œdipien. Ce qui leur permet d’expliquer comment le désir épistémologique de connaître est lié au désir existentiel de naître avec, avec le père et la mère.

 

      De même Martine Lani-Bayle construit “ L’histoire de vie généalogique. D’Œdipe à Hermès ” (1997, Paris, L’Harmattan) en mettant en relief pyramidal le triangle œdipien avec trois générations et non deux.

 

      Régis Malet construit sa recherche sur “ L’Identité en formation ” (1998, Paris, L’Harmattan) par une triangulation puissante entre le triangle ontologie (le monde / autrui / soi-même), le triangle pragmatique et la trinité naturelle du langage.

 

      Dans le prolongement de cette triangulation au cube et de Dufour, nous avons exploré l’enjeu performant que représente pour l’autoformation une triple triangulation entre un réseau de trois triangles : le triangle pragmatique, le triangle temporel et ce que Dufour appelle la trinité naturelle interpersonnelle du langage. N’y aurait-il pas là un triangle d’or, enjeu fort des bio-pouvoirs, des pouvoirs-savoirs avoir la vie ? (G. Pineau, 2000, p. 178 - 183).

 

 

 

4 - Conclusion : lier la chicane du tiers à celle de l’auto.

 

      Une chicane est autant une dispute qu’un passage difficile en biais, nécessitant une conduite spécifique, à part. La première chicane sur laquelle butte l’autoformation est celle de l’auto. Une seconde est celle du tiers. Inclure ce tiers et le relier à la formation de l’auto semble une voie à expliciter.

 

      Depuis le principe du tiers exclu fondant la logique aristotélicienne et binaire actuelle, cette chicane ne semble plus avoir sa raison d’être. Elle est réglée. Elle est de nature pré-scientifique et maintenant anti-scientifique. D’autre part, dans la vie courante et dans les modélisations, la communication est représentée par deux pôles : un émetteur et un récepteur. La relation interlocutive est dyadique, développe longuement F. Jacques. Le terme “ dialogue ” semble consacrer cette structure binaire de base.

 

      Malgré tout, on apprend encore à l’école à conjuguer les verbes avec trois personnes, au singulier et au pluriel. Si la relation interlocutive est dyadique, la structure de la communication est tripersonnelle, redéveloppe encore plus longuement F. Jacques. Le soi qui traduit le plus directement le préfixe “ auto ” est considéré par les grammairiens comme un pronom réfléchi de la troisième personne (il, elle, eux). Ricœur, en le rapprochant du terme “ se ” devant les verbes pronominaux - par exemple, se nommer - l’étend à toutes les personnes et en fait un pronom réfléchi omni et même transpersonnel.

 

      Dufour a tout un chapitre central sur les deux “ ils ” : celui de l’absence représentée (“ il n’est pas là ”), et celui de la présence amoindrie et même néantisée (“ qu’est-ce qu’il veut, le monsieur le petit ? ”). “ Derrière le “ il ” de l’absence représentée, veille un “ il ” de l’absence radicale ; pour le saisir, il faudrait l’écrire, puis le barrer ” (p. 116).

 

      Ce “ il ” barré qui ne peut que s’écrire, serait la borne externe du champ de la personne, la borne où la personne est personne. Elle se perd dans l’infini impersonnel du pronom “ on ” ou même devient objet plus ou moins différencié par un pronom plus ou moins démonstratif. Le “ cela ” buberin qui chosifie la relation ou le “ ça ” freudien, pronom neutre qui pointe une émergence énergétique.

 

      Ces références sur les indicateurs / opérateurs linguistiques de cette troisième personne transpersonnelle manifestent la réouverture de cette chicane du tiers.

 

      Dufour analyse longuement comment sa réintroduction dans la science moderne depuis un siècle, autant en Europe avec Freud qu’en Amérique du Nord avec Pierce a été heuristique. Le tiers, la tercéité de Pierce, est “ la conception de la médiations par qui un premier et un second sont mis en relation ” (cité par Dufour, p. 137). Dufour résume ces chicanes complexes et savantes sur la tercéité en deux théorèmes (p. 143) :

 

-         Théorème I : “ Toutes ces trichotomies, ces triades, ces suites ternaires, ces ensembles trinitaires sont des anamorphoses de la figure trine la plus simple, celle qui soutient notre usage le plus incontrôlé du langage, la forme "je-tu/il" ”.

 

-         Théorème II : “ La figure trine est une ; cela signifie que chacun des éléments issus de cette figure a le pouvoir de recomposer un ensemble à trois éléments de nature trichotomique, triadique, ternaire ou trinitaire ”.

 

      Le passage des deux chicanes, celles de l’auto et du tiers, dépendrait de leur articulation : “ la trinité naturelle de la langue limite les effets ravageurs du bégaiement autologique ” (p. 143). Les béances et absences ouvertes par l’autoréférenciation prendraient sens en se conjuguant dans la matrice de la trinité naturelle de la langue. En même temps cette trinité serait complètement altérante et aliénante si elle n’est pas conjuguée à la première personne du singulier.

 

      Donc pour le GRAF, discuter de cette approche ternaire, de ses triangles et de ses interactions tripolaires peut être un excellent moyen de construire une culture auto-organisationnelle apprenante.


REFERENCES

 

 

 

ALBERO Brigitte, 2000, L’autoformation en contexte institutionnelle. Du paradigme de d’instruction au paradigme de l’autonomie, Paris L’Harmattan.

 

BERTRAND Yves, 1999, Le triangle pédagogique : une structure, une action, une narration, dans Carrefours de l’Education, n°7, p. 7 - 22.

 

CARRE Philippe, MOISAN André, POISSON Daniel, 1997, L’autoformation. Psychopédagogie, Ingénierie, Sociologie, Paris, PUF.

 

DENOYEL Noël, 1999, Alternance tripolaire et raison expérientielle à la lumière de la sémiotique de Peirce dans Revue Française de Pédagogie, n° 128, p. 35 - 42.

 

DUFOUR Dany-Robert, 1990, Les mystères de la trinité, Paris, Gallimard.

 

FABRE Michel, 1994, Penser la formation, Paris, PUF.

 

GALVANI Pascal, 1991, Autoformation et fonction de formateurs, Lyon, Chronique Sociale.

 

GALVANI Pascal, 1997, Quête de sens et formation. Anthropologie du blason et de l’autoformation, Paris, L’Harmattan.

 

GALVANI Pascal, 2000, L’autoformation, une perspective transpersonnelle, transdisciplinaire et transculturelle, (article à paraître).

 

HOUSSAYE Jean, 1999, Le triangle pédagogique : rappels dans Carrefours de l’Education, n° 7, p. 2 - 6.

 

MORIN Edgard, 2001, La méthode 5. L’humanité de l’humanité. L’identité humaine, Paris, Seuil.

 

PINEAU Gaston, 1985, L’autoformation dans le cours de la vie : entre l’hétéro et l’écoformation dans Education Permanente, n° 78 - 79, p. 25 - 39.

 

PINEAU Gaston, 2000, Temporalités en formation. Vers de nouveaux synchroniseurs, Paris, Anthropos.

 

PINEAU Gaston, 2002, Vers une anthropo-formation en deux temps, trois mouvements, (article à paraître).