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Se former à partir de son expérience

et

Faire l'expérience de son trajet de formation

 

 

 

Engager une réflexion sur la formation, qu'elle soit initiale ou continuée, relève d'un exercice périlleux, toujours à la limite de l'enfermement stérile des schémas pré‑construits et de l'évaporation insensée en dehors des réalités du monde. L'accumulation des savoirs dans les domaines de l'éducation et de l'apprentissage semble sans limite et rend la totalité de son assimilation impossible. Inversement, le témoignage singulier sur ces questions peut apparaître comme une histoire sans intérêt si son élaboration se réalise en dehors d'une réalité sociale.

 

Aussi plutôt que de traiter directement d'une épistémologie de la connaissance, nous nous intéresserons au cheminement réalisé par la personne à partir de ses expériences , l'expérience personnelle devenant le lieu même de la formation, en croisant un temps singulier dans un contexte historiquement et socialement situé. A ce titre, la perspective de formation, que nous proposons, doit être comprise à la fois comme un processus vital et permanent au cours de la vie et comme un repérage par le sujet des formes intermédiaires lui permettant de se réactualiser dans la durée.

 

C'est pourquoi, pour traiter de ces questions nous considérerons dans un premier temps l'évolution des pratiques de formation dans ces débordements sociaux et dans les changements de perspective qu'elle suppose. Nous poursuivrons en repérant la diversité des âges de l'adulte et la problématique inhérente aux différentes périodes de la vie ; Ceci en particulier dans le cadre de notre recherche sur le premier mitan de la vie. Puis nous tenterons de proposer une articulation conceptuelle reliant la complexité de l'agir humain et la structure temporelle vécue par chacun au cours de l'existence. Enfin, nous ouvrirons notre propos sur les fondements qui sous‑tendent une approche utilisant les histoires de vie en formation pour saisir et penser son expérience.

 

Se former, une exigence vitale et singulière débordant le formel

 

L'évolution sociale des conceptions et des pratiques de formation

 

La loi de 1971 sur la formation professionnelle continue institutionnalise les pratiques éducatives pour adultes et soumet les entreprises à une cotisation obligatoire. Alors qu'un des aspects de cette loi visait un droit individuel au congé de formation, les actions mises en place se sont progressivement orientées vers l'emploi et le développement des compétences attendues par l'entreprise. Après le développement personnel et la promotion sociale, les

 

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objectifs en formation professionnelle des adultes se sont inéluctablement tournés vers l'opérationnalité immédiate, avec un retour sur investissement attendu.

 

Nous verrons respectivement apparaître, pendant cette période, les termes d'éducation permanente, puis de formation continue et permanente, et enfin d'éducation et de formation tout au long de la vie. En ce début d'année 2002, une loi sur la validation des acquis de l'expérience tente de conjoindre une problématique économique de réduction du coût des parcours de formation professionnelle et une problématique de reconnaissance des acquis individuels constitués au fil du temps, en différant lieux.

 

D'un point de vue strictement scientifique, l'éducation relève conjointement des sciences sociales et des sciences du comportement. Elle apparaît à ce titre comme un processus indissolublement social et individuel. Alors que d'un point de vue pédagogique, les pratiques éducatives sont souvent asservies à la psychologie. Dans son ouvrage de 1987, Gilles Ferry' dénonce cette orientation, pour lui la psychopédagogie c'est comme le pâté d'alouette : un cheval et une alouette, le cheval étant la psychologie. Pour ce qui concerne l'action éducative, il situe la pédagogie à mi-chemin entre la pratique et la science. L'idée proposée ici ne fait pas de la pratique une fin en soi, mais considère qu'une pratique réfléchie se rapporte à un ensemble complexe sur lequel cette dernière agit. Ce qui fera dire à Gilles Ferry, que l'enjeu de toute pratique pédagogique est de transformer les logiques de transmission ou les « vérités scientifiques » en discours et réflexion critique.

 

La problématique de formation professionnelle des adultes s'est ainsi construite en dehors du monde de l'enseignement et de l'éducation initiale, parfois en rivalité avec lui. L'idée de formation, qui implique un travail de la personne sur elle-même, naissait en réponse aux différentes interrogations et aspirations fondamentales d'adultes confrontés directement à un monde imprévisible et incertain.

 

Se former, un changement de perspective

 

Notre volonté d'appréhender ces processus complexes, interpellant la personne dans son intégrité, nous a amené à la question, simple en apparence : Qu'est-ce que se former ? Très rapidement, notre pratique de formateur d'adulte enseignant les manières de faire du « bon » professionnel, nous montrait les difficultés d'une propension à vouloir former l'autre. C'est le « se » de former qui se révélait très fécond tant la forme réfléchie de ce pronom permettait de saisir la chose. Mais si « se former » correspondait à la manière dont nous comprenions la situation de formation, nos observations et notre position de responsable de parcours d'adultes en professionnalisation, demeuraient dans le champ pédagogique, la question du « qui » se forme demeurait.

 

A cette époque nous avons tenté de montrer les différentes formes possibles de l'individualisation' en distinguant celles relevant de pratiques instrumentales et mécanistes et celles autonomisantes dont le souci et les vertus favorisaient la socialisation et l'insertion professionnelle. C'est en introduisant l'idée de formation au cours de la vie que l'acte de « se

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8 Gilles Ferry, 1987, le trajet de la formation, Dunod.

9 Hervé Prévost, 1994, L'individualisation de la formation ; Autonomie et/ou socialisation, Chronique Sociale, Lyon.

 

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former » prenait une nouvelle envergure en termes d'interactions et de transformations. Non seulement on peut se former partout et tout le temps, mais la vie nous forme pratiquement et souvent à notre insu. A la fois, chaque environnement recèle une valeur informationnelle, chaque situation relationnelle autorise et nécessite des actes de communication et chaque personne peut à tout moment, par des retours réflexifs se saisir des situations vécues, se réapproprier ses expériences.

 

Ces alternances de production de connaissances à partir de la vie et les effets transformateurs d'une réflexion sur soi nous ont amené à envisager la question de la formation des adultes sous l'angle de l'autoformation au cours de la vie"'. C'est-à-dire finalement, comprendre comment le cours de la vie, dans ses reprises et traductions du trajet professionnel, participe à la formation de la personne. Quelles articulations et quelles conjugaisons des apprentissages, par accumulation, quelles mises en forme, par intégration, se réalisent dans la durée ?

 

 

Formations des adultes dans le premier mitan de la vie

 

Dans une société post‑industrielle, l'adulte sans âge

 

Le problème de la formation des adultes s'inscrit pour nous dans un contexte de forte individualisation où pourtant chacun peine à conduire sa vie professionnelle sans perdre sa vie personnelle. Etre adulte aujourd'hui semble davantage relever d'une conquête, d'une exigence toujours à affirmer, qu'un statut gagné par la fin d'une éducation ou par le privilège de l'âge. Pour Jean-Pierre Boutinet11 1, nous sommes à l'ère de « l'immaturité de la vie adulte », l'âge adulte se pose comme un problème. A quel âge sommes-nous adultes, et jusqu'à quand le resterons-nous ?

 

Ces questions désignent une tendance à brouiller les repères et à niveler l'âge adulte au point d'en faire une évidence. Si l'on regarde l'âge qui correspond à la fin de l'enfance, il semble reculer au point d'en oublier la légalité des différentes majorités. Devenir adulte devient une difficulté à repousser. Les rites de passage s'estompent. L'âge légal pour la formation des jeunes s'étend actuellement jusqu'à 25 ans. De même à l'autre bout de la vie adulte, l'âge de la retraite pose problème pour les uns et les autres, elle est revendiquée pour être avancée ou retardée selon des impératifs essentiellement économiques. Vieillir pourrait faire perdre ici le statut ou la condition d'adulte. Si être adulte relève d'une certaine maturité, l'âge n'en demeure pas moins un indicateur. Pourtant dans l'amalgame et la confusion générale, des problématiques particulières se posent aux adultes en fonctions de leurs âges. L'adulte ou la personne n'est ni un être a‑temporel, ni un être a‑sexué. La carte d'identité en deviendrait presque un document anthropologique précieux. Car elle rend encore compte d'une filiation patronymique, elle contextualise l'origine spatiale et locale de la naissance, elle situe temporellement et socialement l'âge de la personne, elle donne même une indication sur sa taille de l'individu.

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10 Bernadette Courtois et Hervé Prévost (sous la direction de), 1998, Autonomie et formation au cours de la vie, Chronique Sociale, Lyon.

11 Jean‑Pierre Boutinet, 1998, L'immaturité de la vie adulte, Paris, Presses Universitaires de France.

 

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Sens de la formation et âges de la vie adulte

 

Renée Houde12 dans son ouvrage sur « Les temps de la vie », s'appuyant notamment sur les travaux de Jung et de Erikson distingue les grandes périodes de la vie humaine. Pour elle, 20 ans c'est l'âge où le jeune adulte est sollicité sur tous les fronts à la fois. Plus tard, vers la trentaine après avoir répondu à plusieurs de ces demandes et rechercher une reconnaissance sociale, les certitudes s'estompent. Vers 40 ans, la période du mitan, un sentiment d'urgence nous étreint et la question des choix de vie se pose. Après 50 ans, la vie est davantage dirigée de l'intérieur, l'adulte mature s'engage dans une perspective altruiste. Pour Danièle Riverin-Simard13, les dispositions de l'adulte dans son rapport au travail et à la formation évoluent au rythme d'étapes repérées entre les planètes « école », « travail » et « retraite ». Dans le premier mitan de la vie, l'adulte aura respectivement cherché, à s'extraire de l'attraction exercée par la planète scolaire, à atterrir sur le monde du travail pour s'y trouver une place, à évoluer et se faire reconnaître dans la sphère du travail, puis à faire le tour de ce monde de l'emploi pour s'interroger sur ces propres choix. Du point de vue du rapport à la formation, et au risque d'être un peu caricatural, nous remarquons que les grandes tendances sont dans un premier temps d'attendre des solutions de dispositifs plutôt hétéro-structurés pour s'orienter progressivement vers des approches davantage auto-structurées et enfin en réalisant un véritable travail sur soi de reprise des choix réalisés et des orientations possibles de la vie.

 

L'expérience professionnelle et le cours de la vie en formation

 

Articulation et continuité des expériences du sujet

 

Notre intérêt de recherche se centre donc plus particulièrement sur les premières dizaines d'années de l'adulte confronté au marché du travail. Pour cela nous avons proposé, en 1998, à trois adultes âgés aujourd'hui respectivement de 39, 40 et 50 ans, d'écrire leur autobiographie professionnelle. Ces personnes sont d'anciens stagiaires de l'Afpa, ayant bénéficié d'une formation de Technicien de Maintenance en Matériels de Chantier. Le travail d'écriture et les allers retours, pour une interprétation partagée, de ces « autobiographies raisonnées » 14 a commencé il y a quatre ans maintenant. Il n'est pas complètement achevé aujourd'hui. La correspondance s'articule autour d'une question de départ : « Comment une personne se forme t‑elle, se détermine t‑elle dans ses choix au cours de sa vie professionnelle ? ».

 

Si la question le mentionne, l'activité professionnelle n'est pas notre seul centre d'intérêt. L'adulte peut être privé d'emploi à certains moments. La focalisation sur des faits repérables dans le temps, pour des activités habituellement courantes chez l'adulte, nous permet d'identifier les différents liens opérés avec les autres sphères de la vie. Les témoignages sur cette période sont particulièrement riche et dense. Les trois sujets de notre recherche, coproducteurs de leur histoire de vie professionnelle, retrace le chemin où ils ont du dans la même période, quitter le cocon familial, trouver un emploi, fonder un foyer. Puis un peu plus tard trouver une place professionnellement et socialement, chercher à évoluer.

 

Très rapidement nous constatons que les 3 récits font éclater les schémas isolant les différents temps et sphères de l'existence. Si la narration permet d'isoler des événements remémorant des faits significatifs, elle articule et relie les différentes périodes de la vie avec les enjeux personnels, professionnels et sociaux. Les expériences reprises s'enchevêtrent dans un ordre et une hiérarchie complexe. La personne se saisissant elle‑même manifeste à la fois de l'étendue de sa condition, de la diversité des activités qui compte pour elle. Pourtant dans un même élan, elle cherche dans et par la configuration de son récit, à unifier et à assurer la

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12 Renée Houde, 199 1, Les temps de la vie, Québec, Gaëtan Morin éditeur.

13 Danièle Riverin‑Simard, 1984, Etapes de vie au travail, Montréal, Albert Saint‑Manin.

14 Nous faisons référence ici aux travaux de Henri Desroche, 1990, Entreprendre d'apprendre ; D'une autobiographie raisonnée aux projets d'une recherche ‑ action, Paris, Les éditions ouvrières.

 

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continuité de son existence. Le moment de la narration semble, par sa nature sensible et par la culture qu'elle exprime, construire un temps humain différent du temps social.

 

Donner un sens à ses expériences

 

Donner un sens personnel à l'action humaine suppose de clarifier les notions d'activité, de pratique, et d'expérience pour prendre conscience de l'influence respective de chacune. L'activité est une fonction fondamentale de l'humanité dira Hannah Arendt15. Elle relie les hommes entre eux et dépasse toujours la portée de son exécution. La pratique représente pour nous le résultat des modes de faire, la routine ordinaire. Mais, elle se particularise aussi dans des usages collectifs, dans la production d'une praxis ; c'est-à-dire dans la compréhension d'activités humaines explicitées. Pour Alexandre Lhotellier16, « La praxis est ainsi une activité humaine rendue signifiante, socialement organisée et historiquement déployée. Cette pratique sociale historique conscientisée est à la fois instituante et novatrice. » L'expérience quant à elle appartient à celui qui la vit et lui seul peut en être le témoin. Si l'expérience suppose une action dans le réel et une interprétation signifiante dans une pratique collective, elle s'inscrit dans une trajectoire et une histoire personnelle. L'expérience correspond à la fois au moment de l'épreuve et à la mise en oeuvre d'une pratique acquise au cours du temps.

 

Ces précisions peuvent nous permettre de sortir d'une opposition stérile, couramment utilisée dans les milieux professionnels de la production et de la formation, entre la théorie et la pratique. Le mythe de la caverne de Platon nous offre alors une structure anthropologique précieuse pour penser la formation par l'expérience. La caverne y représente le lieu d'exercice d'une pratique quotidienne, d'application des modèles ; alors que l'extérieur, le soleil, donne l'éclairage et les idées, la catégorisation des choses. Platon devant la turpitude et l'imprévisibilité du monde chercha à nommer la manière d'anticiper le cours des choses. Il inventa l'idée de théorie, non pas au sens d'une contemplation passive et détachée du monde réel, mais comme un code moral pour « l'action bonne »; ni l'exécution, ni la contemplation, mais une pensée rattachée au réel par l'expérimentation. La formation par l'expérience représente pour nous cet entre deux à investir, car il permet de relier la production de modèles et les arts de faire.

 

Mais la réalité d'une vie active, fut-elle uniquement professionnelle, est bien sûr plus complexe. Aristote donne à la poïêsis un caractère d'artifice et de réification du monde humain à partir des vertus de la technè. C'est-à-dire à la transformation des activités humaines en choses en utilisant le détour et la technique. La poïèsis est précieuse, elle laisse des traces et permet à la personne de s'inscrire dans la durée, de laisser derrière elle une oeuvre. D'autre part, la praxis, ce savoir agir intégré dans l'usage et la pluralité, s'inscrit dans une dimension sociale et politique. La phronésis, cette sagesse ou raison pratique, issue d'une tradition efficace17, guide l'action humaine avec jugement et prudence. Elle suggère l'idée d'échange et de délibération, de jugement et de conception éthique. Mais la métis, l'intelligence rusée, fonctionne en contre temps de la phronésis, elle prend sa pleine mesure dans le contexte et l'instant présent. Elle suppose la discrétion, elle ne se dit pas. Si elle est le moyen de parvenir au résultat, c'est sans toujours pouvoir dire comment.

 

Ces nouvelles caractéristiques et dimensions de l'agir humain, nous amène à considérer le sens donné aux expériences vis à vis de la valeur accordée aux temps sociaux et personnels, aux articulations réalisées dans ces systèmes temporels. Le temps semble bien consubstantiel à un « agir sensé ». Mais, cela ne va pas de soi. Il est nécessaire de faire l'expérience du temps.

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15 Hannah Arendt, 1994, La condition de l'homme moderne, Paris, Pocket.

16 Alexandre Lhotellier, 2000, Tenir conseil, Paris, Editions Seli Arslan.

17 Christophe Dejours, 1999, le facteur Humain, Vendôme, Presses Universitaires de France.

 

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Prendre la mesure de ses temporalités

 

Temps, cycles, étapes, parcours, cherchent à rendre compte de l'évolution et des changements aux différents âges de la vie adulte. Il nous semble que la notion de cours de la vie peut nous éviter de tomber dans des répétitions routinières et circulaires ou dans une linéarité programmatique ou encore de nous enfermer dans la chronologie d'un temps imposé par les horloges.

 

La notion de cours renvoie quant à elle autant à l'idée de flux qui court, que d'évolution, de stagnation ou de régression d'état, ou encore aux apprentissages voulus ou subis par la vie. Pour figurer les temps de la formation nous pouvons utiliser l'image de cours de l'eau dans une rivière. De loin rien ne se passe, l'eau ne semble pas se mouvoir, elle est comme un état ; en s'approchant un peu, son courant devient perceptible, le flot semble orienté de manière irréversible ; pourtant en y regardant d'un peu plus près, au détour d'un obstacle, sans pouvoir en saisir les raisons des tourbillons stoppent l'inertie du flot dans des boucles concentriques ; parfois même, à l'abris d'un rocher une vague remonte le courant. Michel Serres18 propose la notion de percolation pour saisir ces temporalités dans la vie de l'homme. C'est-à-dire une forme de pénétration lente, récursive, transformatrice, d'un écoulement temporel au travers des mailles d'un vécu humain. Naître et être au monde, se co‑nnaître, chercher à orienter sa vie, s'inscrit pour nous dans la mesure de ses temporalités, dans la construction d'une histoire singulière située et distribuée. Elle suppose un travail de déconstruction et de conceptualisation du temps et de l'agir humain.

 

Le temps humain inclue les dimensions chronologiques et cosmiques d'un temps circulaire, le chronos et l'aion, mais aussi l'évolution biologique et le vieillissement. A ce stade de notre analyse l'irréversibilité du temps semble acquise. Pourtant, c'est sans compter sur la volonté psychique du vivant, d'opérer des retours sur soi, de s'arrêter et de réaliser des rétroactions, marquant la possibilité de saisir le passé pour un advenir ouvert à de nouveaux possibles. Rompre la monotonie, prendre conscience de la durée suppose d'identifier cet instant créateur. Cette dernière proposition, nommée kairos par les Grecs, donne au temps la signification du bon moment. En clinique, dans le serment d'Hippocrate, la notion représente le moment où tout converge, les signes de la maladie, l'état du patient, justifient les soins et les médications à cet instant. En formation, c'est le moment où la personne, après avoir réactualisé ses expériences, configure son projet de vie.

 

Pour Gaston Bachelard19 dans son ouvrage sur « la dialectique de la durée », l'instant donne une valeur psychique à la durée. Dans son surgissement, « l'instant créateur » fait surgir les évènements de la vie en les ouvrant à un advenir possible. Ce qui fait dire à Gaston Pineau20 que la formation, considérée dans ses dimensions vitales et existentielles, s'apparente à une recherche permanente de nouveaux synchroniseurs. Trouver sa temporalité personnelle, synchroniser les temps biologiques, sociaux et psychiques participent à sa formation.

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18 Michel Serres, 2001, Hominescence, Le pommier.

19 Gaston Bachelard, 19993, La dialectique de la durée, Paris, Presses Universitaires de France.

20 Gaston Pineau, 2000, Temporalités en formation ; vers de nouveaux synchroniseurs, Paris, Anthropos.

 

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L'histoire de vie comme art de penser son expérience

 

A partir de cet essai de conceptualisation, l'histoire de vie nous apparaît comme un lieu d'articulation et de conjugaison de dynamiques se jouant ou s'inhibant dans des temps différents et pourtant en même temps, dans des bouclages temporels enchevêtrés. Il y a à la fois une dialectique de la phronésis et la métis, entre des processus s'inscrivant dans la durée et des formes surgissant dans l'instant, et des rétroactions s'appuyant sur la poièsis pour s'identifier dans des oeuvres et permettre à la personne de se transcender. Ces dynamiques sont souvent en jeu dans les narrations que nous étudions, pour chacun des événements analysés aux différents âges de la vie de nos narrateurs. Mais elles semblent également se construire et se sédimenter avec l'avancée en âge. Sans pouvoir le démontrer encore, il nous semble que la fougue de la jeunesse, son insouciance, ses ruses, évoluent à la force de l'âge et à ses diverses démonstrations, pour laisser progressivement s'installer la raison expérientielle vers le mitan de la vie. Si les dynamiques considérées sont ordinairement mobilisées ensemble, elles ont une importance variable dans l'action, elles peuvent s'émousser ou se cristalliser au cours de la vie.

 

La formation relève ainsi pour nous d'un processus de conscientisation et de maturation psychique. Chacun d'entre nous peu ressaisir et distinguer des moments d'acquisition dans des actions éducatives instituées, dans des situations formelles d'apprentissages, dans les situations courantes de la vie personnelle, professionnelle ou sociale. Les adultes font usage de leur vie comme un espace de formation dira Pierre Dominicé2l. Mais cela suppose un cheminement réflexif sur son trajet de formation. C'est dans la signification que l'on donne à ses activités et avec le sens de son existence qu'un advenir devient possible.

 

La réactualisation de son expérience, par remémoration et conscientisation, peut engager la personne sur son trajet de formation. En mobilisant sa capacité de reprise des événements passés, elle peut ré‑organiser ce qui la caractérise ; L'expérience pouvant jaillir ici comme un inattendu en faisant éclater les formes antérieures. L'expérience repensée dans un trajet de vie amène à un travail de réunification et de re‑construction. Ni dans une reconduction du même (idem), ni dans des changements pouvant créer des ruptures identitaires, la personne peut se transformer au sens de l'ipséité22, à la fois la même et déjà une autre. Aussi, la formation expérientielle23, ne doit pas uniquement être comprise comme un apprentissage cognitif, mais comme une occasion pour la personne de retravailler sa forme.

 

Pour Gaston Pineau24, la démarche des histoires de vie peut être comprise comme un processus méta-cognitif qui étaye la loi du développement proposé par Lev Vygotski25. Pour

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21 Pierre Dominicé, 1996, L'histoire de vie comme processus de formation, Paris, LHarmattan.

22 Nous faisons référence ici à Paul Ricoeur, 1990, Soi‑même comme un autre, Paris, Points.

23 Bernadette Courtois et G. Pineau, 1991, La formation expérientielle des adultes, Paris, La documentation Française.

24 Gaston Pineau, 1999, in Traité des sciences et techniques de la Formation, Dunod.

25 Lev Vygotski, Pensée et langage, 1997, traduction de Françoise Sève, Paris, La Dispute.

 

 

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ce dernier en effet, le développement des fonctions psychiques supérieures se fait en deux temps : un temps d'interaction externe avec les autres et le monde physique ‑ c'est l'espace d'imitation pour l'individu dans une « zone proximale de développement » ‑ et un temps d'appropriation interne par intériorisation. L'histoire de vie en formation, n'est donc pas un acte isolé. Elle suppose des médiations : avant l'écriture elle peut correspondre à un besoin de reconnaissance et de communication, même différée ; pendant la rédaction elle utilise un langage et des expériences sociales intégrées ; après la production la lecture est possible par soi ou les autres. L'écriture de soi en formation correspond pour nous à la conjonction d'un mouvement interpersonnel, construit dans une diachronie, et d'un mouvement intrapersonnel, dans son surgissement synchronique.

 

Se former à partir et par l'expérience suppose toujours une confrontation et une interaction avec le monde réel physique et social, par l'intermédiaire des mots et choses signifiantes produites par la personne. Mais penser son expérience, c'est aussi donner du sens à un ensemble de raisonnement fondé sur une démarche de ré-appropriation de ces significations ; en acceptant que les expériences qui constituent l'intimité d'une histoire personnelle ne pourront jamais être réduites à ce que l'on peut en dire ou en voir. C'est cet indicible, l'ineffable de la vie, accepté et recherché, qui permet à chacun de travailler et traduire la partie qui mérite de nouvelle mise en forme intelligible.