Symposium GRAF, Bordeaux
mai 2002 |
Christian Verrier – Page 1 |
Les dimensions expérientielles de l’autoformation
La place autoformative de l’expérience réfléchie
On peut appréhender
l’expérience comme étant un événement survenant à l’improviste, extérieur à
l’individu[1],
dans et par lequel nous sommes « pris ». Chose communément admise, il
semble que ce n’est qu’a posteriori
qu’il nous sera peut-être donné d’effectuer une ressaisie de l’événement, de le
comprendre et de mieux entrevoir ce qu’il a pu produire en nous d’éléments
nouveaux, identitaires ou praxéologiques. L’expérience dans ce schéma relève du
fortuit, des hasards du vécu. Cette conception de l’expérience est sans doute
pour partie le reflet d’une construction de l’esprit qui accepte difficilement
que des éléments de notre existence puissent échapper au raisonnement, mettant
l’accent sur notre manque de maîtrise du réel.
Mais renforçons d’abord le
point de vue de la maîtrise de l’expérience, partant de la constatation qu’elle
est parfois provoquée volontairement. Dans ce cas l’expérience n’est pas
surprise initiale, elle se constitue à partir d’un besoin de la personne, qui
souhaite « faire l’expérience
de », vivre une ou des expériences
particulières. L’expérience trouve circonstanciellement son origine dans l’intériorité
du sujet. Une sorte de pulsion vers elle se fait jour, relevant d’aspirations profondément
enracinées. A l’opposé de l’expérience fortuite, l’expérience recherchée est
alors imaginée, projetée, organisée, réalisée. De multiples strates de la
personne peuvent être mises en action à cette fin, dépendantes de facteurs tant
psychologiques qu’existentiels. Il s’agirait
de vivre l’expérience choisie et provoquée et d’en mesurer les retombées
en termes personnels. L’être tout entier, mental et physique, peut entrer dans un espace expérientiel préparé
et plus ou moins postulé comme maîtrisable dans sa réalisation et ses
conséquences[2].
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Par certains aspects, et
pour rejoindre une part des travaux effectués au sein de notre groupe, il
semble que l’expérience passe dans ce cas par ce qu’il est possible d’appeler
une expérimentation de soi, qui met en place de façon plus
ou moins systématisée des sortes de protocoles d’observation, de
vérification, voire de reproduction des résultats de l’expérimentation et de
l’expérience, finalement comme peut le faire le chercheur expérimentateur en
quête de théories [3].
Si on désire suivre cette
problématique, qui inverse le sens de l’autoformation expérientielle telle
qu’on l’aborde habituellement, il est possible de considérer qu’elle revêt des
caractéristiques rappelant l’esprit de la méthode scientifique expérimentale.
Ce type d’expérimentation de soi est historiquement bien antérieur à l’emprise
sur les esprits de la logique expérimentale, elle est probablement aussi vielle
que l’homme. Partant, l’expérimentation de soi pourrait être une des
composantes essentielles du développement humain[4],
une sortie du quotidien qui vient l’interroger. Elle tendrait à l’élucidation
d’espaces inconnus, à créer ce qui n’est pas encore là, en une volonté tendue
vers le développement d’espaces intérieurs et extérieurs différents, émanation
de ce que nous pourrions être. Elle envisagerait d’apprivoiser ce qui résiste
communément, de deviner ce qui pourrait advenir, si d’autres perceptions du
monde s’avèrent accessibles et exploitables. L’expérience commune devrait être
dépassée, parce que limitée seulement à l’aléatoire. Il y aurait à l’esprit de l’expérimentateur de soi de
l’insatisfaction face à l’expérience commune, une volonté d’entrer dans une
expérience inhabituelle pour lui-même et le groupe auquel il appartient. La
prise en considération des résultats de cette expérimentation peut conduire -
et dans certains particuliers être prévue dans ce but - à un changement rendant
l’individu différent de ce qu’il était auparavant. Une théorie de soi,
renouvelée, se trouverait engagée par la réflexion a posteriori sur ce qui a été vécu dans le cadre expérientiel[5].
Au bout du procès, on retrouverait, comme pour l’expérience contingente,
l’étape indispensable de la réflexion post expérience.
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Ce serait donc le projet et
la tentative de maîtrise du processus qui différencierait essentiellement
l’expérimentation de soi de l’expérience vécue involontairement.
Si
tout ceci est pertinent, il deviendrait possible de montrer qu’au moins un
certain type d’expériences n’est pas que phénomènes épars, fugitives apparences
comme l’évoquait le Platon de la Caverne, mais qu’il est possible de penser que
l’expérience peut former un monde, une totalité cohérente et organisée, jusqu’à
être planifiée par le sujet.
Le rôle autoformatif de l’expérience non-réfléchie
A côté de ce qui précède et
est généralement admis, il nous semble que dans bien des cas l’expérience peut
ne pas être réfléchie, pour des raisons diverses : parce que, de par son
peu d’intérêt apparent, elle ne semble pas devoir donner lieu au développement
d’une réflexion, ou encore parce que l’accumulation d’expériences interdit de
les penser toutes après coup d’une façon approfondie[6].
L’absence ou l’insuffisance de réflexion sur l’expérience peut-être due aussi à un manque de recul psychologique,
à la crainte de « revivre l’expérience », au déficit de pauses
temporelles indispensables, il est bien des façons de ne pas pouvoir/vouloir
penser l’expérience.
Toutefois, et ce serait
notre deuxième proposition, même s’il n’y a pas à proprement parler réflexion
sur elle, il semble souvent que l’expérience possède tout de même des vertus
potentiellement formatives, y compris paradoxalement lorsque plusieurs
expériences « malheureuses »
conduisent au même type d’erreurs. Nous formulons l’hypothèse que si
l’expérience n’apprend pas systématiquement du clairement identifiable et
formulable, elle peut néanmoins posséder des vertus formatives se situant dans
un registre différent de celui conduisant à considérer que les apprentissages
sont forcément des actions permettant d’avancer dans une direction
prédéterminée.
Cet endroit où l’expérience
forme bien qu’elle n’ait pas été réfléchie est assez mystérieux. La réflexion a postériori sur l’expérience, elle, est
toujours plus ou moins reconstituable dans ses origines et cheminements, on
peut mieux saisir la façon dont elle aura joué un rôle (auto)formateur, les
résultats de la délibération intellectuelle mettant en relief des modifications
du comportement, de l’identité. Il en va différemment avec l’expérience non
réfléchie, non pensée en terme de cogito cartésien. Nous posons l’hypothèse que
celle-ci ne demeure pas lettre morte et va tout de même intervenir pour exercer
une fonction formatrice. Peut-on comprendre pourquoi et sous quelle forme elle
subsiste en nous, l’effet qu’elle peut éventuellement exercer avant qu’on
décide de la penser? A-t-elle été entièrement absorbée par l’inconscient,
est-elle active à notre insu, modelant ce que nous sommes et intervenant dans
ce que nous percevons et construisons de représentations de nous-mêmes et du
monde ? Sommes-nous modifiés par ce type d’expérience sans que nous le
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sachions vraiment, un peu comme ce qui provoque une action-réflexe
(action-réflexe elle-même résultat d’une expérience non pensée : après s’être
brûlée une première fois, la main s’éloigne automatiquement de la flamme, cela
va de soi, l’intellect n’a pas besoin d’être hautement suscité pour que
l’action ait lieu). Nombre de nos actions quotidiennes relèvent ainsi de ce
qu’on pourrait appeler du proprioceptif et de l’extéroceptif, qui nous évite
souvent de sérieux désagréments[7].
Ce proprioceptif se nourrit-il d’expériences non réfléchies ? Notre
comportement général en serait-il baigné ? Plus avant, si l’expérience, dans l’exemple cité ci-dessus en
relation directe avec un événement très concret, peut avoir une influence au
niveau individuel, peut-on extrapoler et penser qu’il peut aussi exister pour
l’espèce humaine - peut-être aussi animale - un type d’expériences non
réfléchies qui a eu des conséquences venant modifier le comportement humain en
général ? Le passage de l’homo
erectus à l’homo faber puis à l’homo sapiens s’est peut-être opéré en
partie grâce à l’inscription chez les individus d’expériences non réfléchies
intellectuellement au sens ou nous entendons ce terme aujourd'hui.
L’expérience non réfléchie, comme l’expérience réfléchie, pourrait ainsi
jouer un rôle phylogénétique central.
Les apports de l’expérience
non réfléchie pourraient expliquer
certains étonnements que nous avons parfois, lorsque dans des situations
particulières nous trouvons un peu instinctivement le comportement adéquat,
alors que quelques secondes auparavant nous nous sentions
« dépassés ». Comme dans le cadre d’une action-réflexe, serait à ce
moment spontanément mobilisé ce qui est stocké en nous d’expériences non
réfléchies, qui va nous permettre de faire face. Ce qui n’a pas été pensé de
l’expérience est tout de même là, disponible, actualisable. Des neurologues
pensent que la mémoire n’est pas uniquement un phénomène cortical, mais qu’elle
est présente dans notre être tout entier, irradiant nos muscles, peut-être
l’ensemble de nos cellules. Un peu de la même façon, peut-on postuler que
l’expérience non réfléchie s’est insinuée en nous de façon subtile, bien qu’ayant
échappée à la réflexion consciente et délibérée ? Il est possible aussi
que parfois il ne puisse en être autrement, l’expérience pouvant relever de
l’impensable parce que dépassant l’entendement, mais impensable aussi de par sa
complexité interne, qui se refuse à un examen classique. L’intuition par
exemple, qui nous surprend souvent par ses finesse et justesse, serait-elle en
partie constituée de cette accumulation expérientielle non réfléchie ?
Cette accumulation non réfléchie, donc nous échappant, resurgirait en une
manifestation d’intuition, qui fait parfois mieux penser, mieux deviner que la
réflexion classique, comme si, alors que nous sommes confrontés à la complexité
du monde, à l’impossibilité de l’envisager de façon logique avec nos outils réflexifs
habituels, le stock d’expériences non réfléchies dormant en nous était
subitement réveillé sans que nous l’ayons voulu. Difficile d’imaginer pour nos
esprits cartésiens une intuition à l’état pur, éthérée, opérant à partir du
néant, ne reposant pas sur quelque élément déjà présent chez l’individu. Cet
ensemble, non élucidé, enfoui à une profondeur intime, serait comme un gisement
inexploité, mais dont seraient extraits au moment opportun ce dont l’être à
besoin pour être. Cette extraction-réflexe, qui nous surprend parce que non
élucidée, viendrait
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constamment enrichir le
gisement expérientiel non réfléchi dont nos disposons, qui se verrait augmenté
par les années.L’expérience non réfléchie imprégnerait notre sensibilité, sous
la forme d’impulsions multiples, imperceptibles parfois, incompréhensibles
peut-être, mais sans elle nous ne serions pas tout à fait ce que nous sommes.
La question n’est pas réglée de savoir sur quelle scène elle se joue. Est-ce la
scène de l’inconscient, celle de l’ontologie du sujet, celle de sa relation
sensorielle et émotionnelle au milieu ?
Sans nous avancer davantage
pour le moment, les deux facettes de l’expérience présentées sont à notre sens
des composantes importantes de l’autoformation. On trouverait d’un côté une
expérience intentionnelle et réfléchie, autodirigée si on veut, débouchant sur
une autoformation-expérimentation de soi,
et de l’autre une expérience non
intentionnelle, non réfléchie, mais ces deux formes seraient actives dans l’autoformation, peut-être de
façon privilégiée dans l’autoformation existentielle. Ce que l’on est et
devient n’est pas que le résultat de l’intentionnalité, de projets, d’objectifs
à atteindre. Il est aussi composé d’inattendus, d’imprévus, d’impondérables, de
création de sens lorsque la façon dont il est produit échappe à la
conscientisation. Ce qu’il est possible d’appeler l’autoformation expérientielle non réfléchie aurait constamment
affaire avec la vie de chaque jour, pourvoyeuse d’expériences innombrables,
uniques ou répétitives, et on peut supposer qu’elle entre en étroite relation
avec le phénomène de l’imprégnation. Il est possible qu’une partie de ce que la
personne développe d’autoformation sur le registre existentiel soit d’origine
expérientielle non réfléchie et c’est ce qui retiendra notre attention à
l’avenir.
[1]
Ce qui
pose la question de l’unicité de l’expérience, de sa reproductibilité possible ou
non à l’identique pour le même individu, à plus forte raison pour un autre.
D’où la pertinence d’une question soulevée dans notre groupe de
réflexion : n’y a-t-il en fait d’expérience que lorsqu’il s’agit d’une
« première fois »? Dans la mesure ou un individu est identique à
un autre individu tout en étant profondément différent en raison de ses
différentes niches de vie, une expérience a-t-elle la moindre chance d’être
vécue à l’identique par plusieurs personnes, à la fois dans les
caractéristiques de sa manifestation et dans la façon dont elle est vécue,
ressentie et assimilée ? S’il peut exister des expériences dites
collectives, parce que vécues d’une façon simultanée par un groupe donné dans
une époque, il n’empêche que cette expérience vécue collectivement prend très
probablement des reliefs formatifs différents en fonction de ce que sont
individuellement les acteurs l’ayant vécue. Rabattre trop rapidement
l’expérience individuelle ainsi produite sur les grands traits d’expériences
collectives laisserait pendantes les innombrables variations formatives de
l’expérience individuelle prise dans le collectif.
[2] Pensons aux
expériences de survie extrêmes, aux défis sportifs lancés aux chronomètres mais
surtout à ce que l’on est, aux traversées d’océans et de déserts en solitaire,
plus humblement aux épreuves de moindre envergure spectaculaire que l’on décide
de vivre ici et là.
[3] Un effet de cumul d’expériences peut naturellement
s’exprimer. Pour Pierre Kahn, sur un plan épistémologique, ce qui ressort du
débat entre théorie et expérience, c’est le fait, corroboré par de nombreux
autres auteurs (K. Popper par exemple) que c’est finalement la théorie en amont
qui va «rationaliser » et donner sa puissance à l’expérience. L’induction,
accumulation de faits observés débouchant sur la théorie, fait partie du
processus. Dans une perspective d’« expérientialité » de la
formation, on pourrait supposer que celle-ci est dans un premier temps de type
cumulatif et inductif, le sujet en tirant ensuite une sorte de théorie de
lui-même, de sa façon d’être et d’agir.
[4]
Principalement
du fait que le désir d’expérimentation de soi s’origine probablement dans le
rapport à l’autre. Antrhopologiquement, il serait profondément enraciné dans le
besoin de s’identifier et de se différencier de l’autre, d’essayer d’isoler et
d’identifier ce qui nous fait être différent tout en étant le même.
L’expérience provoquée serait également une mise en relation plus forte
qu’habituellement avec le milieu naturel et humain.
[5]
Il faut
noter que de nombreux expérimentateurs d’eux-mêmes, dans le sens où nous
évoquons cet aspect de l’autoformation expérientielle, font ensuite retour sur
leur expérience sous forme de livres, d’entretiens. Même s’il s’agit souvent
simplement de récits de ce qui a été vécu dans le cadre expérientiel, il
n’empêche que la mise en récit implique un retour sur soi, une analyse de ce
qui a changé, même si nombre de ces récits ne font pas apparaître ou
n’approfondissent pas cette dimension.
[6] Se pose au
passage la question de la profondeur que doit atteindre la réflexion sur
l’expérience pour que celle-ci devienne vraiment formatrice, c’est-à-dire
capable de transformer le sujet.
[7]
Exemple :
lorsque nous conduisons une automobile et que nous approchons d’un passage
piéton, un « rien indéfinissable » nous fait savoir si la personne au
bord du trottoir va ou non traverser, sans que son comportement nous l’indique
clairement. C’est ce rien imperceptible qui engage notre action, freiner ou
continuer notre route. Ce qui nous informe sur ce que va faire le piéton, c’est
la somme d’expériences similaires que nous avons rencontrées, que nous n’avons
jamais analysées en profondeur, mais qui pourtant dictent notre comportement.