SUJET, AUTO-FORMATION ET NIVEAUX DE REALITE

 

Patrick PAUL, docteur en médecine, docteur en sciences de l’éducation, professeur associé à Tours.

Intervention, groupe de Recherche sur l’Autoformation (GRAF), Bordeaux, mai 2002

 

 

L'auto-formation, comme "autos" (de lui-même), interroge, dans le cadre de la formation, le "Même", c’est à dire le principe d’identité qui, pour se déployer, développe de façon antithétique le registre oppositionnel de "l'Autre".

L’identité, la définition qu’en offre tout dictionnaire en atteste, questionne le principe de similitude, de ressemblance entre deux parties. De façon plus actuelle, il est entendu sous ce terme l’identité personnelle c’est à dire le principe d’invariance, de permanence de soi-même comme personne sujet à qui peuvent être attribuées des actions, des paroles et des pensées.

Une recherche préalable (P. Paul, 2001, p.356-359) suggère l'importance qu'il convient d'attribuer au concept de "niveaux de réalité" postulé par la méthodologie transdisciplinaire en réponse à la problématique de la quête identitaire. Il paraît en effet exister plusieurs "lieux" qui construisent notre demeure, certains d'ordre extérieur d'autres du registre de l'intériorité.

La quête identitaire portée par le concept d'auto-formation devient, dans ce contexte, interpellation des fondements de soi. Comme retour à sa propre origine, chemin, elle oriente vers la formation d'une ontologie intégrale, l'anthropo-formation de l'être se situant entre existence et essence, destinée et liberté, ténèbres et lumière, multiplicité et unité.

Différentes questions vont ponctuer notre parcours :

- existe-t-il une épistémologie du sujet ?

- existe-t-il une phénoménologie du sujet ?

- existe-t-il une méthodologie spécifique au questionnement identitaire rendant témoignage des différents niveaux de réalité du sujet ?

- enfin, en quoi la problématique du sujet peut-elle aider à préciser les questions qui traversent les concepts d’anthropo-formation et d’auto-formation ?

 

 

 

1)     Existe-t-il une épistémologie du sujet ?

 

-          Le statut du sujet

Le sujet (latin, subjectum) est défini comme « ce qui est soumis, subordonné à ». Il se distingue de l’objet dans la mesure où, contrairement à ce dernier, il est soumis à l’esprit, à la pensée.

Si le sujet se présente, pour le dictionnaire, comme un être individuel considéré comme le support d’une action ou encore comme un être pensant, siège de la connaissance (Kant), le mot renvoie aussi à une question, un thème, une idée, un problème, un motif dans le travail scientifique ou dans l’œuvre didactique.

Autant donc affirmer, d’emblée, l’importance de notre interrogation dans tout processus cognitif, le problème/sujet renvoyant toujours, d’une façon ou d’une autre au sujet/chercheur.

Pour G. Pineau (2001), le premier sens médiéval à ce mot, celui de dépendance sociale, imprègne l’orientation ultérieure, celle de matière sur laquelle on parle. Sujet devient alors presque synonyme d’objet, ces deux sens, de subordination, étant inscrits dans le préfixe sub/sous.

Le statut du sujet médiéval et celui qui historiquement lui succède avec la Renaissance s’inscrivent d’évidence dans un rapport de cohérence avec ce que nous savons de l’épistémologie holiste. Celle-ci subordonne en effet l’individu au tout qui l’environne et qui le dépasse (L. Dumont, 1983, D. Le Breton, 1990), l’archétype manifesté de cette relation s’incarnant dans le sujet face au pouvoir royal.

Ce statut, nous le savons aussi, a évolué dans le temps. Une rupture épistémologique, rapportée par les mêmes auteurs, s’introduit en fin de 13ème siècle pour s’affirmer, dans toute sa force, à partir du 17ème siècle (M. Foucault, 1966). Cette rupture, d’ordre épistémologique, renvoie à une nouvelle position du sujet, dynamisée par la bourgeoisie, l’usure bancaire et toutes les valeurs de la modernité. L’émergence dualiste, à cette période, distingue l’individu par ce qu’il représente, la raison et la capacité de penser.

Un temps encore relié, si ce n’est au tout, du moins au divin par l’esprit, l’émancipation du sujet se poursuit au 19ème siècle en chassant toute métaphysique et subordination, divine ou royale de sa réalité, position étonnante s’il en est si l’on réfère à sa  définition. Les conséquences de cette situation apparaissent d’emblée : le sujet, chassé en quelque sorte de lui-même n’apparaît plus que dans l’objet, le positivisme dans sa réduction et dans sa recherche d’objectivité scientifique souhaitant effacer toute forme de subjectivité. Par cette distinction sans partage, l’objectivité s’affirme du côté de la science et de la connaissance, sa toute puissance laissant de l’autre côté le jaillissement d’un individualisme sans barrières par absence de jeu dialectique. Dans la suite de la modernité impulsée avec le siècle des Lumières, la recherche individuelle de progrès et de bonheur n’est plus associée au respect de la double nature qui articule immanence et transcendance. Elle n’est plus corrélée à la quête de connaissance, à la valorisation des valeurs humanistes ou philosophiques. Technê, l’art, le métier, devient simple technique en vue de produire une œuvre qui profite au sujet, sans mise au service d’épistêmê et de gnôsis.

Il n’est pas surprenant de découvrir, en fin de 20ème siècle, les multiples facettes de la technique (qu’il s’agisse d’instrumentation ou de recherche de bien-être) qui majorent le confort de la personne existentielle. Mais dans cette aspiration, il n’est point de sujet émancipé.

 

-        Le sujet, est-ce moi ?

La pensée moderne, lorsqu’elle évoque le sujet, le positionne en fonction de la logique aristotélicienne : moi, c’est ce qui n’est pas l’autre, l’autre, c’est ce qui n’est pas moi. Ce principe d’identité provient de la résultante des principes de non-contradiction et de tiers exclu.

Mais pour autant, lorsqu’il s’agit du sujet, il n’est pas aisé de préciser ce qui n’est pas soi lorsqu’on s’interroge sur soi-même. Car comment se définir, si ce n’est en faisant référence à un autre qui n’est pas soi mais à quoi/à qui il est possible de s’identifier suffisamment pour pouvoir se définir ?

Autrement dit, réfléchir sur soi c’est appréhender, dans l’altérité, ce qui pourrait renvoyer à soi-même en manifestant de soi une certaine objectivité. Mais alors, l’autre n’est pas si différent de soi, comme nous ne sommes pas si éloignés de l’autre.

Autre hypothèse, le sujet véritable serait, inversement, ce qui résiste et dont nous pourrions, indirectement, pressentir les effets sitôt toute identification phénoménale disparue. La quête identitaire alors, de stade en stade, devrait tendre à une insaisissabilité d’essence de l’ordre d’un sujet transcendantal. Mais ici, seule une phénoménologie de l’invisible de la vie, qui se différencierait d’une phénoménologie perceptive et existentielle, espèrerait pouvoir approcher le mystère du sujet.

La contradiction quasi paradoxale entre les deux hypothèses ne manque pas d’intérêt. Deux voies se présentent donc, inséparables en réalité l’une de l’autre, permettant de mettre en problème le sujet. Mais en tout état de cause, la problématique, pour aboutir à la construction d’une science du sujet, doit dépasser le cadre par trop étroit de la logique aristotélicienne. La science du sujet impose de se construire sur la pensée complexe (E. Morin, 1990), sur la raison contradictoire (J.J. Wunenburger, 1990).

Pour plagier P. Ricoeur, l’une des voies offre à se rencontrer soi-même comme un autre de façon, en se distanciant de soi, à se découvrir soi-même dans sa relation à l’autre. L’autre voie procède par le symbolisme de la mort et par l’effacement de tout ce qui n’est pas soi pour espérer saisir l’insaisissabilité d’essence propre à toute transcendance.

Une voie opère par connaissance discursive et analytique, la tentation logique étant contrebalancée par la tentation mythique qui ouvre à la connaissance intuitive et à la révélation pour aboutir à l’union ultime avec soi-même.

La première direction construit toute démarche scientifique, la seconde, plutôt gnostique ou mystique renvoie au mystère implicite dans tout mythe. Mais au delà d’une spécificité de méthode, la complexité de la raison contradictoire qui caractérise le sujet assemble, dans le mystère de chaque vie, chacune de ses faces pour construire le chemin.

 

-        La question « où es-tu ? » comme problématique d’une construction du sujet sur plusieurs niveaux de réalité

Il y aurait donc plusieurs niveaux d’expérimentation du sujet posant la question du lieu même du regard ou de la parole. J-P. Miraux (1996) dans « l’autobiographie, écriture de soi et sincérité » fonde notre recherche dans le questionnement divin lequel demande, dans la Genèse, après qu’Adam et Eve eurent goûté du fruit de l’Arbre du Savoir, « Adam, où es-tu ? »

Comme Dieu interrogeant Adam, le quêteur auto-chtone, celui qui aspire à se départir de son enfermement terrestre, se trouve face à une énigme abrupte : toi qui te demandes qui es-tu, qui tentes de te connaître toi-même, en premier lieu, où te situes-tu en toi-même ? Puisque ici, « où ? » prend valeur de « qui ? ».

Il importe, pour répondre à la question du sujet, de se situer. Si, après l’épisode de la tentation Dieu pousse Adam à s’interroger sur son être, sur l’essence de sa personne (Genèse III, 9), c’est qu’après la transgression Adam a perdu un lieu, une topologie édénique, pour se retrouver dans le monde de la corporalité physique. Revêtu dès lors d’un « quoi », d’un vêtement de peau qui, dans ce nouveau lieu, a présent le détermine ontologiquement en l’identifiant à sa nouvelle nature, Adam perd le lieu de la vision édénique pour ne plus entendre que la parole de Dieu.

Si la quête adamique explicite bien la question identitaire, deux lieux, au moins, sont indispensables pour l’appréhender dans sa plénitude, l’un ressortant de l’univers extérieur, éveillé par la parole divine, l’autre appartenant à l’univers intérieur à la condition de retrouver le chemin du voir qui se cache sous l’apparence phénoménale des choses de la vie.

La quête identitaire du sujet serait alors ce qui apparaîtrait au fur et à mesure de la recherche d’une unité qui relirait, tout en les intégrant, les deux aspects apparent et caché de la personne.

Mais si différents niveaux de réalité et de connaissance de soi il y a, leur postulat suppose des ruptures épistémologiques et des lois différentes entre niveaux, sans quoi ils ne se distingueraient pas.

 

-        Corporalisation, socialisation, subjectivation

Le chemin sinueux de notre enquête s’oriente alors vers l’impératif de mutations, de morts et de renaissances qui, par modification des structures relationnelles entre le « Même » et « l’Autre », puisse organiser et ordonnancer leurs rapports.

Pour reprendre G. Pineau (2001), la construction du sujet est prise dans l’entre-deux abyssal d’un sujet transcendant inaccessible et d’un sujet subordonné socialement. A cette dyade il faut bien sur adjoindre le sujet biologique en tant que corporellement et génétiquement déterminé, en interaction permanente avec son environnement naturel.

La question du sujet rencontre donc trois obstacles révélateurs de soi : celui de la corporalisation, celui de la socialisation, celui enfin de la subjectivation. Autrement dit, la quête identitaire suppose de traverser trois lieux de résistance avant d’espérer expérimenter la réalité d’un sujet transcendantal.

La traversée vers l’autre rive de soi se construit par mise en synchronie de deux processus distincts. L’un réside dans la traversée du niveau de réalité considéré comme obstacle qui résiste et s’oppose. L’autre impose d’expérimenter la posture inhérente aux  ruptures qui séparent entre eux les niveaux de réalité. Cette dernière opération ressort de la relation, du tiers inclus, d’une épistémologie de l’entre-deux et non plus de la résistance. L’ensemble du processus, traversant la résistance propre à chacun des niveaux et les pliages séparant/reliant chacun à celui qui lui succède, permet seul de faire retour à l’origine de soi-même.  

 

2) Existe-t-il une phénoménologie du sujet ?

 

Nous avons constaté toute la difficulté à définir la notion de sujet dans la mesure où plusieurs niveaux distincts peuvent s’envisager sous ce même registre. De façon basale, phénoménologiquement, la question du sujet renvoie au regard, au voir, lequel ne se voit jamais par rapport au vu (M. Henry, 1990, p11).

 

- Subjectivité absolue et subjectivité projetée, représentative

Nous distinguons deux niveaux fondamentaux dans le questionnement du sujet, celui de la subjectivité absolue et celui de la subjectivité représentative.

La subjectivité absolue, comme être au monde, s’éprouve elle même mais sans jamais pouvoir être vue. C’est elle qui voit, sans qu’il ne puisse y avoir aucun écart, aucun entre-deux, aucune distance qui puisse se glisser (M. Henry, 1990, p164). Elle affirme l’état de l’être qui a brisé tous les voiles, toutes les discontinuités offertes par la problématique des différents niveaux de réalité. La subjectivité absolue n’est pas un phénomène et échappe en tant que telle aux catégories. La réduction, conduite à son terme, vise à la révéler, par exemple avec l’intentionnalité.

Mais il existe une seconde subjectivité, issue de la première, sous forme « pro-jetée » apparitionnelle selon le mode de la « re-présentation », qui pour M. Henry (op. cit. p165), s’entend selon « se présenter comme ».

Le problème de la subjectivité se décline entre ces deux aspects grâce au mode de l’identité (qui révèle la subjectivité absolue) et à celui de la similitude (pour la subjectivité représentée en tant que phénomène). Cette distinction renvoie à la catégorisation qu’opère, différemment, P. Ricoeur (1990) dans son ouvrage « Soi-même comme un autre ».

 

-        L’identité idem et l’identité ipse

La distinction de l’identité idem, c’est à dire la permanence dans le temps de certaines caractéristiques, leur invariance ontologique en quelque sorte, renvoie à la mêmeté. Certes, l’identité idem n’est pas, à proprement parlé, du registre de la subjectivité absolue dans la mesure où elle se réfère à des caractéristiques phénoménologiquement perceptibles. Mais elle apparaît, dans le monde de l’immanence, comme ce qui s’en rapproche le plus. Elle renvoie à la question de la permanence traversant le devenir et les changements qu’opère la temporalité, comme miroir ultime de l’insaisissabilité d’essence.

L’identité ipse pour sa part s’associe à l’impermanence des représentations, jamais garanties du soupçon, de l’illusion, de la déformation.

Toute la phénoménologie, alors, pourrait se résumer à la narration d’une identité ipse qui, par réductions successives pourrait conduire à révéler l’identité idem. Toute la question, nous l’avons constaté dans notre développement, c’est que ces deux états identitaires n’appartiennent pas aux mêmes niveaux et ne sont pas régis par les mêmes lois.

Comment dès lors concevoir le passage narratif entre ipse et idem ? Autrement dit, de quelle façon appréhender l’entre-deux qui opèrerait la relation entre les deux niveaux ?

Si, pour reprendre P. Ricoeur, c’est bien la narration qui opère la médiation entre les deux faces du sujet, nous pouvons postuler l’importance de deux types de récits, l’un du côté de l’ipse, suspect de déformations et d’interprétations, l’autre du côté de l’idem, toujours suspect d’illusions bien que de manière moindre car initié par l’identité véritable, en tout état de cause porteur de plus de conformité par manifestation trans-formatrice du sujet transcendant. L’enjeu de l’entre-deux entre les deux types de récits suppose une méthodologie permettant d’articuler l’identité par invariance à la similitude représentative (récits de la vie existentielle et récits de la vie intérieure).

L’identité (is-dem) décline le Même (idem). Ipse, « lui-même », met, différemment, en rapport une personne ou une chose en la reliant tout en l’opposant à d’autres. Cette relation du Même et de l’Autre que l’on rencontre avec ipse renvoie, si l’on parle de recherche identitaire, à la question de la similitude entre l’autre (les représentations empruntées) et le même (soi-même, comme insaisissabilité d’essence), au rapport de conformité entre les deux ou, inversement aux déformations manifestées dans la relation. L’épistémologie de l’ipse, comme similitude, s’énonce dans la recherche de ce qui est semblable, c’est à dire ce qui, au travers de la différence, appartient cependant au registre du Même par la ressemblance.

Il existe certes, pour M. Foucault (1966, p.32-40) différentes sortes de similitudes qui mériteraient exploration. Ce qui importe ici, quelles que soient leurs spécificités, est de comprendre que dans le rapport narratif entre idem et ipse ce qui se joue appartient avant tout à l’espace de la sympathie et de l’antipathie qui ne cesse de rapprocher les choses ou de les maintenir à distance.

La clé de la relation entre idem et ipse, tout en renvoyant au registre de la narration, doit permettre de rapprocher les deux niveaux du sujet par mise en sympathie. C’est donc d’un tissage dialectique entre le récit du sujet ipse et le récit du même sujet idem qui, méthodologiquement, permet de préciser, par sympathie, la question identitaire. Cette mise en rapport offre, en outre, de tendre à effacer le risque logorrhéique ou fantasmatique porté par l’un et l’autre des récits.

 

-        Phénoménologie matérielle et phénoménologie imaginale  

Nous avons distingué la réalité existentielle du sujet ipse qui se construit par la narration évènementielle. Cette réalité, objective, est perçue phénoménologiquement par le sujet qui vit et qui s’affecte. La phénoménologie matérielle est, pour M. Henry (1990, p.7), l’immédiation pathétique en laquelle la vie fait l’expérience de soi. Ainsi la souffrance, la maladie, le manque, le désir, la peur, la réactivité marquent toujours l’écart entre ipse et idem. L’accès au « royaume de la paix », cher aux religions du Livre, inversement, témoigne de la conformité relationnelle.

Mais comment préciser la réalité essentielle du sujet/idem rendue perceptible par un récit ? Il faut, en ce sens, rechercher une phénoménologie de la conscience propre à l’idem pour pouvoir tisser les relations narratives ipse/idem.

Cette phénoménologie, caractéristique d’une ontophanie considérée comme théophanie et angéophanie, a particulièrement été développée dans les travaux d’H. Corbin (1971).

Pour lui, la figure du Même renvoie au Moi céleste, l’Alter-Ego divin, partenaire et compagnon éternel considéré comme nature Parfaite. Chez le gnostique, l’expérience absolument personnelle du spirituel s’appréhende comme ressortant de la réalisation de la bi-unité qui rassemble idem et ipse dès lors que ipse, par sympathie, présente l’aptitude à refléter idem.

L’expérience phénoménologique de la Nature Parfaite se construit par un ensemble de visions initiatiques pouvant constituer des récits et qui réfèrent à une révélation phénoménale dès lors que l’amant, s’adressant à l’aimée, peut affirmer « je suis toi comme tu es moi ».

Le contemplant et le contemplé se révèlent réciproquement l’un à l’autre, cette situation étant parfaitement exprimée dans la formule eckhartienne : « le regard dont je le connais est le regard même dont il me connaît ».

Combler l’écart entre ipse et idem, c’est passer de l’individualité existentielle d’une phénoménologie matérielle à l’individualité spirituelle d’une phénoménologie gnostique, cette dernière, dans un rapport de réceptivité pure sans représentation, pouvant à terme devenir apte à contempler sa dimension transcendante, c’est à dire ce que sa Nature Parfaite permet, en faisant franchir le seuil de l’immanence vers la transcendance. Inversement, le maintient de l’écart entre ipse et idem est à l’origine du doute, qu’il s’agisse de scepticisme scientifique, d’athéisme ou de croyance religieuse. Dans ce contexte, le doute devient un indicateur de la séparation entre les deux niveaux se soi. Mais en parallèle, pour être réduit, l’écart suppose la traversée de plusieurs niveaux de résistance générateurs de connaissance qui, depuis la matérialité corporelle, passent par une phénoménologie existentielle et une phénoménologie imaginale avant de prétendre accéder à l’absence de lieu propre, à l’expérience de la transcendance. Le processus anthropo-formateur, pris dans sa globalité, précise ces différents niveaux.

Si les parts de l’ontologie scientifique, explicable et objective ou encore celle de la phénoménologie matérielle et existentielle sont suffisamment précisées par ailleurs pour ne pas avoir à y revenir, la phénoménologie imaginale, inversement, demande quelques précisions étant peu développée.

Pour H. Corbin, le pèlerinage vers l’Orient des Lumières, apte à faire se révéler le Voir suppose une première étape qui tisse les rapports dialectiques entre exotérique et ésotérique, entre l’homme et son Ange-Guide. Cette relation, quasi maïeutique lorsqu’elle est expérimentée, s’affirme par l’enjeu fondamental de la Seconde Naissance, équivalent platonicien de la sortie de la caverne. Mais la phénoménologie imaginale de l’Ange, comme l’ascension de la colline dans le texte de la République, est susceptible de quelques déformations et risques d’illusions.

A la « coincidentia oppositorum » de la Seconde Naissance, dès lors que se sont opérées les rectifications, succède le « mystérium conjunctionis », la rencontre de l’ego à son Alter-Ego divin au sommet de l’expérience gnostique (équivalent de la révélation de la lumière au sommet de la colline dans le texte platonicien). Le faîte de l’expérience gnostique, par effacement de l’ego, ouvre à l’expérience de l’essence transcendante : « La conception théophanique (…) est celle d’une « Apparition » qui est « transparition » de la divinité dans le miroir de l’humanité, à la façon dont la lumière ne devient  visible qu’en prenant forme et en transparaissant à travers la figure du vitrail. C’est une union qui est perçue non pas au niveau des données sensibles, mais au plan de la Lumière qui les transfigure, c’est à dire dans la « présence imaginative ». La divinité est dans l’humanité comme l’Image dans le miroir » (H. Corbin, 1983, p.211-212).

 

-        L’image dans le miroir   

La question posée par les relations entre idem et ipse, l’identité et la similitude, renvoie à la façon dont le sujet, pour se rendre intelligible, se dédouble dans le miroir spéculatif de la psyché. L’essence du phénomène, de l’ipséité, n’est pas un phénomène. Elle est irréductible à l’étant, à l’objet vu, à toute forme d’immanence.

L’enjeu narratif de la confrontation des récits issus de la phénoménologie est de pouvoir opérer, dans un premier temps, la relation analogique qu’il peut y avoir entre phénoménologie matérielle et phénoménologie imaginale de l’Ange, manifestation phénoménologique de l’Alter-Ego divin.

Dès lors que le jeu du miroir entre les deux natures, par similitude, affirme une relation non-duelle entre forme psychique existentielle et virtualité angélique s’opère la Seconde Naissance qui rend possible, par renversement spéculatif, la révélation angéophanique.

A ce second miroir, le premier correspondant au psychisme lui-même qui opère la conversion entre l’extériorité des formes manifestées et leurs représentations mentales, succède un troisième processus spéculaire de conversion, révélateur des relations entre angéophanie et théophanie.

Chacun des miroirs opère un type de conversion, de pliage particulier qui dialectise les relations, sur plusieurs niveaux, entre l’identité et l’ipséité.

Le miroir est dit fidèle lorsque plus aucune altération formelle ne vient interférer. Le problème, nous le savons, réside dans le fait que l’image spéculaire est porteuse de leurres par déformations, par inversion aussi de polarités réfléchies dans l’espace (J.J. Wunenburger, 2002, p.147). Pourtant, pour l’auteur de « La vie des images », le miroir n’est pas simple déformation. Il est aussi analogie et révélation rendant possible une démultiplication de la forme qui peut ainsi se faire voir en se tenant à distance de soi. Certes, l’écho n’est pas la forme originale. Mais l’image spéculaire assure la perception de ce qui, dans l’ordre de l’être, s’oppose à toute auto-scopie directe (J.J. Wunenburger, 2002, p.152).

Si la vie, en tant que subjectivité absolue, ne peut être vue (M. Henry, 1990, p.161), le jeu phénoménologique des trois miroirs, inversement, rend possible sa détermination par la mise en articulation entre les niveaux. Le processus cognitif total, c’est à dire parvenu à son terme, réduit à un voile ultime, phénoménologiquement insaisissable, l’écart entre l’immédiateté phénoménale de l’existence et l’instantanéité transcendantale de l’essence. Mais ce voile, paradoxalement, se révèle dès lors que l’œil qui voit ne fait qu’un avec ce qui est vu.

 

-        Parole,  image et corporalité

C’est en particulier la parole, comme action de rendre manifeste ce dont on parle et surtout ce que l’on pense, et l’imagination (l’imaginatio vera), comme miroir de révélation des mondes subtils, qui opèrent les articulations les plus essentielles entre ipse et idem . Le logos fait voir quelque chose à celui qui écoute, il révèle à lui-même à celui qui parle, faisant jaillir du lieu de la présence vide. Mais le logos, la parole, présupposent une expression consciente, caractéristique du régime diurne. L’imagination, créatrice ou onirique, l’intuition, depuis le même lieu source, celui de la présence vide, manifestent le faire voir dans le registre dominant du régime nocturne.

Aborder les relations entre parole et image, régimes diurne et nocturne, pensée logique et pensée mythique imposerait de reprendre les nombreux travaux qui ont traversé l’histoire de la philosophie et celle des sciences. Le point important est qu’il faut redonner à l’imagination le statut d’objet cognitif qui est le sien (P. Paul , 2000). Il faudrait aussi prendre en compte toute l’importance de la prise de parole auto-référentielle (G. Gurdoff, 1990, G. Pineau, 2001). Au delà de cette nécessaire anamnèse, ce qui importe se résume à la prise de conscience que le processus de l’auto-formation s’articule sur plusieurs niveaux de réalité du sujet, biologique, psychologique, imaginal, transcendantal, la finalité de l’auto-formation s’appréhendant à la fois comme onto-formation et articulation entre immanence phénoménologique et transcendance ontologique.

Mais à ce processus anthropo-formateur, valorisant la parole et l’image, il est essentiel d’adjoindre la corporalité. Pour R. Malet (1998, p. 256), l’activité cognitive du sujet est intimement associée à son expérience corporelle. Être au monde suppose que, par perception et expérimentation, le corps connaît. Il existe une forme de savoir non réfléchi dont l’espace corporel est le sujet, cet espace corporel s’étendant par le jeu des perceptions à l’environnement. A la division de l’Être intelligible, spécifiée lors des Sept Jours de la Genèse grâce à la Parole et au Voir divin, s’ajoute la formation matérielle de l’homme par la Main et le Souffle de Dieu (Genèse, II, 4-7). 

Pour récapituler notre énonciation, la phénoménologie de la perception enracine la question de l’éco-formation. Le savoir ressenti et non-réfléchi, expérientiel, communique avec le sujet réflectif. Ce dernier hérite, pour nommer les choses, de sa relation éducative à autrui dans un champ socioculturel particulier. Ainsi l’action au monde et dans le monde est-elle reliée à une certaine façon de penser le monde culturellement acquise. Elle interroge sur la phénoménologie de l’intersubjectivité, intimement corrélée à l’hétéro-formation ipséique.

Enfin se pose la question de l’interaction entre ipse et idem telle que nous l’avons précisée qui renvoie à la question de l’auto et de l’onto-formation.

Tout la problématique de l’anthropo-formation suppose de pouvoir localiser la subjectivité errante.

 

3)     Existe-t-il une méthodologie spécifique au questionnement identitaire rendant manifestes les différents niveaux de réalité du sujet ?

 

- Autobiographie, hétéro-formation, auto-formation et récits de rêves

Le contexte large de la formation médicale reliant hétéro et auto-formation sur une période de trente ans d'une part et de l'autre vingt-cinq années de récits de rêves a développé la méthodologie qui articule les récits existentiel et imaginal (P. Paul, 2001). Il a permis la mise en place d'un modèle anthropo-formateur global, pratique et éthique. Il fallait trouver le moyen de problématiser les relations entre conscient et inconscient, histoire de formation et récits de rêves. L’épistémologie transdisciplinaire a facilité cette mise en rapport, en déclinant complexité, paradoxe, tiers inclus et niveaux de réalité.

Le paradigme anthropologique du tissage a servi de fil conducteur et de métaphore. Il correspond en premier lieu à l'aboutissement d'une étude préalable associée à la médecine chinoise traditionnelle (Paul P., Deporte P., 1996). Il fonde l'histoire de la philosophie en Occident (Platon : Politique, Cratyle, la République… ) et il répond, par son étymologie même, à l'hypothèse de la complexité dans la transdisciplinarité.

Analyser et interpréter l'histoire de formation, le fil de trame du tissage est classique. L'analyse des rêves est plus délicate car il importe, pour la comparer au récit de formation, de la configurer. Il  a donc fallu tisser, en parallèle, un fil de chaîne reposant sur une autre réalité, onirique et inconsciente, c'est à dire recomposer une histoire à partir de l'ensemble des récits de rêves. Cette reconstruction, se référant à l'œuvre d'Henry Corbin, s'est intitulée "histoire de vie imaginale".

Histoire de formation et histoire de vie imaginale ont été analysées séparément par la mise en forme diachronique des récits.

L'histoire de formation a fait l'objet d'une recherche d'indices de la formation et de la reconnaissance de coupures, en particulier associées aux divers champs épistémologiques traversés.

L'histoire de vie imaginale a témoigné, dans son analyse, d'indices de ruptures sous-tendus par l'archétype des morts – naissances.

 La métaphore du tissage s'est révélée par l'étude des interactions, d'ordre paradoxal, qui découlent des deux analyses et de leur mise en relation. Le symbole du nœud, dans le tissage, entre chaîne et trame, histoire de vie imaginale et récit de formation, caractérise la notion de "tiers inclus". L'histoire de vie imaginale agit sur le récit de formation en l'anticipant ce dont témoignent les songes prémonitoires par exemple, la vie existentielle intervenant sur les rêves par les "résidus diurnes". Le tiers inclus entre les récits, comme interaction entre les deux faces, diurne et nocturne (G. Durand, 11ème édition, 1992) laisse transparaître le processus formateur identitaire dans le sens de la "Bildung" ou encore de "l'Imago dei", fruit de la rencontre du conscient / diurne et de l'inconscient / nocturne. Morphée, la divinité des songes, fils d'Hypnos, trouve ici sa parenté étymologique avec "Morphê" ouvrant à une nouvelle théorie de la Forme incluant le monde onirique.

L'objectif sous-jacent au tissage, en identifiant les différentes étapes formatrices à la fois conscientes et inconscientes ainsi que leurs interactions, est de relier l'homme extérieur à l'homme intérieur afin de penser l'homme global. Car la difficulté habituelle des sciences humaines réside, précisément, dans la modélisation de cette compréhension.

Le processus anthropo-formateur opère en trois étapes ascendantes qui se succèdent préalables à une intégration. Chaque rupture de niveau suppose un passage, une arche, reliée à une problématique spécifique et à un jeu dialectique particulier : différenciation, conversion positive, effacement, ouvrent, au terme de la quête identitaire, à l'insaisissabilité d'essence du sujet véritable. L'identité résulte d'une succession d'interactions entre les deux fils qui tissent dans l'immanence le vêtement théophanique du "Je transcendantal". La nature du lien entre les niveaux apparaît être, en premier lieu, d'ordre imaginal, bien que la parole, par l’écriture ou l’analyse des récits puisse aussi interférer. Briser les discontinuités, c’est établir des ponts par les jeux dialectiques qui opèrent entre extérieur et intérieur, exotérique et ésotérique, crée et incréé. Une dernière dialectique, descendante et unificatrice (Unita Multiplex), agit dans la dernière partie de l'analyse, en contre point de la phase ascendante du processus formateur identitaire : après l’expérience de la vraie lumière, celle de l’Extrême Orient de notre Être si l’on en croit H. Corbin, le chemin se poursuit en réintégrant les profondeurs de la caverne.

 

- La modélisation bio – cognitive en différents "niveaux de réalité"

 

Une modélisation finalise cette recherche. Nous ne pourrons ici l'appréhender que sous forme d'esquisse. Elle se propose comme tentative d'élaboration d'un nouveau paradigme bio-cognitif et anthropo-formateur de la personne qui ferait sortir du débat possiblement stérile entre objectivité et subjectivité. Elle respecte la complexité des facettes de l'humain mise en avant par l'analyse en éclairant sa double origine et en précisant les relations entre niveaux de réalité, de pensée, de temporalités et d'épistémologies.

Quatre axes et trois pôles se distinguent :

- éco-formation (monde sensible et naturel)

- hétéro-formation (monde interpersonnel et social)

- auto-formation (quête identitaire et monde imaginal)

- onto-formation (singularité/universalité)

 

- pôle psychogénétique (entre éco et hétéro-formation)

- pôle imaginal (entre hétéro et auto-formation)

- pôle ontologique (entre auto-formation, éco-formation et réel ouvert).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


- Entre la corporalité biologique et la psyché, l'extérieur et l'intérieur de la personne, une première dialectique intervient en générant un trajet psychogénétique caractéristique du "moi" qui se construit à partir d'une différenciation du milieu naturel et d'une objectivation subjective.

- Entre psychisme et "monde imaginal" une seconde dialectique, distinguant exotérique et ésotérique construit progressivement le "soi-même", à la condition d'une conversion positive des représentations psychiques.

- Entre "monde imaginal" ou angéophanique et réel ouvert s'inscrit une troisième dialectique distinguant immanence et transcendance ontologique, grâce à laquelle peut transparaître un trajet théophanique manifestant paradoxalement, par effacement, le "Je transcendantal".

- Enfin la dialectique descendante de la formation identitaire, après les trois étapes ascensionnelles, conduit à l'union paradoxale entre réalité ouverte et corporalité physique, vie transcendantale et vie biologique.

Chacune des ruptures est un entre-deux séparant les niveaux de réalité, ces derniers se caractérisant par des lois logiques et épistémologiques spécifiques : holiste pour le premier, dualiste et positiviste pour le second, non-dualiste pour le troisième, "unaire" (D. R. Dufour, 1990) et ouvert pour le dernier. La transdisciplinarité, comme processus intégrateur, possède l'aptitude d'unifier le tout en incluant, sans confusion, l'ensemble des catégories. Si le paradigme du tissage mis en œuvre répond bien à la complexité, si l'hypothèse méthodologique des niveaux de réalité trouve ici son illustration, si la logique de tiers inclus permet de répondre au questionnement identitaire par la mise en tension des deux natures constitutives de l'humain, l'hypothèse paradoxale permet d'articuler l'axiome de la non-contradiction et celui de la contradiction, l'un sous-tendu par la logique aristotélicienne, l'autre par les logiques non-aristotéliciennes. L'ensemble de cette construction est possible grâce à la modélisation en niveaux de réalité différents envisagés de façon non-itérative avec des lois de passage (de type tiers inclus) différenciées pour chacune des transitions, qui se distinguent donc selon les niveaux.

Certes, dans ce modèle, l'attitude est plus herméneutique que critique étant portée d'avantage par une tendance à identifier et à rassembler plutôt qu'à souligner les différences. Ces dernières ne sont pas cependant effacées dans la mesure où il importe, pour pouvoir spécifier les niveaux, d'opérer précisément selon ce qui se distingue ou s'oppose et ce qui résiste. La question de la formation de la personne humaine fonde le courant bio-épistémologique qui ressort bien de la complexité de "l'unité plurielle".

 

4)     En quoi la problématique du sujet peut-elle préciser certaines questions traversant les concepts d’anthropo et d’onto-formation ?

 

- Anthropo-formation, auto-formation et formation expérientielle

Le concept d'auto-formation qui traverse la complexité de "l'unité-plurielle", reposant sur l’interaction de deux voies contradictoires, est paradoxal. Il rend cette approche à la fois délicate et porteuse d'une grande richesse. La transdisciplinarité complétée par l'approche tripolaire de la formation (G. Pineau, 1991) nous paraît pouvoir offrir une base épistémologique et méthodologique de résolution à son questionnement.

L'ensemble des notions d'anthropo-formation, d'onto-formation, d'auto-formation, d'hétéro-formation et d'éco-formation qui ont sillonné notre exposé impose quelques précisions :

L'anthropo-formation pourrait se définir comme l’ensemble du processus global et général (à la fois particulier et singulier mais aussi possiblement social et collectif) qui articule les relations interactives entre éco-formation, hétéro-formation, auto-formation et onto-formation. En effet, le postulat implicite d'une invariance anthropologique qui caractérise le processus d'anthropo-formation de "l'homme global" a pour objectif de faire apparaître, au terme du processus, grâce au principe d’onto-formation, ce qu'il pourrait y avoir d'universel dans l'expression de chaque singularité. Ce postulat dialectise donc les rapports entre singulier et universel en offrant une base épistémologique et méthodologique de traitement à cette problématique. Il importe seulement, face à la complexité, de ne pas niveler mais d'articuler les contradictions et l'invariance par la mise en place de niveaux de réalité qui la préservent.

L'onto-formation correspond donc, dans notre optique, à la question, paradoxale, des relations entre le singulier et l'universel dans la formation, ce processus s'associant à l'effacement de soi qui jaillit alors, en permettant un rapport "unaire" entre l'unique (qui est vecteur des valeurs de la singularité de l’idem) et l'unité (portant celles de l'universalité et de l'invariance anthropologique transcendante).

L'auto-formation dans ce contexte, comme formation du sujet par lui-même, pose le problème de la subjectivité dans le rapport dialectique entre idem et ipse. Elle n'est pas, pour G. Pineau (1991, p. 29), une substance déjà formée qui n'aurait qu'à s'exprimer. C'est plutôt une action, et mieux une rétroaction, formant par son mouvement même. C'est pourquoi l'auto-formation pénètre de plus en plus le champ de l'éducation car, malgré ses ambiguïtés et peut-être grâce à elles, est pris en compte le développement du sujet et la question de l'autonomie.

Si l'auto-formation concerne l'individu lui-même, sa reconnaissance repose avant tout, dans notre approche, sur la formation expérientielle (qui dirige d'après l'expérience) et sur les différentes phénoménologies, matérielle et imaginale (qui articulent l'événement et son sens à l'intentionnalité du sujet sur plusieurs niveaux).

L'auto-formation prend aussi sa valeur en contrepoint de l'hétéro-formation. Cette dernière, pour J.L Le Grand (1989, p. 265) est la formation où les autres ont un pouvoir prédominant de mise en forme et en sens. C'est le cas de l'action des parents et des enseignants.

 La formation expérientielle est définie par G. Pineau (1991) comme une formation par contact direct mais réfléchi, c'est à dire sans la médiation de formateurs, de programmes, de livres, d'écran, de références bibliographiques et épistémologiques ou même parfois de mots. Elle manifeste, comme production de la personne par elle-même, la réalité cognitive qui surgit de la profondeur par les évènements et qui s'interpose avec l'environnement. Car il y a un lien entre ce qui fait l'événement, ce qui donne de l'expérience, ce qui lui donne du sens et le niveau, nocturne et inconscient, qui œuvre, qui forme et qui met en œuvre. D'où l'importance du ressenti, souvent trop négligé au privilège de la réflexion, de façon à révéler l'intentionnalité cachée (mais pourtant mise en acte) que les circonstances et le sens qu'on leur attribue contribuent à manifester. Dès lors, cette reconnaissance de la profondeur et sa formalisation pourraient se concevoir comme la voie royale de la reconnaissance du sujet qui se cache et échappe sans cesse aux investigations. Cette formation, comme philosophie de l'expérience s'inscrit dans le pragmatisme du savoir-faire. Comme philosophie de la vie et de l'esprit elle peut tout autant s'affirmer dans le cadre du savoir être comme dans celui de la quête de sens (M. Fabre, 1994). Mais dans la mesure où la formation expérientielle surgit sans doute avant tout de l'inconscient d'un sujet qui se cherche, les perceptions, les émotions, le monde onirique, l'imagination, les symboles, l'intuition posent l'impératif de nouveaux terrains à défricher dans les sciences humaines, cette approche relativement insolite postulant l’importance  des deux niveaux phénoménologiques, existentiel et imaginal.

Dans ce contexte, l'auto-formation expérientielle participe d'une appropriation par le sujet de son vécu, la gestation de divers apprentissages ressortant du domaine de l'expérience perçue, mais elle appartient aussi au monde de l'imagination et de l'intuition. La connaissance expérientielle permet d'ailleurs, pour M. Delevay (2001, p. 65), d'articuler les perceptions, les émotions et les intuitions à la raison. Elle est plus attentive aux faits, à leurs emboîtements et leurs corrélations qu'à une recherche de causalité qu'elle ne nie pas cependant. L'important est de tenir compte de la globalité du réel humain que nous savons construit à la fois sur les régimes "diurne" et "nocturne", mais aussi enraciné dans le ressenti, identifié à des représentations, intégré dans un environnement naturel et social, donc en des situations par essence complexes.

 

- Interaction faible ou forte entre objet et sujet

Il y a cependant, pour reprendre G. Bachelard (1938), obstacle épistémologique entre une approche de la connaissance que l'on pourrait qualifier de scientifique par recherche d'objectivité et la connaissance expérientielle qui caractériserait plus spécifiquement le sujet. Cette dernière ne présente pas, à priori, le caractère de rationalité que l'on attend du savoir scientifique. Pourtant, l'apprentissage expérientiel de l'auto-formation apparaît régulièrement dans le champ de la science : nous pouvons certes raisonner sur des faits, en déduire un certain nombre de conséquences mais certains éléments, par association et similitude, peuvent aussi directement nous offrir des réponses cognitives, ce que tout chercheur peut confirmer.

La part expérientielle de l'auto-formation suggère en outre, par étymologie interposée, une double face. Certes, au premier niveau, le savoir expérientiel est celui de l'expertise d'un individu qui se dirige d'après l'expérience, acquise, qu'il possède de sa vie. Mais cette pratique, que l'on peut ici considérer vécue et expérimentée, suppose un participe passé, marque d'une mise à l'épreuve, d'un risque rencontré et vaincu, d'un péril traversé ("peritus"). L'expérimentation, comme auto-formation et "bildung-formation", s'affirme être un essai par et dans lequel le sujet se met en jeu et s'engage à s'éprouver lui-même de façon à trouver les preuves (empiriques) de sa propre réalité. Cette façon de s’éprouver soi-même, précisément, articule la réalité cachée et virtuelle de soi à la prise de conscience diurne de cette même réalité par le jeu des miroirs après pro-jection dans la réalité bio-psychologique.

Ce qui différencie la connaissance scientifique et celle issue de l'expérientiel n'est pas tant la recherche de preuves que l'orientation du sens, l'interprétation que l'on attribue aux faits, l'interaction (faible ou forte) qui relie/sépare l'objet et le sujet.

Dans le contexte de l'auto-formation telle que nous la concevons, reposant sur une ontologie, une double phénoménologie et une herméneutique intégrative, il est évident que la rationalité scientifique ne peut prétendre seule à constituer l'intégralité de la connaissance du sujet. La perception, le ressenti, l'émotion, la pensée symbolique, le mythe, l'imagination, l'intuition, qui nous permettent d'appréhender ce qui nous environne appartiennent aussi à la science du sujet.

L'ambiguïté provient donc, en premier lieu, de la définition que l'on donne aux "objets" qui constituent chaque discipline scientifique, dont découlent concepts, théories, méthodes.

L'auto-formation, considérée comme le fait d'apprendre par soi-même, serait, dans cette optique, l'implicite sous-jacent à toute activité disciplinaire puisque participant du sujet qui expérimente et analyse, quelle que soit la discipline. L’auto-formation, dans son essence, dynamisée par chaque situation de vie, se caractérise par une interaction forte et non-duelle entre sujet et objet. Comme corollaires, l’hétéro-formation présenterait une interaction plus faible entre sujet et objet, dans la mesure où le rapport à l’objet devient médiatisé par l’expérience d’autrui. Dans ce même registre, la distanciation duelle objet/sujet qui caractérise l’activité scientifique suggère l’interaction la plus faible entre l’objet et le sujet, en tendant à l’objectivité maximale. L’éco-formation, comme être au monde, renvoie au rapport de dépendance du sujet au tout qui l’entoure, d’où une interaction forte mais duelle que l’on retrouve dans la vision holiste ou dans les médecines traditionnelles,  Enfin, l’onto-formation, qui articule transcendance et immanence, se dirige dans la direction d’un effacement de la relation sujet-objet qui tendrait donc vers l’interaction la plus forte qui soit.

L’un des thèmes importants (à construire) de la transdisciplinarité comme science serait de préciser la relation des sujets aux objets qui les environnent, relation faible ou forte selon le niveau de réalité (et le champ épistémologique) concerné. Dans une perspective voisine la transdisciplinarité permettrait aussi d’espérer relier les régimes diurne et nocturne de la formation de la personne. Dans tous les cas, ce qui importe c'est de développer, à partir des données, un pouvoir explicatif facilitant la construction d'une compréhension et d'une représentation du monde et de l'homme, c’est de développer des méthodologies qui puissent tisser les relations entre régimes.

La dichotomie entre l'objectivité plutôt diurne et la subjectivité à dominante nocturne qui compose la boucle anthropo-formatrice, tout comme les distinctions entre éco, hétéro et auto-formation sont cependant plus ambiguës qu'il ne paraît. La question de leur relation pourrait devenir voisine de celle de la quête de sens. La recherche d'un sens, évènementiel ou intérieur à nos actes de vie suggère en effet, à l'image des deux régimes, deux structures psychiques contradictoires.

Si la relation entre la part diurne et nocturne de l'auto-formation correspond bien à une quête de sens c'est que, par définition même, le sujet existentiel et diurne est "jeté" ou plus précisément "placé au-dessous", c'est à dire "soumis à une autorité" qui le dirige, à savoir le sujet inconscient et nocturne qui l'oriente. Entre le sens/sensation d'une part renvoyant à la phénoménologie de la perception et le sens/orientation de l'autre qui, en écho, manifeste l’Orient des Lumières du pôle imaginal, s'exprime la relation du signifiant au signifié par la recherche de sens/signification. En parallèle, si l'hétéro-formation renvoie bien au savoir formel et à l'objet en référence au régime diurne son action, par résonance, elle peut toucher le régime nocturne et, par l'apprentissage ou le ressenti, dynamiser l'auto-formation.

 

-        Nature et culture dans l’auto-formation

De même que hétéro et auto-formation apparaissent distinctes et cependant liées, il existe une problématique commune sous-jacente aux idées de nature, d'environnement, de culture et de formation qui tissent les rapports entre éco et auto-formation. La culture, comme maîtrise de la terre, analogue à l'éducation de l'esprit, étymologiquement, suggère une action concrète sur la nature, le monde minéral, végétal, animal, mais elle affirme aussi une dimension cultuelle et culturelle associée à ces actes en tant que "formes acquises de comportement dans les sociétés humaines".

La société fait partie de l'éco-formation comme, inversement, la nature et les autres appartiennent à l'auto-formation. D'ailleurs, un lien historique relie les sciences de la terre celles de la vie, celles de l'homme et celles de la société. Dans tous les cas, la structure de la connaissance du monde et sa perception, nécessairement soumise à représentations, est en jeu.

Si éco-formation et hétéro-formation comme environnements naturel et social construisent la réalité physique et psychique du sujet, rétroactivement, l'auto-formation élabore ces diverses réalités tout en étant révélée par elles. Ce qui alors s'affirme concerne la façon dont l'homme se forme de ces milieux, la manière dont il les perçoit et dont ces environnements le transforment. Mais il faut aussi pouvoir reconnaître l'aptitude, en ce processus, de chacun à se métamorphoser afin de se trouver en les modifiant.

Plus précisément, la relation aux divers milieux offre, en termes expérientiels (et souvent inconscients comme dimension nocturne de la formation), un certain nombre de formes imaginales reliées à l'éco et à l'hétéro-formation qui construisent, déconstruisent et reconstruisent les images qui caractérisent la quête identitaire du sujet en donnant sens à sa formation. L'ensemble des catégories environnementales qui nous entourent possède des fonctions symboliques nourrissant une "psychologie imaginale" (H. Corbin, 1979, p.49). Il existe en effet un présupposé phénoménologique qui consiste à considérer la capacité de projection psychique d'une nature et réciproquement : chaque phénomène physique décèle le mode d'activité psycho-spirituelle qui la met en œuvre. Par l'articulation du Même et de l'Autre dans l'environnement naturel qui spécifie l'auto-formation nous assistons en fait à l'actualisation de sens suprasensibles, la dynamisation du Même comportant une intensification des facultés de perception sensibles. D'où l'importance qu'il y a de considérer, en écho à la phénoménologie existentielle l’autre phénoménologie, imaginale. Car l'expérience de soi affirme le sentiment intime qu'un événement se passe en soi. Et pour se faire, il faut bien un renversement qui détermine une perception subtile du sensible dans le lieu même de la sensation et de l'intelligence de soi. Ce lieu dans lequel l'autre est en soi se trouve aussi être celui dans lequel, au même instant, soi est l'autre, le "Tout Autre".

L'auto-formation devient alors véritablement la formation de l'homme dans l'homme, l'homme vrai qui habite au plus profond de soi assumant alternativement le rôle de témoin, d'accusateur, de compagnon, de guide, de présence éternelle. Déjouer le piège du normatif et du descriptif dans l'auto-formation, au demeurant incapable de résoudre les problèmes affirmés par la complexité suggère donc, entre autres, la valorisation de la dimension nocturne dans la formation en redonnant un nouveau statut en particulier à l'imagination qui, précisément, possède la capacité de conjuguer, d'entrelacer, puis de rassembler les contradictoires à un méta-niveau intégrateur. Car toute pratique intègre autant du formel que de l'informel, du rationnel que de l'intuitif et de l'imaginatif.

La question de l'auto-formation est donc par excellence celle de l'intégration de ces contradictions, le "vrai" sujet, comme résultat de l'interaction entre vie existentielle et vie intérieure (inconsciente, imaginale, onirique, artistique, poétique…) transparaissant dans l'entre-deux de la relation. Elle devient, de façon élargie, une interrogation sur l'existence en tant que phénomène, mais elle affirme aussi toute l'importance que l'on doit attribuer à une phénoménologie imaginale  qu'H. Corbin, (1958, 1980) associe à une authentique angéophanie que nous pourrions, alors, considérer comme l’ésotérique implicite de toute auto-formation.

 

Découvrir l'auto-formation comme à la fois nourrie de l’onto-formation, opposée et liée à l'hétéro-formation et à l'éco-formation, comprendre la dimension formative comme une construction tripolaire (G. Pineau, 1991) par soi (auto), les autres (hétéro), les choses et l'environnement (éco), reconnaître toute l'importance d'une double phénoménologie, existentielle et imaginale, dans la question identitaire, en ressentir sa possible finalité onto-formatrice affirme à la fois la difficulté de la question générale de la formation et le possible enracinement de "l'auto" dans le cadre de la pensée complexe développée par des auteurs comme E. Morin (1990)ou J.J. Wunenburger (1990).

Dès lors l'auto-formation fait éclater les représentations plus univoques qu'elle sous-tend habituellement. Elle devient le produit des transactions complexes du sujet, faites de clartés et d'opacités, de différentiation et d'indifférenciation, d'ordonnancement et de chaos en s'offrant comme le trait d'union entre le formel et l'expérientiel, le conscient et l'inconscient, le singulier et l'universel. La démarche transdisciplinaire, dans ce contexte, serait de savoir s'il peut exister une posture de l'esprit et des méthodes qui affirmeraient un sens intégrateur des points de vue opposés offerts par les approches contradictoires de façon à réunir ce qui, à un premier niveau, paraît inconciliable.

Enfin, en tant que processus, l'auto-formation dépend du niveau sur lequel s'enracine l'auto-perception que le sujet a de lui-même, associée à l'intelligibilité de soi. D'où l'importance de la notion de niveau de réalité dans une approche qui traiterait d'un tel thème.

 

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