Contribution de Marie-José Barbot

Questions de méthode et parcours professionnel[1]

 

Cette note de synthèse présente, à partir de nos travaux, la question de l'autonomie dans les apprentissages de langues du point de vue de la recherche. Tout d'abord, nous explicitons les choix effectués pour évoquer un parcours dans sa complexité. Dans un deuxième temps nous retraçons notre parcours professionnel avant de présenter, sous forme de quatre chapitres les conceptions théoriques, épistémologiques, méthodologiques et organisationnelles qui constituent notre identité de chercheur.

 

Étant donné que le texte en vue de l'habilitation rend compte d'un ensemble de travaux, la question méthodologique abordée en premier lieu a été celle du mode d'organisation à retenir pour effectuer une présentation linéaire d'un parcours en spirale. Nous avons recherché une visibilité des travaux à travers une présentation problématisée et un travail de contextualisation de ces derniers[2]. Nous avons répondu aussi aux questions posées par des questions d'échelle, de découpage et de cadrage des objets de recherche, de mise en perspective lorsqu'il s'agit de revisiter des notions et des concepts. Un autre aspect retenu est celui des frontières, même si on se situe, comme c'est le cas, dans une interdiscipline les sciences de l'éducation.

 

La démarche adoptée est le fruit de la conception de la recherche qui est la nôtre aujourd'hui, aussi rappelerons-nous brièvement ici nos bases de connaissance:

a)      une anthropologie en mesure de définir les rapports entre les sujets et leurs besoins en formation;

b)      le constructivisme en tant que théorie de l’acquisition des connaissances qui met l’accent sur le caractère actif et productif des processus cognitifs;

c)      l’interactionisme comme théorie de compréhension de la dimension relationnelle des phénomènes d’autonomisation. Nous nous référons au concept simmelien[3] d'interrelation (Wechselwirkung) pour sa valeur heuristique dans le champ de l'apprentissage mais également dans celui de la recherche;

d)      la transdisciplinarité au sens où le postulat de l'autonomie du sujet est commun à différentes disciplines (philosophie, sociologie, psychologie, communication… ): le concept de l'autonomie est donc transversal.

Nos recherches et leur évolution correspondent à des strates, dont il convient de distinguer les contributions et les qualités, tâche ardue qui renvoie à un travail de décentration, car nous sommes loin d'être conscients du processus de construction de notre connaissance du monde. Ce qui est certain, dans la perspective constructiviste[4] où nous nous plaçons, c'est que rien n'est donné de l'extérieur, comme l'établit L. von Bertalanffy(1993) qui, aussitôt après avoir opéré une distinction entre les systèmes réels et les systèmes conceptuels, la relativise : "Cependant la distinction n'est pas aussi aiguë et aussi claire que cela il ne s'agit pas d'objets soumis à la perception ou à l'observation directe ; ce sont des constructions conceptuelles. Ceci est vrai aussi des objets du monde de tous les jours qui ne sont absolument pas simplement "donnés" comme des données sensorielles ou de simples perceptions, mais sont véritablement formés d'un grand nombre de facteurs "mentaux" qui vont de la dynamique de la forme et des processus d'instruction, à la linguistique et aux facteurs culturels qui déterminent largement ce que nous "voyons" réellement ou ce que nous percevons."[5]

 

Par ailleurs, aux dispositions personnelles s'ajoutent des déterminations sociales. Aussi est-il nécessaire de maîtriser les codes d'un domaine, à un moment historique, pour comprendre ce qui se jouait alors, comme le montre P. Bourdieu (1988) à propos de M. Heidegger, dont il dénonce l'auto-illusion par rapport à son passé. Avoir 20 ans en 1968, nous désigne comme membre d'une génération confrontée aux problèmes de l'autorité. De plus, nous appartenons à une génération dans laquelle les technologies sont entrées dans l'école. Toutefois l'itinéraire suivi répond à nos propres choix, car, comme F. Varela (1996) l'affirme à propos de la cellule, l'identité se constitue par des choix permanents opérés au sein de l'environnement : "vivre c'est choisir, choisir, choisir"[6]. Même si chaque génération partage des représentations communes, celles-ci sont renouvelées par des prises de décisions personnelles[7].

 

Il s'agit donc ici de sélectionner et d'expliciter des orientations et des conceptions qui se sont constituées chronologiquement, et dont les effets sont pérennes. Pour cela, on peut saisir le fil de l'autonomie dans les apprentissages comme processus et intentionnalité qui donne la cohésion à l'ensemble et qui s'est consolidé dans une dialectique avec des environnements changeants et complexes à partir de cadrages et de recadrages éthiques, cognitifs et affectifs. La note de synthèse constitue plus que le miroir fidèle d'un parcours, puisqu'elle elle établit comment une fois construite son identité de chercheur, celui-ci est en mesure d’ assurer un relai dans la communauté scientifique.

Ainsi, cette note de synthèse répond à un triple objectif :

expliciter la validité et la cohérence externe et interne et les fondements épistémologiques de nos travaux;

 

Dès lors, il s'agit de rendre visibles les caractéristiques essentielles de nos propres travaux - pour nous, une conception de l'apprentissage reposant sur le concept d'autonomie - autour des objets de recherche, des méthodologies, des problématiques et des enjeux théoriques choisis. C'est en effet sur ces mêmes caractéristiques que dans une activité d'encadrement devront s'exercer notre vigilance et celle du chercheur. 

 

Une construction par englobements : compte tenu de notre spécialité, la structuration de nos travaux repose tout d’abord sur la didactique du FLE qui est englobée dans une perspective d'ingénierie éducative, puis dans une approche pluridimensionnelle. En effet, la didactique aborde des questionnements liés à des processus spécifiques d’appropriation et d’acquisition : "La didactique, au fond, prend le parti d’accentuer les variables qui sont liées à chaque savoir singulier, pour mieux en comprendre les problèmes d’apprentissage"[8], elle constitue donc une constante de base. Toutefois nous postulons que le rapport entre recherches et didactique ne doit pas être un rapport d’application, comme il l’a trop souvent été en didactique des langues, placée sous l’hégémonie de la linguistique appliquée. De toutes façons, il ne s'agit pas en didactique de savoir seulement comment faire, mais aussi pourquoi, d'élaborer un cadre de réflexion générale et d'utiliser des outils scientifiques pour résoudre de façon systémique les problèmes, pour faire évoluer des questionnements à partir de la compréhension des évolutions en cours.

C'est ainsi que la prise en compte du concept de "centration sur l'apprenant"(nous préférons le terme de "sujet apprenant") qui rend compte de la complexité du sujet en formation- révèle les limites des modèles éducatifs classiques. Ce qui suppose le passage à une interrogation sur les finalités éducatives et à une position d’élucidation d'ordre éthique : "Ce que j'appelle élucidation est le travail par lequel les hommes essaient de penser ce qu'ils font et de savoir ce qu'ils pensent"[9]. A partir de là, il s'agit d'assurer le développement de l’autonomie dans des contextes où rien ne la favorise, de prendre en compte le rapport au savoir, " c’est à dire l’idée de rapports diversifiés que les élèves établissent avec les savoirs, et dont l’importance, pour l’efficacité des apprentissages, est au moins aussi grande que la structure des savoirs eux-mêmes."[10] en construisant des médiations diversifiées.

 

Cela implique de prendre acte de l'ensemble des aspects de l’autoformation, non par dispersion, mais parce qu'importer ce que P. Carré désigne comme un préconcept, l'autoformation, dans sa spécialité, les langues et les cultures, suppose une appropriation et une reconstruction propres. De plus, une réflexion sur l’autoformation dans le système éducatif ne peut faire l’économie de ce que signifie pour celui-ci l’entrée dans ce que B. Miège (1997) désigne comme la société de la communication. Dans l’enseignement supérieur particulièrement, puisque les mutations dues aux technologies affectent l' enseignement et la recherche, même si une telle situation exige une objectivation accrue du chercheur : "Je veux dire par là celle qui, dépossédant le sujet connaissant du privilège qu'il s'accorde d'ordinaire, s'arme de tous les instruments d'objectivation disponibles (enquête statistique, observation ethnographique, recherche historique, etc.) pour porter au jour les présupposés qu'il doit à son inclusion dans l'objet de connaissances"[11].

 

En ce qui concerne notre démarche de recherche, elle n'est pas sans rapport avec notre expérience de l'étranger. En effet, elle s'inscrit en continuité avec une approche de la réalité forgée sur l'observation, proche de ce que G. Bachelard décrit : "Nous en arrivons alors à nous demander si la psychologie de l'esprit scientifique n'est pas purement et simplement une méthodologie consciente. La véritable psychologie de l'esprit scientifique serait ainsi bien près d'être une psychologie normative, une pédagogie en rupture avec la connaissance usuelle "[12]. D’ailleurs, un autre rapprochement peut être fait entre la mise à distance qui caractérise la recherche qui se donne des outils pour échapper à la pesanteur, à la passivité, à l’évidence et le processus de distanciation dans lequel on se trouve placé spontanément à l'étranger, où l'on échappe à bien des jeux et des enjeux, au sens commun : "Le sens commun est en grande partie national parce que la plupart des grands principes de division sont jusqu'ici inculqués ou renforcés par les institutions scolaires qui ont pour mission majeure de construire la nation comme population dotée des mêmes "catégories" donc du même sens commun."[13]Enfin un autre lien unit l'exploration de l'étranger et la recherche en éducation : dans les deux cas, la compréhension provient d'une position d'observation constitutive de l'action : "Il n'y a pas d'un côté, un domaine de la complexité qui serait celui de la pensée, de la réflexion, et, de l'autre, le domaine des choses simples qui serait celui de l'action. L'action est le royaume concret et parfois vital de la complexité."[14] Des boucles se créent entre l'observateur et son action car, comme ajoute E. Morin : "Sujet et objet dans ce procès sont constitutifs l'un de l'autre."

 

Le problème de l’autonomie peut constituer, aujourd’hui, le fondement de la réflexion théorique et de la praxis didactique : d’une part parce que la recherche scientifique met en évidence le rôle que l’autonomie joue dans l’organisation des connaissances, et plus généralement, dans la production de l’activité mentale humaine, d' autre part parce qu’il existe une forte demande sociale d’autonomie des sujets en termes de liberté et de responsabilité. Aussi est-il important d'orienter ce que font les hommes face au principe de conviction, mais aussi face à celui de responsabilité tel que l’a défini Max Weber. En effet, les didacticiens comme les hommes politiques, sont confrontés à l’action : "les conceptions du monde les plus opposées se heurtent les unes aux autres et finalement il faut choisir entre elles."[15]Bien plus, nous vivons à une époque de "bifurcation", selon le concept d'Erwin Laszlo, qui implique des bouleversements dont le sens peut être positif : "[…] quand des systèmes sont amenés à dépasser leur seuil de stabilité, ils entrent dans une phase de chaos. Ce fait ne leur est pas nécessairement fatal; il peut aussi être un prélude à un nouveau développement. Dans les systèmes vivants le chaos donne place à des formes d’ordre supérieures."[16]

 

 

Cette posture de recherche exige une méthode, mais surtout demande d'ouvrir une réflexion épistémologique capable de s'adapter à l'objet examiné, le sujet en formation, sans craindre d'ouvrir de nouvelles voies de recherche, surtout si l'épistémologie classique se montre rigide et incapable de fournir des réponses fonctionnelles aux problèmes examinés. Alors que certains objets privilégient une seule dimension d’étude, la complexité de notre objet d’étude, "le sujet en formation", nous oblige comme chercheur à contraster les terrains, à diversifier les approches en fonction des objets, "certaines approches vont au contraire revendiquer la transversalité comme seule capable de permettre la compréhension critique des enjeux sociaux liés à ces dispositifs innovants. Dans cette optique, les chercheurs ne veulent pas réduire la complexité de la réalité sociale et font jouer l’analyse des différents niveaux ensemble."[17]

 

 

Nous proposons de présenter en préambule notre expérience d'enseignement à l'étranger car elle a mis en question nos conceptions sur l'éducation qui ont dû se déconstruire et se complexifier notamment en ce qui concerne la relation éducative ; ces décadrages nous ont amenée à comprendre que proposer une médiation permettant d'apprendre ne peut se concevoir en dehors d'une écoute du sujet apprenant. Il s'agit ici d'un niveau d'autonomie psychocognitif qui est universel, à distinguer d'un niveau d'autonomie socioculturel qui concerne le rapport du sujet à l'autre et aux autres. En effet certaines cultures privilégient l'appartenance au groupe, d'autres la liberté personnelle, mais dans tous les cas le sujet se développe par des interactions avec autrui, sous peine de rester dans la fusion. L'autonomie se construit par des interactions avec un environnement comme nous le préciserons en présentant le concept d'autonomie dans le chapitre deux en précisant, notamment, la notion "d'autonomie solidaire". De ce fait, nous utilisons le terme de "pédagogie de l'autonomie" à la fois au sens de finalité, c'est-à-dire comme visée, approximation de l'autonomie, mais également comme moyen, c'est-à-dire comme principe de conception des modalités d'apprentissage. En effet l'autonomie si elle est naturelle n'est pas spontanée car son acquisition dépend d'un environnement social souvent modérément favorable.

 

Si nous avons choisi d'évoquer nos activités professionnelles liées au français langue étrangère (FLE), c'est parce qu'elles reflètent comment la confrontation avec la réalité a rendu nécessaire de substituer aux connaissances pédagogiques qui nous avaient été transmises, d'autres conceptions dans lesquelles l'éducation interculturelle a une priorité.

 

Dans cette partie, j'adopterai le "je" qui me paraît plus adapté à ce passage narratif qui retrace comment dès le départ la relation éducative s'est trouvée au cœur de mes préoccupations.

 

Très tôt j'ai éprouvé l'envie de comprendre, par moi-même, le monde grâce au voyage. Mon itinéraire s'est sans doute tracé en réaction à un cadre ressenti comme limité. J'ai ensuite réfléchi et cherché à me donner des outils, une méthode et des concepts pour comprendre comment des relations de formation se fondent sur la dépendance, l'autorité ou la confiance.

Mon choix de carrière s'est effectué sous le signe du voyage qui m'a fait entreprendre des études à l'IPFE[18] et passer un Capes de Lettres, mention étranger. Cette mention constituait le profil classique des enseignants missionnés par le Ministère des Affaires Etrangères(MAE), ce m'a permis de travailler à l'étranger, de quitter le "village"dans lequel cependant des traditions familiales d'autodidaxie donnaient à l'étude toute sa valeur.

Nommée à vingt ans au Japon(j'avais demandé l'Amérique latine), comme lectrice à l'université du Kyu-Shu, puis affectée, après des études de psychologie pendant deux ans, à l'Institut français de Kyoto, j'ai dès cette époque cherché à comprendre les fondements de l'autorité au sein de la relation éducative selon les différents pays et ceux de la reconnaissance d'autrui (la négation conduisant au racisme).

 

Plus tard, recrutée locale au département de Français pour les étrangers de l'université d'Abidjan où je formais des enseignants de français anglophones, je découvrais paradoxalement des similitudes entre les cultures japonaise et ivoirienne du fait de l'importance plus grande donnée au groupe qu'à l'individu, du respect accordé aux relations d'autorité, de la fragilité sociale du sujet en tant que tel.

Les années suivantes en Israël, en plus de mes activités d'attachée linguistique au service culturel, j'assurais quelques enseignements dans un collège et lycée israélien. Ce séjour me confrontait à la complexité de situations politiques inextricables et comme dans les pays précédents à la question du racisme.

L'expérience de ces postes dans des établissements étrangers a favorisé une remise en question radicale de ce qu'on m'avait transmis comme pratique de la "bonne relation pédagogique" dans ma préparation à l'IPFE. Il fallait, loin d'exporter des règles d'application de méthodes d'enseignement fort prescriptives tant à l'égard de l'enseignant que du sujet apprenant, créer une pédagogie à partir du contexte. Ainsi, au-delà des différenciations culturelles et de leur mise en scène, le questionnement essentiel portait sur les médiations à mettre en œuvre.

 

Ma condition d'étrangère durant ces 25 années a sans doute joué un rôle décisif dans le développement de ma réflexion sur la valeur culturelle et universelle de l'autonomie, j'évoquerai à ce propos en particulier mon expérience au Japon.

 

Ce sont les expériences dans l'enseignement supérieur où l'autonomie des acteurs était menacée, tout au moins à mon regard, qui mirent au jour un questionnement concernant la nature des interactions entre enseignant et étudiants. De ce fait, la question de savoir si une attitude interculturelle ne présuppose pas l’existence d’un "je", d’un "autos" tant l’identification à un collectif modifie la communication, se posait. En fait, la relation du sujet au groupe en prenant le pas sur la relation du sujet à un autre sujet induisait un autre type d'autonomie mais ne l'écartait pas. Ce qui était en question était pour moi de ne pas transférer des représentations de la culture occidentale : l’être humain est avant tout, dans des cultures holistes, défini par une appartenance et par l’observation de règles collectives auxquelles il ne peut déroger sans risquer l’exclusion. Ses propres règles se construisent dans cet espace culturel.

 

Cette difficulté dépassée, je me suis orientée un temps vers une démarche pragmatique d'éducation comparée à propos des systèmes éducatifs et des conceptions pédagogiques bouddhistes et confucianistes, des influences occidentales depuis l'ère meiji, des influences américaines d'après guerre avec notamment la présence d'universités baptistes. Cependant je découvrais que les théories de la communication offraient de loin des éléments organisateurs efficaces quant à la compréhension des situations quotidiennes.

Du fait de leur culture, les étudiants (japonais, mais aussi africains) attribuent à l'enseignant la toute puissance, image que l'enseignant doit assumer. L'instabilité qui en découlait pour moi provoquait une situation de bouleversement cognitif (Schütz, 1987). En fait, dans le cas du Japon, les rapports d'autorité au sein de la relation éducative reflétaient des conceptions qui n'avaient de sens que par rapport à la conception des relations sociales (professeur se dit sensei sen : sen signifie avant, sei signifie vie, le professeur est donc celui qui a eu la vie avant, à qui on doit soumission). Les rapports étaient convenus suivant des règles formelles. Dès lors, il a fallu comprendre ce que pouvait signifier la nomination d'une femme, unique enseignante dans une université japonaise. Il était difficile aux étudiants de reconnaître un enseignant qui ne répondait pas aux règles. La conclusion s'imposait : seul le sujet apprenant décide s'il veut coopérer et apprendre si les modalités de communication ne lui conviennent pas, des blocages apparaissent. En d'autres termes, sans ancrage socio-affectif et culturel, peu de personnes apprennent, ce qui signifie qu'un enseignant devrait comprendre la(les) culture(s ) de ses étudiants s'il veut remplir son rôle de médiateur.

 

En ce qui concernait la nature de la relation éducative, j'étais amenée à la considérer du point de vue socioculturel avec ces nouvelles données où le conformisme le disputait à la rigidité. Dans cette situation que l'école de Palo Alto (Watzlawick, Helmick-Beavin, Jackson, 1972) définirait comme de complémentarité, que devenaient les relations de symétrie ? La complémentarité est présupposée à partir du rôle professionnel, c'est à dire d'une fiction socialement établie et acceptée. Au contraire, pour moi, du point de vue psychologique, la symétrie, c'est à dire la seule modalité de relation qui permette de placer deux êtres humains dans une situation de partage authentique des objectifs qu'ils se sont fixés (enseigner pour l'enseignant, apprendre pour l'étudiant) sans permettre que des facteurs secondaires (l'affirmation d'un pouvoir réel ou imaginaire, l'insécurité, la violence symbolique etc…) ne prennent le pas, est la seule modalité de relation juste. Or les relations éducatives au Japon reposaient sur des rapports de dépendance plus que d'autorité, comme l'a analysé Takeo Doi (1988) dans son étude du concept d'amae qu'on peut essayer de traduire par "être indulgent, gâter" : attitude dont on bénéficie dés qu’on appartient à un groupe, mais qui en contrepartie peut impliquer une absence d'indépendance, de liberté et de créativité. Il fallait donc en tenir compte tout en trouvant des situations permettant d'introduire des passages. En fait, lorsqu'on leur en donnait l'occasion et l'autorisation les étudiants réagissaient individuellement et s'impliquaient de façon très responsable.

Il s'agissait de voir si l' intervention se situe bien dans la mise en présence des étudiants et d'éléments d'acquisition. Ainsi une dimension universelle intervient telle que P. Vayer l'a défini (pour l'enfant mais aussi pour l'adulte) : "De toute façon, intervention extérieure ou invitation à agir, pour qu'une activité soit utile sur le plan du développement personnel ou social, il faut que l'enfant soit sujet de son action. Par ailleurs, tout ce qui va se passer- engagement dans l'activité, implication, régulation- dépend non des directives imposées de l'extérieur mais de ce qu'est l'enfant présentement."[19] Se situer dans cette optique impliquait d'adopter une démarche compréhensive, de choisir comme point de départ le contexte des étudiants et de prendre conscience des facteurs qui freinaient ou encourageaient leurs activités, personnelles ou en groupe. Je découvrais à quel point les situations d'enseignement relevaient de la communication.

 

En fait, au-delà de la prise de conscience des dysfonctionnements, il était clair que sous la mise en scène du particulier se retrouvaient les lois universelles, en particulier celle de l’autonomie, comme je le découvrais notamment à travers la thérapie Morita (issue du bouddhisme zen) qui part du principe que seul le sujet peut construire lui-même le sens de sa vie et à travers les interactions qui permettent au sujet de se construire à travers la relation sociale (Vygotsky 1934). Dans tout pays, la définition du concept d'autonomie comme dynamique entre la responsabilité, la liberté, l'authenticité et la sincérité a du sens. Ainsi s'est construite une réflexion sur l'autonomie qui relevait de ce que M. Abdahallah-Pretceille désigne comme un "humanisme du divers."[20]

 

Dans cette optique, il convenait de respecter une forme d'autonomie pour les étudiants (leurs valeurs), même si paradoxalement elle supposait qu' ils préféraient une pédagogie traditionnelle fondée sur la transmission de contenus et sur la "violence symbolique". Ce qui est en question concerne donc l'enseignant et le respect des règles du jeu, les compromis qu'une personne, qui travaille à l'étranger, accepte :" L'individu se définit ici en vertu de sa participation sociale et politique à la vie de la cité, et non par ses appartenances culturelles"[21](M. Wieviorka 2000). Il convient de participer au jeu social et de se conformer au groupe professionnel auquel on appartient de fait, pour être accepté. En effet, dans certaines cultures le sujet importe moins que son appartenance à une entité reflétée par la carte de visite (Au Japon, de ces classements dépend la façon de s'adresser à l'autre, le choix des pronoms, des verbes de transaction "donner", "recevoir", "rendre visite" par exemple). Être autonome, c'est être capable de s'adapter à un environnement et d'improviser pour s'intégrer socialement.

 

 

Les séjours ultérieurs à Barcelone, sept ans, puis à Milan, deux ans, m'ont amenée à occuper des postes de direction des cours dans des instituts français au moment même où ces établissements "publics en autogestion", jusqu'alors fortement subventionnés pour la diffusion du français, recevaient l'injonction de fonctionner suivant des critères de rationalisation relevant plus de la rentabilité économique que de l'efficacité pédagogique. Dans ces contextes culturels si proches, j'ai pris conscience des limites des formations à l'échelle d'un pays alors que les opportunités de mobilité professionnelle s'accroissaient.

 

Ainsi travailler à l'étranger facilite un type de décentration du fait de la distance à une écriture parfois, à une langue et à une culture toujours et du statut d'acteur singulier que l'on a, alors que, dans sa propre société, on se détermine en fonction des règles du jeu ambiantes. Ce qui est positif aussi est que cette situation permet mieux de voir ce qui est commun entre les hommes, car, comme l'écrivait le philosophe allemand G. Simmel alors que "le sujet voisin est éloigné", dans la condition de l'étranger "le sujet lointain est voisin."[22]Cela permet à l'étranger qui vit dans un contexte géographique et social qui n'est pas son contexte d'origine d'assumer au moins deux modalités importantes d'approches de la culture dont il est l'hôte :

1)      une plus grande objectivité (c'est à dire une attitude plus désintéressée) vis à vis de l'objet qu'il observe (dans ce cas : la culture du pays d'accueil) ;

2)      la tendance à partager avec les personnes qui appartiennent à la culture d'accueil uniquement certaines qualités plus générales, en réduisant au minimum ces différences (de langues, de générations, d'expériences) qui, dans le pays d'origine sont mises au premier plan, compte tenu de la véritable pluralité de cultures qu'il comporte.

Cette attitude aura une influence sur mes travaux notamment sur la formation interculturelle des enseignants.

 

Cependant j'ai décidé de rentrer en France, en 1994, comme enseignant-chercheur au Centre de Recherches et d'Études pour la Diffusion du Français [23] (CRÉDIF) à l'ENS Fontenay Saint Cloud. A sa dissolution j'ai été nommée à l'université de Boulogne-sur-mer sur un poste créé pour concevoir et organiser une formation européenne d'enseignants[24]. Cependant je continue à avoir des échanges professionnels hors d’Europe (c'est ainsi que j'ai rendu visite Paolo Freire, à un des maîtres de l'autonomisation, en1995, à Sao Paolo.)

Le temps passé à l'étranger a créé en retour une distance par rapport à la réalité française, notamment à l'éducation, par une conscience du caractère relatif, non naturel, construit et donc changeable de ce que la culture fait passer pour évident, de ce qui est inculqué. De plus, je crois avoir acquis un sentiment de liberté par rapport à ce qui relève de l'ordre établi, mais aussi un sentiment de responsabilité : ce que l’esprit humain à imaginé, il peut le modifier ; il faut donc se donner les moyens scientifiques d'agir. Rien n'est inéluctable car comme l'écrivait P. Bourdieu, mettre à jour la réalité c'est se donner prise pour agir : "ce que le monde social a fait, le monde social peut, armé de ce savoir, le défaire,"[25]la seule chance de liberté par rapport aux possibles qui nous menacent est de les objectiver et de savoir qu'on joue un jeu qui n'est pas déjà fait. De ces années à l'étranger où j'ai été appelée à travailler dans des institutions éducatives étrangères, l'impression la plus forte, confirmée ensuite par la lecture de Geza Roheim (1950, 1976) est celle de l'universalité de valeurs. Même si on ne décode pas les formes adoptées ici et là, il s'agit toujours d'élaborations qui ont du sens et qui correspondent à la réponse construite par l'homme pour organiser des rapports dans une culture donnée. De ce fait, il me semble qu'il est dangereux de surdimensionnées les différences culturelles alors même que la rupture de communication, le malentendu existent avec des personnes de même origines.

 

 

 

Ainsi ces premières expériences professionnelles ont contribué à la mise en place d' un processus de transformation de mes conceptions pédagogiques qui, à l'épreuve de la réalité, ont révélé leurs insuffisances.

Mes travaux sont issus de la prise de conscience des dysfonctionnements de la communication éducative et de la liberté, en dernier ressort, de l'apprenant d'apprendre ou non. De ce fait, j'ai pris le "sujet en formation visant l'autonomie" - apprenant ou futur enseignant -comme objet de recherche comme je l'ai présenté dans la note de synthèse :

 

Dans le premier chapitre, nous montrons en quoi l'autodirection accompagnée constitue une ouverture pédagogique face aux problèmes cognitifs, culturels et sociaux posés par l'apprentissage des langues tandis que la dynamique du changement appelée par différents facteurs (les médias, la pédagogie centrée sur l'apprenant, les exigences des usagers, l'éducation interculturelle) révèle les limites du système éducatif traditionnel. Nous rappelons donc comment notre recherche s'est orientée en autoformation cognitive puis éducative.

 

Dans le second chapitre, nous exposons notre conception de l'autonomie à la fois comme moyen et comme finalité du système éducatif comme étant indissociable d'un double changement de paradigme en éducation et en recherche à partir :

a)      de recherches empiriques menées auprès d'auto-apprenants qui mettent en lumière les deux facteurs centraux de l'autoformation en milieu institutionnel, la motivation des apprenants et la médiation;

b)      de recherches spéculatives sur l'autonomie qui permettent de fonder une théorie de la pédagogie de l'autonomie. Quatre axes sont présentés : conceptuel, épistémologique, organisationnel et méthodologique.

En fait, dans cette deuxième partie, des principes, des propositions et des modèles sont construits qui correspondent à un changement de paradigme constructiviste en formation et en recherche.

 

Le troisième chapitre constitue en revanche une mise à l'épreuve d'une pédagogie de l'autonomie puisque celle-ci est confrontée à l'utilisation des technologies qui peuvent jouer comme un "obstacle épistémologique" au sens de G. Bachelard. Aussi avons nous étudié dans cette perspective les nouveaux médias à différents niveaux :

-         celui des supports pour mettre en corrélation les spécificités des multimédias et les paramètres de l'autoapprentissage en langues;

-         celui des usages pour comprendre comment les enseignants et les apprenants s'approprient des technologies et quels accompagnements doivent être mis en place;

-         celui de l'innovation et des logiques économiques et sociales pour voir comment se combinent ou s'opposent des intérêts différents pour parvenir à des configurations répondant à des logiques d'autoformation, mais également à d'autres logiques.

 

Enfin, dans le quatrième chapitre, plus bref, orienté vers l'avenir, nous faisons état de trois domaines de recherches que nous souhaitons développer, car ils constituent des leviers de l'autoformation : l'autoévalaution et l'évaluation (face aux logiques de marchandisation), la formation d'enseignants autonomes au moyen du développement de l'alternance et la généralisation de l'université en ligne dans l'enseignement supérieur, domaines dans lesquels nous pouvons accueillir de jeunes chercheurs.

 



[1] "Autonomie et Apprentissages, des méthodes d'enseignement du FLE à la formation ouverte et à distance", Habilitation à Diriger des Recherches, 26 juin 2002, sous la direction de Daniel POISSON Sciences de l'éducation à l'Université des Sciences et Technologies de Lille, jury composé de Jean CLENET, Sciences de l'éducation, Daniel COSTE Sciences du langage, Elisabeth FICHEZ Sciences de l'information et de la communication, Geneviève JACQUINOT, Sciences de l'éducation

 [2] Ces travaux sont présentés selon le numéro et la date qui figurent dans la liste des publications présentées p  exemple (n°1:1981)

[3] cf.  les trois courants qui se situent dans l'interactionisme: les travaux de l'école de Chicago et de son fondateur Robert E. Park, la théorie de l'action sociale de Talcott Parsons et la théorie de l'interactionisme symbolique représentée par H. Blumer et surtout Erving   1972, Préface, The presentation of self in everyday life, Harmondsworth : Penguin Books (A Pelican book)

 

[4]            Travaux de E.von GLASERSFELD., 1981 Introduction to radical constructivism, In The invented reality: how do we Know what we believe we Know (Watzlawick (ed.) pp.41-61) London: Norton

[5] p.XVII, BERTALANFFY von L. 1993, "Préface à l'édition Penguin", Théorie générale des systèmes, Paris, Dunod, 1993

[6] Né pour apprendre ( H. TROCME-FABRE, réal. D. Garabédian),1996, vidéo Credif- ENS, Fontenay Saint Cloud :ENS production/Priam,

[7] FRANKL V. E., 1962, Man’search for Meaning, Simon and Schuster,

[8] p. 47, ASTOLFI J-P,1995, Essor des didactiques et Apprentissage scolaires, « Éducations », déc 94, janv 95.

[9] p.8, CASTORIADIS C., 1975, Dans l'institution imaginaire de la société, Paris, Seuil.

[10] p 21, ASTOLFI, J-P,1995, Essor des didactiques et Apprentissage scolaires, « Éducations », déc 94, janv 95.

[11] p.22, BOURDIEU P., 1997, Méditations pascaliennes, Seuil

[12] p.140, BACHELARD G., 1934 : 1ère édition, 1984 : 16ème, Le nouvel esprit scientifique, Paris: Puf

[13] p.119, BOURDIEU P., 1997, Méditations pascaliennes, Paris: Seuil

[14] p.108, MORIN E., 1990, Introduction à la pensée complexe, Paris: ESF

[15] p.166, 1987, M. WEBER, Le savant et la politique, Paris: Plon UGE"10-18"

[16] p.13, LAZLO E., 1990, Il pericolo e l'oportunita, (trad de The age of bifurcation. Understanding the changing world) Milano : Sperling & Kupfer

[17]  E. FICHEZ, à paraître, Dispositifs innovants Démarches de recherche et modèles d’analyse, Colloque Pour une recherche inter IUFM sur les dispositifs innovants dans la formation des enseignants, 31 Mai, 1ier juin 2001, IUFM Nord Pas de Calais, Trigone, Gericho

 

[18] Institut des Professeurs de Français à l'étranger (IPFE), dirigé par B. Quemada à la Sorbonne, créé par Ferdinand Brunot en 1920 pour des étudiants français et étrangers. 

[19] p.50, VAYER P., 1993, Le principe d’autonomie et l’éducation, Paris : ESF,

[20]  M. ABDHALLAH-PRETCEILLE, 2002,"L’école interculturelle" La guerre des dieux, Nouvel Observateur

[21] p.140, M. WIEVIORKA, 2000, La différence, Paris : Balland

[22] Cf. G. SIMMEL, 1908 g, Soziologie. Untersuchungen über die Formen der Vergesellschaftung, Duncker & Humblot

[23] Le Crédif institutionnalisé au cours des années 1950 relevait de l'ENS de Saint Cloud cf. COSTE D., (sous la direction de), 1984, Aspects pour une politique de diffusion, du français langue étrangère depuis 1945, Paris: Hatier/ENS de Saint Cloud

[24] Christ Church College University of Canterbury et l'Institut de formation des enseignants de l'université de Catane

[25]p.944, BOURDIEU P., La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993