Cette
note de synthèse présente, à partir de nos travaux, la question de l'autonomie dans les
apprentissages de langues du point de vue de la recherche. Tout d'abord, nous explicitons les choix
effectués pour évoquer un parcours dans sa
complexité. Dans un deuxième temps nous
retraçons notre parcours professionnel avant de présenter, sous forme de quatre
chapitres les conceptions théoriques, épistémologiques, méthodologiques et
organisationnelles qui constituent notre identité de
chercheur.
Étant
donné que le texte en vue de l'habilitation rend compte d'un ensemble de
travaux, la question méthodologique abordée en premier lieu a été celle du mode
d'organisation à retenir pour effectuer une présentation linéaire d'un parcours en
spirale. Nous avons recherché une visibilité des travaux à travers une
présentation problématisée et un travail de contextualisation de ces derniers[2].
Nous avons répondu aussi aux questions posées par des questions d'échelle, de
découpage et de cadrage des objets de recherche, de mise en perspective lorsqu'il s'agit de
revisiter des notions et des concepts. Un autre aspect retenu est celui des
frontières, même si on se situe, comme c'est le cas, dans une interdiscipline
les sciences de l'éducation.
La
démarche adoptée est le fruit de la conception de la recherche qui est la
nôtre aujourd'hui, aussi rappelerons-nous brièvement ici nos bases de connaissance:
a) une anthropologie en
mesure de définir les rapports entre les sujets et leurs besoins en formation;
b) le constructivisme en
tant que théorie de l’acquisition des connaissances qui met l’accent sur le
caractère actif et productif des processus cognitifs;
c) l’interactionisme
comme théorie de compréhension de la dimension relationnelle des phénomènes
d’autonomisation. Nous nous référons au concept simmelien[3]
d'interrelation (Wechselwirkung) pour
sa valeur heuristique dans le champ de l'apprentissage mais
également dans celui de la recherche;
d)
la transdisciplinarité au sens où le postulat de l'autonomie du sujet est commun à différentes disciplines
(philosophie, sociologie, psychologie, communication… ): le concept de l'autonomie est donc transversal.
Nos
recherches et leur
évolution correspondent à des strates, dont il convient de distinguer les
contributions et les qualités, tâche ardue qui renvoie à un travail de
décentration, car nous sommes loin d'être conscients du
processus de
construction de notre connaissance du monde. Ce qui est certain, dans la
perspective constructiviste[4]
où nous nous plaçons, c'est que rien n'est donné de l'extérieur, comme
l'établit L. von Bertalanffy(1993) qui, aussitôt après avoir opéré une
distinction entre les systèmes réels
et les systèmes conceptuels, la
relativise : "Cependant la distinction n'est pas aussi aiguë et aussi
claire que cela il ne s'agit pas d'objets soumis à la perception ou à
l'observation directe ; ce sont des constructions conceptuelles. Ceci est vrai aussi des objets du monde de
tous les jours qui ne sont absolument pas simplement "donnés" comme
des données sensorielles ou de simples perceptions, mais sont véritablement
formés d'un grand nombre de facteurs "mentaux" qui vont de la
dynamique de la forme et des processus d'instruction, à la linguistique et aux
facteurs culturels qui déterminent largement ce que nous "voyons"
réellement ou ce que nous percevons."[5]
Par ailleurs, aux dispositions personnelles
s'ajoutent des déterminations sociales. Aussi est-il nécessaire de maîtriser
les codes d'un domaine, à un moment historique, pour comprendre ce qui se
jouait alors, comme le montre P. Bourdieu (1988) à propos de M. Heidegger, dont
il dénonce l'auto-illusion par rapport à son passé. Avoir 20 ans en 1968, nous
désigne comme membre d'une génération confrontée aux problèmes de l'autorité.
De plus, nous appartenons à une génération dans laquelle les technologies sont
entrées dans l'école. Toutefois l'itinéraire suivi répond à nos propres choix,
car, comme F. Varela (1996) l'affirme à propos de la cellule, l'identité se constitue
par des choix permanents opérés au sein de l'environnement : "vivre c'est
choisir, choisir, choisir"[6].
Même si chaque génération partage des représentations communes, celles-ci sont
renouvelées par des prises de décisions personnelles[7].
Il
s'agit donc ici de sélectionner et d'expliciter des orientations et des
conceptions qui se sont constituées chronologiquement, et dont les effets sont
pérennes. Pour cela, on peut saisir le fil de l'autonomie dans les apprentissages comme processus et intentionnalité qui donne la cohésion à l'ensemble et qui s'est
consolidé dans une dialectique avec des environnements changeants et complexes
à partir de cadrages et de recadrages éthiques, cognitifs et affectifs. La note de synthèse
constitue plus que le miroir fidèle d'un parcours, puisqu'elle elle
établit comment une fois construite son identité de chercheur, celui-ci est en mesure d’
assurer un relai dans la communauté scientifique.
Ainsi, cette
note de synthèse répond à un triple objectif :
expliciter la validité et la cohérence externe et
interne et les fondements épistémologiques de nos travaux;
Dès
lors, il s'agit de rendre visibles les caractéristiques essentielles de nos
propres travaux - pour nous, une conception de l'apprentissage reposant
sur le concept d'autonomie - autour
des objets de recherche, des méthodologies, des problématiques et des
enjeux théoriques choisis. C'est en effet sur ces mêmes caractéristiques que
dans une activité d'encadrement devront s'exercer notre vigilance et celle du
chercheur.
Une construction par englobements : compte tenu de notre spécialité, la
structuration de nos travaux repose tout d’abord sur la didactique du FLE qui
est englobée dans une perspective d'ingénierie éducative,
puis dans une approche pluridimensionnelle. En effet, la didactique aborde des
questionnements liés à des processus spécifiques d’appropriation et d’acquisition : "La
didactique, au fond, prend le parti d’accentuer les variables qui sont liées à
chaque savoir singulier, pour mieux en comprendre les problèmes d’apprentissage"[8],
elle constitue donc une constante de base. Toutefois nous postulons que le
rapport entre recherches et
didactique ne doit pas être un rapport d’application, comme il l’a trop souvent
été en didactique des langues, placée sous l’hégémonie de la linguistique
appliquée. De toutes façons, il ne s'agit pas en didactique de savoir seulement
comment faire, mais aussi pourquoi, d'élaborer un cadre de
réflexion générale et d'utiliser des outils scientifiques pour résoudre de
façon systémique les problèmes, pour faire évoluer des questionnements à partir
de la compréhension des évolutions en cours.
C'est ainsi que la prise en compte du concept de "centration
sur l'apprenant"(nous préférons le terme de "sujet apprenant")
qui rend compte de la complexité du sujet en formation- révèle les limites des modèles éducatifs
classiques. Ce qui suppose le passage à une interrogation sur les finalités
éducatives et à une position d’élucidation d'ordre éthique : "Ce que
j'appelle élucidation est le travail par lequel les hommes essaient de penser
ce qu'ils font et de savoir ce qu'ils pensent"[9].
A partir de là, il s'agit d'assurer le développement de
l’autonomie dans des
contextes où rien ne la favorise, de prendre en compte le rapport au savoir,
" c’est à dire l’idée de rapports diversifiés que les élèves
établissent avec les savoirs, et dont l’importance, pour l’efficacité des
apprentissages, est au moins aussi grande que la structure des savoirs
eux-mêmes."[10] en
construisant des médiations diversifiées.
Cela
implique de prendre acte de l'ensemble des aspects de l’autoformation, non par dispersion, mais parce qu'importer ce
que P. Carré désigne comme un préconcept, l'autoformation, dans sa spécialité, les langues
et les cultures, suppose une appropriation et une reconstruction propres. De
plus, une réflexion sur l’autoformation dans le système éducatif ne peut faire
l’économie de ce que signifie pour celui-ci l’entrée dans ce que B. Miège
(1997) désigne comme la société de la communication. Dans l’enseignement
supérieur particulièrement, puisque les mutations dues aux technologies affectent
l' enseignement et la recherche, même si une telle situation exige une
objectivation accrue du chercheur : "Je veux dire par là celle qui,
dépossédant le sujet connaissant du privilège qu'il s'accorde d'ordinaire,
s'arme de tous les instruments d'objectivation disponibles (enquête
statistique, observation ethnographique, recherche historique, etc.) pour
porter au jour les présupposés qu'il doit à son inclusion dans l'objet de
connaissances"[11].
En
ce qui concerne notre démarche de recherche, elle n'est pas sans rapport avec notre
expérience de
l'étranger. En effet, elle s'inscrit en continuité avec une approche de la
réalité forgée sur l'observation, proche de ce que G. Bachelard décrit :
"Nous en arrivons alors à nous demander si la psychologie de l'esprit
scientifique n'est pas purement et simplement une méthodologie consciente.
La véritable psychologie de l'esprit scientifique serait ainsi bien près d'être
une psychologie normative, une pédagogie en rupture avec la connaissance
usuelle "[12].
D’ailleurs, un autre rapprochement peut être fait entre la mise à distance qui
caractérise la recherche qui se donne des outils pour échapper à la pesanteur,
à la passivité, à l’évidence et le processus de
distanciation dans lequel on se trouve placé spontanément à l'étranger, où l'on
échappe à bien des jeux et des enjeux, au sens commun :
"Le sens commun est en grande partie national parce que la plupart des
grands principes de division sont jusqu'ici inculqués ou renforcés par les
institutions scolaires qui ont pour mission majeure de construire la nation
comme population dotée des mêmes "catégories" donc du même sens
commun."[13]Enfin un autre
lien unit l'exploration de l'étranger et la recherche en éducation : dans les
deux cas, la compréhension provient d'une position d'observation constitutive
de l'action : "Il n'y a pas d'un côté, un domaine de la complexité qui
serait celui de la pensée, de la réflexion, et, de l'autre, le domaine des
choses simples qui serait celui de l'action. L'action est le royaume concret et
parfois vital de la complexité."[14]
Des boucles se créent entre l'observateur et son action car, comme ajoute E.
Morin : "Sujet et objet dans ce procès sont constitutifs l'un de
l'autre."
Le
problème de l’autonomie peut
constituer, aujourd’hui, le fondement de la réflexion théorique et de la praxis
didactique : d’une part parce que la recherche scientifique met en évidence le rôle que l’autonomie joue dans l’organisation des connaissances, et
plus généralement, dans la production de l’activité mentale humaine, d' autre
part parce qu’il existe une forte demande
sociale d’autonomie des sujets en termes de liberté et de
responsabilité. Aussi est-il important d'orienter ce que font les hommes face
au principe de conviction, mais aussi face à celui de responsabilité tel que
l’a défini Max Weber. En effet, les didacticiens comme les hommes politiques,
sont confrontés à l’action : "les conceptions du monde les plus opposées
se heurtent les unes aux autres et finalement il faut choisir entre elles."[15]Bien
plus, nous vivons à une époque de "bifurcation", selon le concept d'Erwin Laszlo, qui implique
des bouleversements dont le sens peut être
positif : "[…] quand des systèmes sont amenés à dépasser leur seuil de
stabilité, ils entrent dans une phase de chaos. Ce fait ne leur est pas
nécessairement fatal; il peut aussi être un prélude à un nouveau développement. Dans les systèmes vivants le chaos donne place à
des formes d’ordre supérieures."[16]
Cette
posture de recherche exige une
méthode, mais surtout demande d'ouvrir une réflexion épistémologique capable de
s'adapter à l'objet examiné, le sujet en formation, sans craindre d'ouvrir de nouvelles voies de
recherche, surtout si l'épistémologie classique se montre rigide et incapable
de fournir des réponses fonctionnelles aux problèmes examinés. Alors que
certains objets privilégient une seule dimension d’étude, la complexité de
notre objet d’étude, "le sujet en formation", nous oblige comme
chercheur à contraster les terrains, à diversifier les approches en fonction
des objets, "certaines approches vont au contraire revendiquer la
transversalité comme
seule capable de permettre la compréhension critique des enjeux sociaux liés à
ces dispositifs innovants. Dans cette optique, les chercheurs ne veulent pas
réduire la complexité de la réalité sociale et font
jouer l’analyse des différents niveaux ensemble."[17]
Nous
proposons de présenter en préambule notre
expérience d'enseignement à l'étranger car elle a mis en question nos
conceptions sur l'éducation qui ont dû
se déconstruire et se complexifier notamment en ce qui concerne la relation
éducative ; ces décadrages nous ont amenée à comprendre que proposer une
médiation permettant
d'apprendre ne peut se
concevoir en dehors d'une écoute du sujet apprenant. Il s'agit ici d'un niveau
d'autonomie psychocognitif qui est universel, à distinguer d'un niveau
d'autonomie socioculturel qui concerne le rapport du sujet à l'autre et aux
autres. En effet certaines cultures privilégient l'appartenance au groupe,
d'autres la liberté personnelle, mais dans tous les cas le sujet se développe
par des interactions avec autrui, sous peine de rester dans la fusion.
L'autonomie se construit par des interactions avec un environnement comme nous
le préciserons en présentant le concept d'autonomie dans le chapitre deux en précisant, notamment, la
notion "d'autonomie solidaire". De ce fait, nous utilisons le terme
de "pédagogie de l'autonomie" à la fois au sens de finalité, c'est-à-dire comme visée,
approximation de l'autonomie, mais également comme moyen, c'est-à-dire comme principe de conception des modalités
d'apprentissage. En effet l'autonomie si elle est naturelle n'est pas spontanée
car son acquisition dépend d'un environnement social souvent
modérément favorable.
Si
nous avons choisi d'évoquer nos activités professionnelles liées au français
langue étrangère (FLE), c'est parce qu'elles reflètent comment la confrontation
avec la réalité a rendu nécessaire de substituer aux connaissances pédagogiques
qui nous avaient été transmises, d'autres conceptions dans lesquelles
l'éducation interculturelle a une priorité.
Dans cette partie, j'adopterai le "je"
qui me paraît plus adapté à ce passage narratif qui retrace comment dès le
départ la relation éducative s'est trouvée au cœur de mes préoccupations.
Très
tôt j'ai éprouvé l'envie de comprendre, par moi-même, le monde grâce au voyage.
Mon itinéraire s'est sans doute tracé en réaction à un cadre ressenti comme
limité. J'ai ensuite réfléchi et cherché
à me donner des outils, une méthode et des concepts pour comprendre comment des
relations de formation se fondent
sur la dépendance, l'autorité ou la confiance.
Mon
choix de carrière s'est effectué sous le signe du voyage qui m'a fait
entreprendre des études à l'IPFE[18]
et passer un Capes de Lettres, mention
étranger. Cette mention constituait le profil classique des enseignants
missionnés par le Ministère des Affaires Etrangères(MAE), ce m'a permis de
travailler à l'étranger, de quitter le "village"dans lequel cependant
des traditions familiales d'autodidaxie donnaient
à l'étude toute sa valeur.
Nommée
à vingt ans au Japon(j'avais demandé l'Amérique latine), comme lectrice à
l'université du Kyu-Shu, puis affectée, après des études de psychologie pendant
deux ans, à l'Institut français de Kyoto, j'ai dès cette époque cherché à
comprendre les fondements de l'autorité au sein de la relation éducative selon
les différents pays et ceux de la reconnaissance d'autrui (la négation
conduisant au racisme).
Plus tard, recrutée locale au département de
Français pour les étrangers de l'université d'Abidjan où je formais des
enseignants de français anglophones, je découvrais paradoxalement des
similitudes entre les cultures japonaise et ivoirienne du fait de l'importance
plus grande donnée au groupe qu'à l'individu, du respect accordé aux relations
d'autorité, de la fragilité sociale du sujet
en tant que tel.
Les années suivantes en Israël, en plus de mes
activités d'attachée linguistique au service culturel, j'assurais quelques
enseignements dans un collège et lycée israélien. Ce séjour me confrontait à la
complexité de situations politiques inextricables et comme dans les pays
précédents à la question du racisme.
L'expérience de ces
postes dans des établissements étrangers a favorisé une remise en question
radicale de ce qu'on m'avait transmis comme pratique de la "bonne relation
pédagogique" dans ma préparation à l'IPFE. Il fallait, loin d'exporter des
règles d'application de méthodes d'enseignement fort prescriptives tant à
l'égard de l'enseignant que du sujet apprenant, créer une pédagogie à partir du
contexte. Ainsi, au-delà des différenciations culturelles et de leur mise en
scène, le questionnement essentiel portait sur les médiations à mettre en
œuvre.
Ma condition d'étrangère
durant ces 25 années a sans doute joué un rôle décisif dans le développement de ma
réflexion sur la valeur culturelle et universelle de l'autonomie, j'évoquerai à ce propos en particulier mon
expérience au Japon.
Ce sont les expériences dans l'enseignement
supérieur où l'autonomie des
acteurs était menacée, tout au moins à mon regard, qui mirent au jour un
questionnement concernant la nature des interactions entre enseignant et
étudiants. De ce fait, la question de savoir si une attitude interculturelle ne
présuppose pas l’existence d’un "je", d’un "autos" tant
l’identification à un collectif modifie la communication, se posait. En fait,
la relation du sujet au groupe en prenant le pas sur la relation du sujet à un
autre sujet induisait un autre type d'autonomie mais ne l'écartait pas. Ce qui
était en question était pour moi de ne pas transférer des représentations de la
culture occidentale : l’être humain est avant tout, dans des cultures holistes,
défini par une appartenance et par l’observation de règles collectives
auxquelles il ne peut déroger sans risquer l’exclusion. Ses propres règles se
construisent dans cet espace culturel.
Cette difficulté dépassée, je me suis orientée un
temps vers une
démarche pragmatique d'éducation comparée à
propos des systèmes éducatifs et des conceptions pédagogiques bouddhistes et
confucianistes, des influences occidentales depuis l'ère meiji, des influences
américaines d'après guerre avec notamment la présence d'universités baptistes.
Cependant je découvrais que les théories de la communication offraient de loin
des éléments organisateurs efficaces quant à la compréhension des situations
quotidiennes.
Du fait de leur culture, les étudiants (japonais,
mais aussi africains) attribuent à l'enseignant la toute puissance, image que
l'enseignant doit assumer. L'instabilité qui en découlait pour moi provoquait
une situation de bouleversement cognitif (Schütz,
1987). En fait, dans le cas du Japon, les rapports d'autorité au sein de la
relation éducative reflétaient des conceptions qui n'avaient de sens que par
rapport à la conception des relations sociales (professeur se dit sensei sen : sen signifie avant, sei signifie vie, le professeur est donc
celui qui a eu la vie avant, à qui on
doit soumission). Les rapports étaient convenus suivant des règles formelles.
Dès lors, il a fallu comprendre ce que pouvait signifier la nomination d'une
femme, unique enseignante dans une université japonaise. Il était difficile aux
étudiants de reconnaître un enseignant qui ne répondait pas aux règles. La
conclusion s'imposait : seul le sujet apprenant décide s'il veut coopérer et
apprendre si les
modalités de communication ne lui conviennent pas, des blocages apparaissent.
En d'autres termes, sans ancrage socio-affectif et
culturel, peu de personnes apprennent, ce qui signifie qu'un enseignant devrait
comprendre la(les) culture(s ) de ses étudiants s'il veut remplir son rôle de
médiateur.
En ce qui concernait la nature de la relation
éducative, j'étais amenée à la considérer du point de vue socioculturel avec
ces nouvelles données où le conformisme le disputait à la rigidité. Dans cette
situation que l'école de Palo Alto (Watzlawick, Helmick-Beavin, Jackson, 1972)
définirait comme de complémentarité,
que devenaient les relations de symétrie
? La complémentarité est présupposée à partir du rôle professionnel, c'est à
dire d'une fiction socialement
établie et acceptée. Au contraire, pour moi, du point de vue psychologique, la
symétrie, c'est à dire la seule modalité de relation qui permette de placer
deux êtres humains dans une situation de partage authentique des objectifs
qu'ils se sont fixés (enseigner pour l'enseignant, apprendre pour
l'étudiant) sans permettre que des facteurs secondaires (l'affirmation d'un
pouvoir réel ou imaginaire, l'insécurité, la violence symbolique etc…) ne
prennent le pas, est la seule modalité de relation juste. Or les relations
éducatives au Japon reposaient sur des rapports de dépendance plus que
d'autorité, comme l'a analysé Takeo Doi (1988) dans son étude du concept d'amae qu'on peut essayer de traduire par
"être indulgent, gâter" : attitude dont on bénéficie dés qu’on
appartient à un groupe, mais qui en contrepartie peut impliquer une absence
d'indépendance, de liberté et de créativité. Il fallait donc en tenir compte
tout en trouvant des situations permettant d'introduire des passages. En fait,
lorsqu'on leur en donnait l'occasion et l'autorisation les étudiants
réagissaient individuellement et s'impliquaient de façon très responsable.
Il s'agissait de voir si l' intervention se situe
bien dans la mise en présence des étudiants et d'éléments d'acquisition. Ainsi
une dimension universelle intervient telle que P. Vayer l'a défini (pour
l'enfant mais aussi pour l'adulte) : "De toute façon, intervention
extérieure ou invitation à agir, pour qu'une activité soit utile sur le plan du
développement personnel
ou social, il faut que l'enfant soit sujet de son action.
Par ailleurs, tout ce qui va se passer- engagement dans l'activité,
implication, régulation- dépend non des directives imposées de l'extérieur mais
de ce qu'est l'enfant présentement."[19]
Se situer dans cette optique impliquait d'adopter une démarche compréhensive,
de choisir comme point de départ le contexte des étudiants et de prendre
conscience des facteurs qui freinaient ou encourageaient leurs activités,
personnelles ou en groupe. Je découvrais à quel point les situations
d'enseignement relevaient de la communication.
En fait, au-delà de la prise de conscience des
dysfonctionnements, il était clair que sous la mise en scène du particulier se
retrouvaient les lois universelles, en particulier celle de l’autonomie, comme je le découvrais notamment à travers la
thérapie Morita (issue du bouddhisme
zen) qui part du principe que seul le sujet peut construire lui-même le sens de sa vie
et à travers les interactions qui permettent au sujet de se construire à
travers la relation sociale (Vygotsky
1934). Dans tout pays, la définition
du concept d'autonomie
comme dynamique entre la responsabilité, la liberté, l'authenticité et la
sincérité a du sens. Ainsi s'est construite une réflexion sur l'autonomie qui
relevait de ce que M. Abdahallah-Pretceille désigne comme un "humanisme du
divers."[20]
Dans cette optique, il convenait de respecter une
forme d'autonomie pour les
étudiants (leurs valeurs), même si paradoxalement elle supposait qu' ils
préféraient une pédagogie traditionnelle fondée sur la transmission de contenus
et sur la "violence symbolique". Ce qui est en question concerne donc
l'enseignant et le respect des règles du jeu, les compromis qu'une personne,
qui travaille à l'étranger, accepte :" L'individu se définit ici en vertu
de sa participation sociale et politique à la vie de la cité, et non par ses
appartenances culturelles"[21](M.
Wieviorka 2000). Il convient de participer au jeu social et de se
conformer au groupe professionnel auquel on appartient de fait, pour être
accepté. En effet, dans certaines cultures le sujet importe moins que son
appartenance à une entité reflétée par la carte de visite (Au Japon, de ces
classements dépend la façon de s'adresser à l'autre, le choix des pronoms, des
verbes de transaction "donner", "recevoir", "rendre
visite" par exemple). Être autonome, c'est être capable de s'adapter à un
environnement et d'improviser pour s'intégrer socialement.
Les séjours ultérieurs à Barcelone, sept ans, puis
à Milan, deux ans, m'ont amenée à occuper des postes de direction des cours
dans des instituts français au moment même où ces établissements "publics
en autogestion", jusqu'alors fortement subventionnés pour la diffusion du
français, recevaient l'injonction de fonctionner suivant des critères de
rationalisation relevant plus de la rentabilité économique que de l'efficacité pédagogique. Dans ces contextes culturels si proches, j'ai pris
conscience des limites des formations à l'échelle d'un pays alors que les
opportunités de mobilité professionnelle s'accroissaient.
Ainsi travailler à l'étranger facilite un type de
décentration du fait de
la distance à une écriture parfois, à une langue et à une culture toujours et
du statut d'acteur singulier que l'on a, alors que, dans sa propre société, on
se détermine en fonction des règles du jeu ambiantes. Ce qui est positif aussi
est que cette situation permet mieux de voir ce qui est commun entre les
hommes, car, comme l'écrivait le philosophe allemand G. Simmel alors que
"le sujet voisin est éloigné", dans la condition de l'étranger
"le sujet lointain est voisin."[22]Cela
permet à l'étranger qui vit dans un contexte géographique et social qui n'est
pas son contexte d'origine d'assumer au moins deux modalités importantes
d'approches de la culture dont il est l'hôte :
1)
une plus grande
objectivité (c'est à dire une attitude plus désintéressée) vis à vis de l'objet
qu'il observe (dans ce cas : la culture du pays d'accueil) ;
2)
la tendance à
partager avec les personnes qui appartiennent à la culture d'accueil uniquement
certaines qualités plus générales, en
réduisant au minimum ces différences (de langues, de générations,
d'expériences) qui, dans le pays d'origine sont mises au premier plan, compte
tenu de la véritable pluralité de cultures qu'il comporte.
Cette
attitude aura une influence sur mes travaux notamment sur la formation interculturelle des enseignants.
Cependant j'ai décidé de rentrer en France, en
1994, comme enseignant-chercheur au Centre de Recherches et d'Études pour la
Diffusion du Français [23]
(CRÉDIF) à l'ENS Fontenay Saint Cloud. A sa dissolution j'ai été nommée à
l'université de Boulogne-sur-mer sur un poste créé pour concevoir et organiser
une formation européenne
d'enseignants[24]. Cependant
je continue à avoir des échanges professionnels hors d’Europe (c'est ainsi que
j'ai rendu visite Paolo Freire, à un des maîtres de l'autonomisation, en1995, à Sao Paolo.)
Le temps passé à
l'étranger a créé en retour une distance par rapport à la réalité française,
notamment à l'éducation, par une conscience du caractère relatif, non
naturel, construit et donc changeable de ce que la culture fait passer pour
évident, de ce qui est inculqué. De plus, je crois avoir acquis un sentiment de
liberté par rapport à ce qui relève de l'ordre établi, mais aussi un sentiment
de responsabilité : ce que l’esprit humain à imaginé, il peut le modifier ; il
faut donc se donner les moyens scientifiques d'agir. Rien n'est inéluctable car
comme l'écrivait P. Bourdieu, mettre à jour la réalité c'est se donner prise
pour agir : "ce que le monde social a fait, le
monde social peut, armé de ce savoir, le défaire,"[25]la
seule chance de liberté par rapport aux possibles qui nous menacent est de les
objectiver et de savoir qu'on joue un jeu qui n'est pas déjà fait. De ces
années à l'étranger où j'ai été appelée à travailler dans des institutions
éducatives étrangères, l'impression la plus forte, confirmée ensuite par la
lecture de Geza Roheim (1950, 1976) est celle de l'universalité de valeurs.
Même si on ne décode pas les formes adoptées ici et là, il s'agit toujours
d'élaborations qui ont du sens et qui
correspondent à la réponse construite par l'homme pour organiser des rapports
dans une culture donnée. De ce fait, il me semble qu'il est dangereux de
surdimensionnées les différences culturelles alors même que la rupture de
communication, le malentendu existent avec des personnes de même origines.
Ainsi ces premières expériences professionnelles
ont contribué à la mise en place d' un processus de
transformation de mes conceptions pédagogiques qui, à l'épreuve de la réalité,
ont révélé leurs insuffisances.
Mes
travaux sont issus de la prise de conscience des dysfonctionnements de la
communication éducative et de la liberté, en dernier ressort, de l'apprenant
d'apprendre ou non. De
ce fait, j'ai pris le "sujet en formation visant
l'autonomie" - apprenant ou futur enseignant -comme
objet de recherche comme je
l'ai présenté dans la note de synthèse :
Dans le
premier chapitre, nous montrons
en quoi l'autodirection accompagnée constitue une ouverture pédagogique face aux problèmes
cognitifs, culturels et sociaux posés par l'apprentissage des
langues tandis que la dynamique du changement appelée par différents facteurs
(les médias, la pédagogie centrée sur l'apprenant, les exigences des usagers,
l'éducation interculturelle) révèle les limites du système éducatif
traditionnel. Nous rappelons donc comment notre recherche s'est
orientée en autoformation cognitive puis
éducative.
Dans le
second chapitre, nous exposons
notre conception de l'autonomie à la fois
comme moyen et comme finalité du système éducatif comme étant indissociable
d'un double changement de paradigme en éducation et en
recherche à partir :
a)
de recherches empiriques
menées auprès d'auto-apprenants qui mettent en lumière les deux facteurs
centraux de l'autoformation en milieu
institutionnel, la motivation des apprenants et la médiation;
b)
de recherches spéculatives sur l'autonomie qui
permettent de fonder une théorie de la pédagogie de l'autonomie. Quatre axes
sont présentés : conceptuel, épistémologique, organisationnel et
méthodologique.
En
fait, dans cette deuxième partie, des principes, des propositions et des
modèles sont construits qui correspondent à un changement de paradigme
constructiviste en formation et en
recherche.
Le troisième
chapitre constitue en revanche
une mise à l'épreuve d'une pédagogie de l'autonomie puisque
celle-ci est confrontée à l'utilisation des technologies qui
peuvent jouer comme un "obstacle épistémologique" au sens de G.
Bachelard. Aussi avons nous étudié dans cette perspective les nouveaux médias à
différents niveaux :
-
celui des supports pour
mettre en corrélation les spécificités des multimédias et les paramètres de
l'autoapprentissage en
langues;
-
celui des usages pour
comprendre comment les enseignants et les apprenants s'approprient des
technologies et quels
accompagnements doivent être mis en place;
-
celui de l'innovation et des logiques économiques et sociales pour voir comment se combinent ou s'opposent des
intérêts différents pour parvenir à des configurations répondant à des logiques
d'autoformation, mais également à d'autres logiques.
Enfin, dans le quatrième chapitre, plus bref, orienté vers l'avenir, nous faisons état de trois
domaines de recherches que nous souhaitons développer, car ils constituent des leviers de
l'autoformation : l'autoévalaution et l'évaluation (face aux logiques de
marchandisation), la formation d'enseignants autonomes au moyen du développement de l'alternance et la généralisation de l'université en ligne
dans l'enseignement supérieur, domaines dans lesquels nous pouvons accueillir
de jeunes chercheurs.
[1]
"Autonomie et Apprentissages, des méthodes d'enseignement du FLE à la
formation ouverte et à distance", Habilitation à
Diriger des Recherches, 26 juin 2002, sous la direction de Daniel POISSON
Sciences de l'éducation à l'Université des Sciences et Technologies
de Lille, jury composé de Jean CLENET, Sciences de l'éducation, Daniel COSTE
Sciences du langage, Elisabeth FICHEZ Sciences de l'information et de la
communication, Geneviève JACQUINOT, Sciences de l'éducation
[2]
Ces travaux sont présentés selon le numéro et la date qui figurent dans la
liste des publications présentées p exemple (n°1:1981)
[3]
cf. les trois courants qui se situent
dans l'interactionisme: les travaux de l'école de Chicago et de son fondateur
Robert E. Park, la théorie de l'action sociale de Talcott Parsons et la théorie de
l'interactionisme symbolique représentée par H. Blumer et surtout Erving 1972,
Préface, The presentation of self in
everyday life, Harmondsworth : Penguin Books (A Pelican book)
[4] Travaux de E.von GLASERSFELD., 1981
Introduction to radical constructivism, In The
invented reality: how do we Know what we believe we Know (Watzlawick (ed.) pp.41-61)
London: Norton
[5]
p.XVII, BERTALANFFY von L. 1993, "Préface à l'édition Penguin", Théorie
générale des systèmes, Paris, Dunod, 1993
[6] Né pour apprendre ( H.
TROCME-FABRE, réal. D. Garabédian),1996, vidéo Credif- ENS, Fontenay Saint
Cloud :ENS production/Priam,
[7] FRANKL V. E., 1962, Man’search for Meaning, Simon and Schuster,
[8] p. 47,
ASTOLFI J-P,1995, Essor des didactiques
et Apprentissage scolaires, « Éducations », déc 94, janv 95.
[9] p.8,
CASTORIADIS C., 1975, Dans l'institution
imaginaire de la société, Paris, Seuil.
[10] p 21,
ASTOLFI, J-P,1995, Essor des didactiques
et Apprentissage scolaires, « Éducations », déc 94, janv 95.
[11] p.22,
BOURDIEU P., 1997, Méditations
pascaliennes, Seuil
[12] p.140,
BACHELARD G., 1934 : 1ère édition, 1984 : 16ème, Le nouvel esprit scientifique, Paris:
Puf
[13] p.119,
BOURDIEU P., 1997, Méditations
pascaliennes, Paris: Seuil
[14] p.108,
MORIN E., 1990, Introduction à la pensée
complexe, Paris: ESF
[15] p.166,
1987, M. WEBER, Le savant et la politique,
Paris: Plon UGE"10-18"
[16] p.13, LAZLO
E., 1990, Il pericolo e l'oportunita,
(trad de The age of bifurcation.
Understanding the changing world) Milano : Sperling & Kupfer
[17] E. FICHEZ, à paraître, Dispositifs innovants Démarches de recherche et modèles
d’analyse, Colloque Pour une
recherche inter IUFM sur les dispositifs innovants dans la formation des
enseignants, 31 Mai, 1ier juin 2001, IUFM Nord Pas de Calais, Trigone,
Gericho
[18] Institut des Professeurs de Français à
l'étranger (IPFE), dirigé par B. Quemada à la Sorbonne, créé par Ferdinand Brunot en 1920 pour des étudiants français et
étrangers.
[19] p.50,
VAYER P., 1993, Le principe d’autonomie et
l’éducation, Paris
: ESF,
[20] M. ABDHALLAH-PRETCEILLE, 2002,"L’école
interculturelle" La guerre des dieux,
Nouvel Observateur
[21] p.140,
M. WIEVIORKA, 2000, La différence,
Paris : Balland
[22] Cf. G. SIMMEL, 1908 g, Soziologie.
Untersuchungen über die Formen der Vergesellschaftung, Duncker & Humblot
[23] Le Crédif institutionnalisé au cours des années 1950 relevait de l'ENS de Saint Cloud cf. COSTE D., (sous la direction de), 1984, Aspects pour une politique de diffusion, du français langue étrangère depuis 1945, Paris: Hatier/ENS de Saint Cloud
[24] Christ Church College University of Canterbury et l'Institut de formation des enseignants de l'université de Catane
[25]p.944, BOURDIEU P., La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993