Contribution de Noël Denoyel

Raison expérientielle et accompagnement

La prise en compte de l’expérience des personnes en formation, l’étude des apprentissages expérientiels dans le cadre de la pédagogie de l’alternance, ainsi que l’accompagnement du passage de l’acquis expérientiel au construit expérientiel nous permet de proposer une thématique de recherche articulée autour de la notion de raison expérientielle 

Le contexte des formations alternées, qui posent le statut d'une formation à temps plein et à scolarité partielle (Ozanam, 1973, Lerbet, 1995), pousse à s’interroger sur l'articulation entre la formation expérientielle et la formation formelle. Le néologisme de formation "expérientielle" est entré dans le langage de la formation (Courtois, Pineau, 1991). La notion d'"expérientiel" semble proche de celle  d'"experiencing" chez les anglo-saxons, que peut résumer l'idée de"produire du sens sur son vécu" .Si l'on reprend le mot expérience, son étymologie latine experiri, éprouver, contient le radical periri dont la racine indo-européenne per, à travers,induit les notions de passage, de changement. S'il faut dégager de ses expériences des savoirs stabilisés, l'expérience, pour qu'elle soit formatrice, ne doit-elle pas conjointement transformer, voire invalider l'expérience passée? Quelles formes de raisonnement l'expérience engendre-t-elle ? Quelles vertus formatrices peut-on puiser dans l'expérience ?  Comment la raison expérientielle transforme-t-elle l'expérience vécue en expérience vitale ?

Le paradigme de l’alternance ouvre trois champs d’étude de la raison expérientielle:

·         les pratiques réflexives, c’est-à-dire la problématisation sur un thème de formation articulée à un raisonnement sur l’expérience 

·         l’analyse des pratiques professionnelles et l’explicitation de l’expérience en retour de stage ou dans le cadre de la formation continue

·         les pratiques d’accompagnement L’accompagnement tutoral institué dans l’alternance permet aux enseignants/formateurs d’associer à leurs stratégies d’enseignement, des stratégies d’accompagnement  L’accompagnement tutoral ouvre  le paradigme de l’alternance à celui du dialogue. Car qui assure la formation permanente des artisans depuis la nuit des temps ? Les apprentis bien sûr, pourrait-on répondre sur le ton de la boutade. Car le dialogue tutoral qui s’instaure entre le maître et l’apprenti permet à l’artisan de désincorporer ses propres savoir-faire et ses acquis expérientiels, en les verbalisant et en accompagnant l’apprenti dans la maîtrise des gestes du métier. Un mouvement de décentration et de dédoublement s’opère chez l’artisan pour répondre aux interrogations de l’apprenti. Vygotski a nommé « zone proximale de développement » la fonction d’accompagnement qui, chez l’accompagné, pointe l’espace d’apprentissage situé entre ce qu’il fait lorsqu’il est autonome et ce qu’il fait lorsqu’il est accompagné. On pourrait dire que l’artisan qui forme des apprentis, en se mettant en situation d’accompagnement, rouvre la brèche de cette zone proximale de développement également pour lui-même, à un degré qui le situe dans ce que la clinique du travail appelle l’« autoconfrontation » (Clot, 1999). Vygotski précise : « Je me connais seulement dans la mesure où je suis moi-même un autre pour moi. ». La raison expérientielle que nous étudions est fondamentalement dialogique car son principal moteur, l’autoréflexion, se niche dans le dialogue interne. Considérant le dialogue tutoral comme un archétype de l’accompagnement, nous proposons de réfléchir aux ruses de l’accompagnement générées par la réciprocité de cette situation interlocutivei. Car tel Socrate, l’artisan, par ruse, sans enseigner, accompagne la  formation de  l’apprenti tout en se formant lui-même. Le dialogue tutoral initie une capacité de délibération -boulesis (Aristote, 1992)- et d’interrogation qui enrichit l’intelligence pratique(mètis) en la transformant en sagesse pratique(phronésis). L’étude des situations interlocutives de l’accompagnement nous ont conduit à travailler la pragmatique de la communication (Bateson, Watzlawick), la sémiotique (C.S. Peirce) et le paradigme du dialogue (F. Jacques).

 



i «  La situation interlocutive de l’accompagnement et ses ruses dialogiques. Quelques réflexions autour de paradigme du dialogue. », in Revue Éducation Permanente,L’accompagnement dans tous ses états, n° 153,2002-4