Au
regard des temporalités en formation, la notion d'expérience trace une
diagonale épistémologique entre le maintenant (l’expérience que je suis en
train de vivre) et le temps long
(l’expérience que j’ai acquise)[2].
Cette diagonale gagne en brillance au cours des « moments
privilégiés » où le sens de la vie du
sujet se transforme. Les deux pôles sémantiques de la notion d’expérience se
rencontrent alors (maintenant, je sens que ma vie change) et forment une
singularité temporelle.
Au
plan théorique, ce que j’appelle les moments privilégiés constitue un objet
transdisciplinaire dont l'intelligibilité peut bénéficier du croisement de
différentes notions : épiphanie[3],
liminarité[4],
autopoïèse[5],
etc.
Le premier
terme, celui d'épiphanie qui, étymologiquement, signifie "révélation"
est redéfini par Norman Denzin comme « moment
d’expérience problématique qui illumine le caractère
personnel, et souvent signifie un tournant de la vie d’une personne »[6].
De tels moments peuvent s'avérer contemporains d'un événement particulier,
spectaculaire ou anodin ou, au contraire, lui donner sens après-coup. Mais ils constituent en tout cas selon Denzin des
« expériences de vie qui forment et
altèrent la signification que les personnes se donnent à elles-mêmes et à leurs
projets de vie »[7].
La
notion de moment privilégié, outre les caractères de tournant et de révélation
qu'elle emprunte à l'épiphanie, possède une forte composante liminaire ; elle
renvoie à une transition entre deux façons de se donner sens au long
cours. Cette liminarité, déjà évoquée par Denzin, est soulignée par
Jeanne-Marie Gingras. En référence à sa pratique des histoires de vie, celle-ci
insiste sur ses dimensions chaotiques en décrivant le « magma de sensations de souvenirs, de
sentiments, de documents » rassemblés dans la phase préalable à
l’élaboration biographique. Pour l’auteur, il faut « résister à la tentation de sortir trop vite de ce chaos (...) Fuir le chaos à cause du désagrément que je
ressens à rester dedans n’est pas la solution la plus heureuse... et ce n’est
surtout pas créer. Si je veux aller de l’informe vers la forme qui se définit
peu à peu, qui s’articule au fur et à mesure que j’avance, il m’est nécessaire
de supporter le chaos jusqu’à ce qu’une inégalisation se produise (...) jusqu’à ce qu’une idée me vienne, comme un
déclic, une étincelle, un « flash » se produisant, tout à coup, et me
touchant affectivement. »[8]
Révélation d'un sens densifié au
cœur d'un vécu chaotique, le moment privilégié apparaît encore comme une
(re)création, comme une autopoïèse : engendrement et spécification de sa propre
organisation[9]. Gaston
Pineau témoigne d’un tel processus à travers la
veille dans la nuit, "expérience unique d'autoformation. La nuit
contracte l'espace, dilue les formes, mélange l'intérieur et l'extérieur,
l'objectif et le subjectif, le réel et l'imaginaire. Elle bouleverse les repères du moi visuel. C'est une écoute
tendue de silences et de bruits invisibles qui ne se laissent pas clairement
repérer mais qui créent des formes inédites de coexistence entre soi et le
monde. Ces formes sont traversées et
constituées par des va-et-vient accélérés et incontrôlés entre intériorisation
et extériorisation qui dissolvent les objets, les sujets (…) Autoformation de formes par mixages
inextricables de pulsions et d'impulsions externes et internes."[10]
Pour ma
part, j'ai pu rencontrer de tels moments de désorientation créatrice chez des
personnes en insertion à l'occasion du travail en histoires de vie que je mène avec elles[11].
Aujourd’hui, ma recherche s’appuie cependant sur des entretiens menés surtout avec des
sujets en reprise d’études qui, eux aussi, traversent des périodes liminaires
riches en turning points.
Investiguer
ces moments privilégiés, c’est d’abord se pencher sur l’expérience du temps – ou
plutôt : des temps. Contre le représentation d'un temps unique, englobant
et subi, je défends l'idée que le sujet tisse au quotidien des temporalités
multiples et co-présentes. On pourrait citer des temporalités intra-psychiques,
des temps de relations aux autres ou de solitude, des temps sociaux, des temps
et rythmes de l’environnement naturel[12],
etc. que chacun doit bien mettre ensemble pour vivre. Cette représentation d'un
sujet tisserand, co-constructeur des temps, est aujourd'hui admise, au moins
par certains courants, aussi bien en philosophie[13],
qu'en sociologie[14], en
psychanalyse[15] ou en
sciences de l'éducation et de la
formation[16].
Suivant
cette métaphore du tissage des temps, on pourrait dire encore que le sujet est à lui-même
ses propres Parques. Adopter ce point de vue conduit à envisager que les
moments privilégiés de refondation de soi surgissent eux-mêmes à travers un
système complexe de temporalités multiples et construites. Et, réciproquement,
que la construction par le sujet d’un
tel système temporel constitue une condition majeure de l’émergence de tels
moments.
Ce
dimanche-là (temps sociaux), il faisait froid (rythmes de
l'environnement) alors nous sommes restés
à la maison. Je me suis isolé un moment (temps relationnels) et j'ai rêvassé, vaguement insatisfait
(temps psychiques). C'est ce jour-là que
j'ai réalisé que…
Cette
évocation, que chacun pourra compléter à sa façon, veut suggérer que les
moments de transformation ne surviennent pas dans n'importe quelle
configuration de temps et de
rythmes. Ce sont des présents construits[17].
Un rythme, un temps eût-il manqué que notre sujet n'aurait sans doute rien
"réalisé" ce jour-là ; loin de jaillir en un temps fort, l'existence
aurait bredouillé.
Reste
à élucider comment le sujet se saisit-il de façon semi-délibérée de cette
complexité temporelle, comment co-construit-il les conditions temporelles de l’émergence
des moments privilégiés où il se refonde à l’échelle de l’existence ?
Comment repérer les tours de mains, les savoir-tisser les temps qu'il
mobilise pour produire ses propres moments privilégiés ? Et ces tours de mains,
comment les apprend-il ?
Ces
questions m'ont conduit à réévaluer la place des histoires de vie relativement à mon objet. Les histoires de vie, si elles
permettent bien au sujet de dire son
chaos, ses épiphanies, ses moments privilégiés, de les situer dans son parcours psychosocial, voire d'en produire de nouveaux en les racontant, ne
lui permettent pas par contre de décrire dans le détail ce qu'il a fait pour que ces moments adviennent
comme tels. En l’occurrence, c’est pour passer du dire au faire que j'utilise
l'entretien d'explicitation[18],
technique qui, dans ma perspective, complète l'approche des histoires de vie.
L'entretien
d'explicitation, d'inspiration phénoménologique[19],
veut favoriser la description fine et, partant, la conscientisation de l'action
- que cette action soit matérielle ou mentale[20].
Il ne s'agit pas, dans ce cadre, de favoriser le dire du sujet quant à ce qu'il
pense avoir fait, mais bien d'accompagner
son accès à ce qu'il a fait
c’est-à-dire à la dimension non conscient, pré-réfléchie de son action.
C'est dans
ce but que le sujet est guidé vers une "position de parole incarnée",
qui recoure à une "mémoire concrète"[21],
sensorielle - celle de Proust cherchant sa madeleine. Une telle
présentification de l'expérience passée apparaît en effet indispensable à l'explicitation des actes
qui s'y sont accomplis.
La
technique est directive quant à ce qu’elle vise : l’action et non, par
exemple, l’émotion ; elle est par contre tout à fait non directive quant
au contenu du vécu à décrire. Les questions visent à amener le sujet au niveau de détail pertinent où il prend
conscience des micro-actions sans quoi l’action globale sur quoi l’on se penche
n’aurait pu être menée à bien. C’est en effet au niveau de ces micro-actions
qu’apparaît l’expertise aussi bien en cuisine[22],
dans les pratiques sportives, le raisonnement logique[23],
dans la production d’intuitions scientifiques et thérapeutiques[24],
etc.
Je suppose
pour ma part qu’il existe également une expertise dans l’art de produire ou de
gérer ses transitions existentielles, et qu’elle repose sur des micro-actions,
sur des actes mentaux, que l’entretien d’explicitation permet de repérer.
Concrètement,
je commence par proposer un travail en histoire de vie centré
sur ce que le sujet identifie lui-même comme un moment de transition. A
l’intérieur de ce moment de transition, nous nous focalisons progressivement
sur des moments de plus en plus courts, en visant ce que le sujet éprouve comme
« l’instant pivot où ça a vraiment basculé »[25].
A ce stade, l’entretien d’explicitation s’articule à l’histoire de vie (d’où
les termes « explicitation biographique »), et permet alors
d’investiguer le niveau de détail pertinent où sont mis en œuvre les actes
mentaux mobilisés par le sujet pour faire advenir le moment pivot en question.
Francis 1. Est-ce que dans cette matinée-là, il y a un moment
qui est, pour toi, le pivot du tournant que nous sommes en train
d’explorer ?
Joséphine 1. Oui, il y en a un très clairement… Alors donc je
sors de l’ascenseur, je marche, le nez vers le sol, je passe… le long d’une
grille verte avec des barreaux assez longs, et je m’entends avec comme mots à
l’intérieur : « côte flottante », et ça me fait sourire, et ça
me fait même rire, et je sens qu’il y a
plein de choses qui s’enchaînent et qui défilent comme les barres de cette
grille verte, qui sont comme un… comme quand on est dans le train et qu’on voit
les poteaux électriques sauf qu’ils sont beaucoup plus rapprochés. Et je sens
que là, je tiens quelque chose d’important, que c’est là et pas ailleurs, et
que je n’ai plus besoin de chercher, je sais que c’est quelque chose de
fondamental. Et je ne ralentis pas ma marche, je continue à avancer parce que
je sens que c’est parce qu’il y a ce mouvement, parce qu’il y a cette impression
visuelle de grille verte, parce que j’ai le nez collé par terre et que je ne
regarde pas les barreaux mais ils sont là, parce que je pense que ça y est euh…
c’est difficile à décrire ça… parce que ça y est, je suis en surdité par
rapport à l’extérieur, en écoute du dedans. Je… je suis étanche au bruit de
l’extérieur. C’est ça l’histoire.
F2. Alors dans ce moment là, tu passes devant la grille, tu as ces deux
mots qui te viennent, il y a cette impression que plein de choses s’enchaînent,
que c’est fondamental, et puis tu te sens tournée vers
le dedans. C’est bien ça ?
J2. Oui
F3. Est-ce qu’il y a un de ces micro moments qui…
J3. Oui oui, pour moi c’est la grille… C’est la grille qui rythme. Mon
rythme de marche est… adapté, je sens que je vais y
rester. Pourtant il y a des rues à traverser, mais c’est ce rythme là qui me
convient parce que… le rythme de défilement d’image, enfin… la scansion des
grilles, c’est celui-là qui… je sais pas si j’en ai besoin mais, oui… j’en ai
besoin pour que… ça se déroule et que, un petit peu plus tard, deviennent des
mots… et le fait que je devienne étanche acoustique ment à l’extérieur, c’est
une conséquence, c’est pas ça qui est à l’œuvre.
F4. Mm ?
J4. C’est la grille, elle est assez longue. Je sais au début de la grille
que c’est important qu’elle soit là, et quand je sens que « ça
y est », je sais que j’ai un tout petit bout de grille encore, et je sens
qu’il faut que j’en profite parce que il faut que je reste dans ce truc là.
L’idéal pour moi, ce serait que cette grille fasse autant de kilomètres que ce
que j’ai besoin de marcher. Bon, c’est pas le cas. Mais je sens par contre que
je vais pouvoir l’intérioriser suffisamment pour garder cette impression là.
Cette scansion… C’est vraiment une scansion qui fait ce… oui, cet
événement.
F5. J’ai l’impression que ce micro moment là, il a lui aussi un début et
une fin. Une fin parce que tu dis « ça y est ». Et un début ?
J5. Je crois qu’entre l’ascenseur et le début de la grille, je crois qu’il
y a des choses qui s’installent à l’intérieur mais je sais pas bien quoi. Et
quand j’arrive au début de la grille, je sais que ce qui est en train de se
mettre en place et que je peux favoriser, c’est… Il va y avoir quelque chose de
l’ordre de… alors « révélation » ça fait pompeux mais… quelque chose
qui va venir. Et du coup… je me mets à marcher le long de cette grille,
confiante dans le fait que elle va, elle va m’aider dans ce processus là. Et… je
rentre dans ce moment là avec l’envie d’y aller, comme quand je faisais de la
gym et qu’il fallait faire du cheval d’arçon. Il y a je ne sais plus combien de
mètres à courir, mais c’est réglementaire avant d’arriver sur le tremplin. Et
il y a tout un moment à se mettre en condition, à trouver le bon rythme de
course qui fait que le bon pied va arriver sur le tremplin au bon moment et va
permettre de donner l’élan. Et j’ai l’impression que quand j’arrive au début de
cette grille, euh… je sais que je peux prendre mon élan et c’est quelque chose…
c’est pas comme un cheval mais… Oui, je vais sauter qualitativement
d’impression et il y a quelque chose de… le mot « révélation »
convient pas, mais il y a quelque chose de cet ordre là. Je sais que c’est là.
F6. A quoi tu reconnais que tu vas pouvoir sauter qualitativement
d’impression ?
J6. Je me suis déjà mise dans cet état, déjà dans une absence de… Comment
dire ça… Dans un « non regarder » volontairement. Je suis dans du…
C’est flottant dans la tête, c’est-à-dire que l’impression c’est que le cerveau
est plutôt comme du molleton que comme une matière plus… corporelle. Là je sais
qu’il y a pour moi deux cent mille autres trucs et qu’il faudrait que je me
soucie de ce qui va se passer cinq minutes après, deux heures après parce que voilà,
je serai au boulot mais… je sais que ça peut être ailleurs. Ce que je sens c’est que
même s’il y a plein de choses graves et que c’est compressé, c’est tellement
absolument ça d’abord que le reste est absent le temps qu’il faut
pour que ça ce soit là. Et que… alors là je sens très volontairement que il
faut rien… c’est un quart de chouia de je ne sais quoi, soit je repars dans mes
impressions de d’habitude, quels sont les stagiaires que je vais rencontrer
aujourd’hui et qu’est-ce qu’il faudrait que je leur raconte. Ou bien j’aborde
cette grille et je sais que là, il y a quelque chose et c’est ça.
…F. 21 Est-ce que tu veux explorer cette
sensation que ça vient d’il y a longtemps et que ça a des répercussions ?
J. 21 Ce qui vient du passé… c’est pas nouveau cette histoire là, mais là
ça frappe à la porte. Que ça a des répercussions sur la suite, c’est cette
impression que au lieu de penser avec une impression corporelle de cerveau, le
cerveau se transforme en molleton et, ça, c’est un indicateur de… il s’agit
d’autre chose que simplement une pensée du quotidien (…) c’est comme une
peinture qui n’aurait pas encore été peinte mais qui aurait besoin d’être
peinte (…) Et comment je sais que il y a une répercussion… C’est, c’est
immédiat, c’est entier… les deux mots qui me sont venus, ils me sont venus
immédiatement sans que j’aie été les chercher, c’était ceux-là et pas d’autres.
Ils s’imposent. Et c’est comme une grande inspiration. Ahhhhh…. C’est ça. Et
une fois que ça c’est posé, c’est là, c’est conscient, c’est une évidence,
forcément ça va entraîner des modifications d'attitude, de comportement et
peut-être des décisions probablement mais sans le côté lourd « faut que je
prenne une décision » Ca s’est fait et c’est là, et ça y est. Et ça va
prendre le temps comme ça peut
pour se manifester. Mais au dedans c’est déjà là.
Faute
de pouvoir m’appuyer ici sur une analyse approfondie et extensive de cet
entretien[26] et sur une
grille de lecture détaillée, je me contenterai de commentaires à visée
heuristique.
Quel
tissage de quels temps, de quels rythmes Joséphine
met-elle en œuvre ?
Pour
créer ce moment particulier, elle utilise le rythme visuel induit par la grille
à quoi elle synchronise le rythme de sa marche. « C’est la grille qui rythme. Mon rythme de marche est… adapté, je
sens que je vais y rester » (J3). « Quand
j’arrive au début de la grille, je sais que ce qui est en train de se mettre en
place et que je peux favoriser, c’est… Il va y avoir quelque chose de l’ordre
de… alors « révélation » ça fait pompeux mais… quelque chose qui va
venir. Et du coup… je me mets à marcher le long de cette grille, confiante dans
le fait que elle va, elle va m’aider dans ce processus là » (J5). « J’en ai besoin [de la
grille] pour que… ça se déroule et que, un petit peu plus tard, deviennent des
mots… » (J3). A noter que la synchronisation est non seulement
kinesthésique mais aussi, vraisemblablement, mentale : « je sens qu’il y a plein de choses
[au dedans] qui s’enchaînent et qui
défilent comme les barres de cette grille verte » (J1). Certains
rythmes, certains temps sont synchronisés mais d’autres sont mis à l’arrière-plan,
notamment les temps professionnels : « c’est
un quart de chouia de je ne sais quoi, soit je repars dans mes impressions de
d’habitude, quels sont les stagiaires que je vais rencontrer aujourd’hui et
qu’est-ce qu’il faudrait que je leur raconte. Ou bien j’aborde cette grille et
je sais que là, il y a quelque chose et c’est ça » (J6).
En somme,
Joséphine forme un type particulier de présent en configurant les uns par
rapport aux autres des temps et des rythmes visuels (la grille), kinesthésiques (la marche),
psychiques (les « choses qui s’enchaînent ») et sociaux
(préoccupations professionnelles). Elle met en œuvre un « savoir
incarné »[27]. On se
doute, par ailleurs, que cette expertise à configurer les temps n’était pas
verbalisée par Joséphine au moment dont il est question. L’entretien
d’explicitation vise la création sur le plan symbolique (ici : la première
mise en mots destinés à autrui) d’expériences restées jusque là dans le
préréfléchi, l’infra-verbal, le semi-délibéré[28].
Dans une
certaine mesure, Joséphine sait en effet ce qu’elle fait[29].
Elle semble connaître les effets sur elle-même de certaines configurations de
temps : « je sens qu’il faut que j’en profite parce que il faut
que je reste dans ce truc là (…) je vais pouvoir l’intérioriser suffisamment
pour garder cette impression là » (J4). Elle a, dit-elle,
« besoin » de cette synchronisation pour que
« deviennent », certes, des « mots » mais aussi une
« révélation ». C’est « cette
scansion… C’est vraiment une scansion qui fait ce… oui, cet événement »
(J4). « Quand j’arrive au début de la grille, je sais que ce qui est en
train de se mettre en place et que je peux favoriser, c’est (…) alors
« révélation » ça fait pompeux mais… » (J5). Les temps sont
configurés « en vue de ». « C’est
comme une peinture qui n’aurait pas encore été peinte mais qui aurait besoin
d’être peinte » (J21). Le caractère de tournant existentiel du but
visé est patent : « une fois
que ça c’est posé, c’est là, c’est conscient, c’est une évidence, forcément ça
va entraîner des modifications d'attitude, de comportement et peut-être des
décisions probablement (…) Et ça va prendre le temps comme ça peut pour se
manifester » (J21) ou, si l’on veut, pour décanter.
Cependant,
entre les actes de configurer les temps et la révélation, on peut noter un état intermédiaire. « Je suis en surdité par rapport à
l’extérieur, en écoute du dedans. Je… je suis étanche au bruit de l’extérieur.
(J1). Cette « écoute du dedans » ne va pas de soi : on a vu
que, à un « quart de chouia » près, Joséphine peut replonger dans ses
préoccupations professionnelles. Elle décrit cet état comme « un « non regarder »
volontairement. Je suis dans du… C’est flottant dans la tête, c’est-à-dire que
l’impression c’est que le cerveau est plutôt comme du molleton que comme une
matière plus… corporelle » (J6) ; « le cerveau se transforme en
molleton et, ça, c’est un indicateur de… il s’agit d’autre chose que simplement
une pensée du quotidien » (J21). On peut voir dans ce « non
regarder » volontairement un retournement de l’attention vers l’intérieur,
un « geste de conscience » au sens où Depraz, Varela et Vermersch[30]
utilisent cette notion pour rendre compte du vécu de méditants.
La
séquence « configuration des temps / retournement du regard vers l’intérieur / épiphanie /
décantation », qui apporte un nouvel éclairage à mon objet de recherche, le moment privilégié,
peut être interprétée selon plusieurs axes théoriques. On peut la lire, à
partir d’une mise en perspective anthropologique, comme l’induction rythmique
d’un changement d’état de conscience suivi, après « révélation », du
retour à un fonctionnement normé[31].
Elle évoque également, dans la terminologie d’A Schütz, un « déplacement
de l’accent de réalité »[32].
La notion de « geste de conscience » offre encore des perspectives
stimulantes.
Joséphine
n’est cependant ni méditante, ni chamane. On peut donc supposer que son degré
d’expertise, reposant sur les micro-actions dégagées par l’explicitation
biographique, est relativement partagé. Il comprend divers « tours de
mains » pour tisser des temporalités hétérogènes en vue de construire un
présent singulier, un moment privilégié débouchant sur une transformation. Les
gens ne sont pas des idiots existentiels. Il n’en reste pas moins que la
conscientisation de leurs « ressources transitionnelles » n’est sans
doute pas inutile alors qu’on parle à juste titre « d’identité de crise »[33].
Accompagner cette conscientisation, qui relève finalement d’une métacognition
existentielle, s’inscrit dans le champ d’une autoformation tout au long de la vie.
Ces
quelques pistes indiquent que l'investigation des moments privilégiés, comme
révélations, tournants existentiels et expériences liminaires, s'inscrit dans
la perspective générale d'une anthropologie de l'existence[34].
L’orientation méthodologique associée, l’explicitation biographique peut
également contribuer à penser l'accompagnement des adultes durant les périodes liminaires de leur processus de formation.
[1]
Psychologue clinicien et formateur d'adultes travaillant avec l'approche des
histoires de vie, doctorant en sciences de l'éducation (dir. Jean-Louis Le Grand) et ATER à
l’Université Paris VIII (Laboratoire Éducation et Cultures - LEC). E-mail : francis.lesourd1@libertysurf.fr
[2]
Courtois B. et Pineau G. (coord.), La
formation expérientielle des
adultes, Paris, La documentation française, 1991
[3] Denzin
N., Interpretive interactionism,
Sage, 1989 ; Interpretive biography,
Sage, 1989
[4] Van
Gennep A., Les rites de passage,
Paris, Picard, 1981 ; Turner V., Le
phénomène rituel, structure et contre-structure, Paris, PUF, 1990 ;
Houde R., Le mentor : transmettre un
savoir-être, Hommes et perspectives, 1996
[5] Varela
F., Autonomie et connaissance, Paris,
Le Seuil, 1989
[6] Denzin
N., Interpretive interactionism, p.
141.
[7] Denzin
N., op. cit., pp. 14-15.
[8]
Gingras J.-M., A propos de quelques
facteurs valorisant le changement en profondeur dans le travail de l’histoire de vie
avec des éducateurs, p. 129. In Chaput M., Giguère P.-A., Vidricaire
A. (coord.), "Le pouvoir transformateur du récit de vie", Paris,
L'Harmattan, 1999
[9] Varela
F., Autonomie et connaissance, Paris,
Le Seuil, 1989. Pour une discussion de la notion d’autopoïèse à une perspective
existentielle, cf. Lesourd F., « La réflexivité existentielle : enjeux et
apories », in Le Grand J.-L.
« Anthropologie existentielle critique en éducation permanente » (à paraître en 2003)
[10] Pineau
G., Temporalités en formation,
Paris, Anthropos, 2000, p.117
[11]
Lesourd F., « Le Moi-temps : écologie
temporelle et histoires de vie en formation », in Temporalistes n° 43,
Les temporalités biographiques, octobre 2001. Laboratoire Printemps,
Université Versailles - St Quentin, 2001. En
ligne : www.sociologics.org/temporalistes/home/index.html
[12] Cette
piste renvoie à la théorie tripolaire de Pineau (op. cit.). L'acquisition des
« tours de main » mis en œuvre au cours des moments privilégiés
relève bien d'une autoformation, mais l'apport d'autrui
ne semble pas négligeable (de l'interprétation du psychanalyste à
l'accompagnement des pairs) - pas plus que l'imprégnation sans
doute moins visible de l'environnement naturel. Sur ce dernier point, cf.
Lesourd F., Ecoformation et apprentissage au long
cours par les rythmes de l'environnement, Education permanente n°148,
2001.
[13]
Notamment Bachelard G., La dialectique de
la durée, Paris, PUF, 1963 ; Wunenburger J.-J. (dir.), Les rythmes. Lectures et théories, Paris, L'harmattan, 1992
[14] Mauss
M., La prière, Œuvres T.1, Paris,
Minuit, 1968 ; Grossin W., Pour une science
des temps,
Toulouse, Octarès, 1996 ; cf. aussi la revue « Temporalistes »
(www.sociologics.org/temporalistes/home/index.html)
[15] Pour
une revue de la question : Duparc F., Le
temps en
psychanalyse, figurations et construction, Revue Française de
Psychanalyse, LXI, 5 1997
[16] Pineau
G., op. cit., 2000 ; Courtois
B., « Créer son temps », in B. Courtois
et C. Josso (coord.), Le projet : nébuleuse ou galaxie ?
[17] Grossin propose de considérer le présent comme
une « configuration temporelle où
chacun des temps à l’œuvre entre en composition avec les
autres, les uns réalisant une cohérence profitable ou acceptable, les autres se
contrariant et provoquant des effets dommageables ». Ces configurations temporelles, écrit-il,
« caractérisent le présent. Il en
résulte qu’il n’y a pas entre le passé et l’avenir un seul présent, mais des
présents très divers. Ils se côtoient, se superposent, se chevauchent, tantôt
longs, tantôt courts ». Grossin W., « Les configurations
temporelles », revue de l'Association Rhône Alpes (ARA), n° 47 Automne
Hiver 2000.
[18]
Vermersch P., L'entretien d'explicitation,
ESF, 1994
[19] Cf.
Vermersch P., Pour une psycho-phénoménologie : esquisse d'un cadre méthodologique général.
Expliciter n° 13, 1996.
[20] Pour
saisir la différence entre une pensée et un acte mental, il suffit par exemple
de penser dans un premier temps à additionner 1264 et 8587 et dans un second
temps de faire réellement, de tête,
l'addition des deux chiffres.
[21] Cf.
par exemple Gusdorf G., Mémoire et
personne, Paris, PUF, 1993
[22]
Vermersch P., L'entretien d'explicitation,
ESF, 1994
[23]
Vermersch P., Maurel M., Pratiques de
l’entretien d’explicitation, ESF,
1997. Cet ouvrage décrit un grand nombre de champs d’application de
l’entretien d’explicitation. D’autres textes sont régulièrement publiés dans la
revue en ligne Expliciter : http://www.es-conseil.fr/GREX/
[24]
Petitmengin C., L'expérience intuitive,
Paris, L'harmattan, 2001
[25] Le
travail de Nadine Faingold est, à ma connaissance, la seule autre approche qui
associe perspective biographique et entretien d’explicitation (à partir d’un
cadre théorique et d’une visée pratique différents). Cf. De moment en moment, le décryptage du sens,
Expliciter n°42, 2001
[26] J’ai
publié ailleurs une telle analyse : Lesourd Francis, « Des fenêtres
attentionnelles temporelles. Discussion avec Pierre Vermersch », in Expliciter n° 46, octobre 2002. Texte en
ligne http://www.es-conseil.fr/GREX/
[27] Les
résonances entre pensée, perception visuelle et expérience corporelle illustrent la notion
d’« inscription corporelle de l’esprit » (Varela F., Thompson E.,
Rosch E., Paris, Le Seuil, 1993).
[28] Ce
passage du préréfléchi à la symbolisation est peut-être paradigmatique du
témoignage comme passage du chaos au cosmos : bien qu’il comporte une
organisation propre, le préréfléchi est en effet assimilable à un chaos du point de vue de l’ordre du langage.
Le témoignage « permet sous
certaines conditions de relier et mettre en forme l’indicible, l’irreprésentable,
l’incommunicable d’une expérience personnelle exceptionnelle à une sensibilité collective »
(Bézille H., « Témoignage et héroïsation du sujet en formation :
« l’autodidacte », in Robin J.-Y. (coord.), Le récit biographique : enjeux anthropologiques, à
paraître dans les Actes en 2003 aux édition Peter Lang.)
[29]
L’exploration à travers l’explicitation biographique des savoir-faire
existentiels des sujets peut rejoindre la notion « d’expérimentation de
soi » (Verrier C., dans cet ouvrage)
[30] Depraz Nathalie, Varela Francisco, Vermersch Pierre, The Gesture of awareness, in Velmans M.
(ed), « Investigating phenomenal consciousness », Benjamin
Publishers, Amsterdam,1999
[31]
Lesourd F. « Peut-on parler de transe biographique ? », in Robin
J.-Y. (coord.), Le récit biographique : enjeux anthropologiques, à
paraître dans les Actes en 2003 aux édition Peter Lang.
[32] Schütz
A., Le chercheur et le quotidien,
Paris, Méridiens, 1987. Pour une discussion de la notion de « déplacement
d’accent de réalité » dans une perspective existentielle, cf. Lesourd F.,
« La réflexivité existentielle : enjeux et
apories », op. cit.
[33] Dubar
C., La crise des identités, Paris,
PUF, 2000
[34] Robin
J.-Y. , op. cit. ; Le Grand J.-L., op.
cit.