L'autoformation, définie comme le fait d'apprendre par
soi-même, comme "mode d'autodéveloppement des
connaissances et des compétences par le sujet social lui-même" (J. Dumazedier, 1995) interroge la définition que l'on peut
offrir à la notion de sujet impliqué dans la/sa formation en
insistant sur les difficultés conceptuelles d'un ancrage sur le "soi-même"
dans le processus d'acquisition des connaissances portées par l'action d'apprendre.
Si apprendre (apprehendere)
suppose "d'acquérir une connaissance" et "la communiquer",
l'autoformation supporte
en conséquence la conduite même du connaître et de la communication. Mais dans
ce cas c'est avant tout, grâce à "l'auto" (autos,
"soi-même"), de connaissance de soi, de communication à soi dont il
est question, les différents champs de la galaxie de
l'autoformation (P. Carré, 1997) se développant alors ultérieurement autour de
cette valeur centrale. L'autoformation existentielle (ou ontologique, nous
préciserons leurs relations) apparaît donc première, nous interrogeant sur un
"apprendre à être", un "apprendre à produire sa vie" qui ne
sont jamais définitivement acquis, cette appropriation par le vivant de son
pouvoir de formation, comme processus vital
ontologique et phénoménologique de mise en forme de l'être (G. Pineau, 1995 ;
P. Galvani, 1995 ; P. Paul, 2001) devenant tout autant existentielle
qu'essentialiste dans l'ontologie.
Se former pour se transformer, communiquer avec soi-même
pour se reconnaître en l'autre, se connaître pour mieux communiquer avec tout
ce qui nous entoure et tout ce qui nous constitue affirme l'importance de
boucles étranges entre auto- et exo-références (G. Pineau, 1995) en insistant
sur l'intérêt d'une quête de soi comme engagement dans un processus de
maturation tout au long de sa vie. Cet impératif apparaît des plus actuels face
à l'éclatement des repères sociaux fragilisés par une société qui se cherche.
Il suggère une dés-identification des représentations classiques (familiales,
professionnelles, religieuses…) et un changement paradigmatique des
"Grands Intégrateurs " sociaux (Y. Barel, 1990). L'instabilité des
projets, l'immaturité de la vie adulte (J. P. Boutinet,
1990 ; 1998), la peur du futur, associées à notre appréhension des réalités
extérieures, donnent consistance à la recherche d'un appui
nécessairement intérieur car ne pouvant résider qu'en soi-même. Seule en effet
cette stabilité, cette statique relative à l'équilibre de nos personnes (I. E :
sta, "être debout") peut s'opposer à l'instabilité de nos
ex-istences. L'autoformation devient,
dans ce contexte, une autoconstruction de soi, la
quête identitaire d'un sujet
à la recherche de lui-même se déterminant par sa relation aux divers
environnements et épreuves qui font miroir à son inexistence, lui imposant un
effort d'adaptation à l'image de sa stabilité actuelle. Or cette stabilité
s'enracine, nous y reviendrons, dans la vacuité paradoxale d'une subjectivité
absolue et transcendante qui ne peut qu'échapper au sujet existentiel. Dès
lors, l'injonction du discours socio-politique contemporain, valorisant
l'autoformation comme implication dans un projet de formation, développement d'un
projet de vie, nécessité de prendre sa vie en main, maîtrise de soi, est
particulièrement ambiguë, favorisant même son contraire, l'échec. Car il
exacerbe l'apparence d'un processus d'appropriation identitaire sans en
comprendre les lois, au détriment fréquent de la relation intérieure pourtant
essentielle au processus miroir offert par le "soi-même". Il n'est
pas surprenant, dans ce contexte, que des voies marginales puissent trouver
tout leur sens, celles de l'autodidaxie et du
développement personnel en particulier, pouvant prendre le pas des voies
officielles en témoignant d'une effectivité bien réelle.
Comment
envisager une autoformation qui
reposerait sur le culte de la performance, le mythe de l'efficacité, la religion de la rentabilité et de la
productivité, la saga de l'insertion, qui demanderait, en un mot, à la fois une
aptitude à maîtriser son rapport au monde et une capacité à se mettre à
distance d'une trop grande subjectivité émotionnelle, qui souhaiterait une
disposition intellective à intégrer les expériences, mais qui ne tiendrait
compte que de la seule extériorité de l'être, cette dimension, certes
psycho-corporelle mais de décentration, affirmant précisément l'enchaînement aux ombres
projetées des opinions au fond de la caverne platonicienne ?
La question
posée par l'autoformation laisse
donc apparaître, si on la pousse dans ses fondements, une nouvelle catégorie
émergeante (un nouveau Grand Intégrateur associé au changement paradigmatique
imposé par nos sociétés post-modernes) appartenant au registre du nocturne (G.
Durand, 1992), de l'intériorité, de l'implicite, de l'ésotérique, du caché, du
moment présent et qui valorise, sur fond de non-dualité (P. Paul, 2001) la
relation miroir entre l'autre et soi, entre "moi", "je",
"soi", dans la définition de "l'auto". La déconstruction existentielle
de la vie moderne, l'altération du lien social, comme manques d'être deviennent ici le reflet du
lien (ou plus exactement de son absence) entre ego et Alter Ego (ou Soi).
L'autoformation permet
donc la transition entre une vie collective dont il faut pouvoir se distancier
pour y opérer avec plus d'efficacité et une
histoire de vie
personnelle à laisser transparaître en mettant en avant le dilemme entre
possible et impossible, autorisé et interdit, obéissance et transgression dans
les rapports, tant personnels et intérieurs que socioprofessionnels. Elle fait
aussi le pont entre nature naturée et nature naturante (M. Ambacher, 1974),
existence et essence. Elle suggère la nécessité d'un parcours qui
transcende la scission de soi et de l'autre, du Sujet et de l'Objet en
éveillant notre attention à l'égard d'un processus dont la
vue est habituellement masquée.
La succession
des étapes identitaires qui en découlent, dans le processus de
l'autoformation, est une suite de constructions et de
déconstructions cognitives, idéologiques, imaginaires. Elles créent un
enchaînement de ponctuations qui manifestent des puissances (transitoires)
d'adhésion créatrices d'une image de soi en mutation permanente mais en
parallèle révélatrice du sujet en faisant écho à l'inconnu du sujet véritable
(l'Alter Ego, le Soi) afin de le rendre identifiable et reconnaissable. La re-connaissance
de soi, à son tour, par le dialogue singulier entre les identités multiples qui
nous habitent s'oppose, dialectiquement, à une inconnaissance de soi
particulièrement abyssale. L'enjeu de l'autoformation serait alors, comme
processus fait de remembrements successifs, de donner à l'âme un supplément
d'être et un relatif caractère de stabilité, l'autonomie (auto-nomie) définissant, précisément, cette aptitude paradoxale à
la solidité, à la permanence, déterminante des formes mais libre d'elles dès
lors que la quête de soi repose sur une vie vide de conformations et de
desseins. Entre l'Étant (ester, sta, "se tenir debout",
caractéristique de l'homme animé, en mouvement), comme substance, et l'Être (es,
"se trouver"), comme essence, l'autoformation, en précisant les
interactions, donne du sens à la vie
en orientant l'existence vers soi-même. Cette structuration dialogique du Soi,
entre le même et l'autre, continuité et changement, multiplicité et unité,
stabilité et mouvance, ne passe donc pas par une affirmation de plus en plus
grande de soi mais bien par une "conversion", un effacement"
rendant effectives les relations de l'Être et de l'Étant (P. Paul, 2001).
A la question
"qui sommes nous ?" s'adjoint donc nécessairement l'importance de
devoir préciser les lieux de l'être qui répondent au niveau ontologique qui
nous interroge. La succession des lieux explorés recompose le parcours qui
ponctue l'histoire ontologique de vie. A l'être comme essence se superposent à la
fois un lieu (se trouver), une possession (appartenir), un moment du temps (devenir), un état (exister). La question de l'être,
implicitement désignée dans le processus de l'autoformation, suppose ainsi un état engagé dans un devenir
d'existence, ce devenir, que l'on peut imaginer composé tout à la fois d'un
mélange et d'une succession d'étapes imposant, pour reprendre M. Buber (1995),
un retour sur soi-même de façon à tendre vers l'homme à venir, autre façon de
représenter l'homme en formation.
Parler du sujet engagé dans son processus de
re-connaissance s'entend alors selon un double registre. Le sujet (subjectum,
"ce qui est soumis, subordonné à ") postule bien deux niveaux, celui
de la sub-ordination et celui de l'ordre (de l'être). L'ordre (ordiri,
"commencer à tisser"), à l'origine l'ordonnancement donné aux fils de
trame dans le tissage afin de permettre au tissu (au texte, au contexte)
d'apparaître, s'appuie sur les fils de chaîne. Fils de trame, issu de la
phénoménologie existentielle (fondant l'autoformation existentielle par l'histoire de vie) et
fils de chaîne, enracinant la phénoménologie imaginale (et fondant
l'autoformation ontologique) interagissent en permanence (P. Paul 2001) en
générant, par croisements, une succession de nœuds (de tiers inclus) qui
laissent transparaître le processus complexe de la construction identitaire. En parallèle l'identité, comme dérivation du
même (is dem), affirme l'importance de la similitude, de la redondance
partielle entre l'image existentielle vectorisée par la rencontre aux autres ou
au monde et celle du monde imaginal (l'Imago Dei) qui se révèle par
cette interaction.
Se distinguent donc différentes subjectivités dans
l'autoformation, l'une, absolue, comme "Être au monde",
une autre encore pro-jetée et représentative (M. Henry, 1990, P. Paul, 2002)
renvoyant à l'Imago Dei. La première échappe aux catégories là où la
seconde, "jetée en avant" est apparitionnelle, relevant du tissage
entre l'identité idem
et l'identité ipse (P. Ricoeur, 1990). L'identité idem, pour
mémoire, comme permanence de certains déterminants et attributs traversant le
devenir sans
changements correspond au fil de chaîne de notre métaphore. Elle se révèle par
le jeu incessant des transformations vitales de l'identité ipse, engagée
dans la non permanence des représentations, le flux incessant des opinions
jamais garanties du soupçon, de l'illusion, de la déformation (le fil de
trame).
La question du lieu (M. Buber, 1995), sur
différents niveaux de réalité (P. Paul, 2001) devient alors la clé de la
problématique identitaire et, en
conséquence, celle de l'autoformation existentielle ou ontologique qui devient ici la mesure de
l'aptitude à ouvrir son territoire intérieur à une dimension plus vaste et plus
stable à la fois que celle que nous possédions préalablement. Elle affirme la
complexité de l'homme pluriel, de son éclatement, de son possible remembrement,
en insistant sur le processus d'anthropoformation qui s'y associe.
L'identité courante,
construite par la socialité et par l'altérité, donnant pouvoir à l'autre,
devient ici obstacle imposant de trouver sa juste mesure par le dépassement de
barrières, ceci afin de développer une identité autoréférente (par intégration non duelle
de la relation à l'autre).
L'autoformation révèle
l'individu unique au-delà de la pluralité des identités
"extérieures", le paradoxe de l'autoformation résidant dans
l'aptitude que nous avons à reconnaître en nous-mêmes notre identité singulière
par l'intermédiaire d'une relation, héréditaire autant qu'existentielle, à des
milliers (voire des millions) d'ancêtres ou de personnes rencontrées,
directement ou indirectement, tous impliqués dans cette élaboration. La
singularité étrange qui se révèle par ce processus, toujours paradoxal, en devenant la raison d'être
de l'individu, son "droit à l'individuation", résout conjointement la
crise personnelle du sujet engagé dans son autoformation et la crise sociale et
paradigmatique engagée dès le 13ème siècle en Occident (M. Foucault,
1966) qui se trouve à l'origine de la Modernité. L'autoformation pourrait, en
ce sens, devenir un indicateur
du changement paradigmatique annoncé par certains, son caractère le plus
essentiel visant à démasquer l'idée trompeuse d'un individualisme séparateur
pour affirmer l'individualité, d'essence non-duelle jaillissant de la relation,
complémentaire, entre soi et les autres. Elle conduit, en tous cas, à intégrer
la relation au Même qui fonde le sujet, sur différents niveaux dans la
formation.