par Gaston PINEAU
responsable des recherches, Service d'éducation permanente,
Université de Montréal
Ivan Illich: révolutionnaire ou
réactionnaire? Anarchiste ou moraliste? Prophète inspiré d'un nouveau monde ou
poète désabusé de l'ancien ? Ultra-gauchiste ou dernier avatar de la droite ?
Sophiste génial ou sage spirituel ? Libérateur ou mystificateur ? Révélateur ou
créateur de malentendus ? Porte-parole d'un mythe dynamique ou produit d'une
société en mal d'originalité ?
L'interprétation du phénomène Illich n'est pas
facile. Son esquive non plus. En effet le phénomène est de taille et s'impose
de lui-même. Succès important de librairie, autant par les ouvrages qu'il a
publiés que par les articles qu'il a provoqués, Illich est devenu le symbole
d'une pensée et presque ‑ suprême inversion ‑ d'une école :
l'illichisme. Il est peu de débats en éducation et
peut-être bientôt en santé, transport, finances, énergie où ses thèses ne
soient pas présentes. Et si, dès le début de ces débats, les représentants les
plus sérieux de l'establishment ne réussissent pas à évacuer cette présence par
un sourire condescendant ou un rapide verdict d'irréalisme sans appel, cette
présence agit et se développe rapidement. Elle bouscule les postulats les mieux
assis, les mieux institués en pseudo-évidences, et laisse entrevoir d'autres
possibles qui ébranlent les raisonnements les plus serrés et renouvellent les
polémiques les plus ouvertes.
La façon la plus commune de voir Illich le réduit
à l'image stéréotypée qui ressort de quelques néologismes ou expressions qui
ont fait fortune : déscolarisation, dés-institutionnalisation, convivialité.
Illich est vu comme le créateur ou le vulgarisateur de slogans simplistes :
plus d'école, plus d'institution, plus de technique. Cette réduction permet de
porter des jugements rapides et globaux d'adhésion, de rejet ou de simple
catégorisation.
Par delà ces clichés, une façon plus savante de le
percevoir consiste à analyser le phénomène Illich en
lui-même, dans ses textes, mais avec un cadre de référence externe. Ainsi font
les docteurs en fonctionnalisme, marxisme ou freudisme qui n'ont pas grande
difficulté à démontrer l'irréalisme, l'idéalisme ou l'angélisme du discours
illichéen et donc sa non-pertinence.
Avant d'avoir l'occasion d'expérimenter pendant un
mois sa convivialité dans ce qu'il appelle son café ou son olympe à Cuernavaca,
la mode et la critique des docteurs m'avaient cantonné dans la façon commune
d'interpréter Illich. J'en étais demeuré aux évocations globales, nées
de la lecture de quelques-uns de ses premiers articles et de la connaissance du
titre de ses livres : Libérer l'avenir, Une société sans école, Énergie et
équité, la Convivialité. Je l'avais catalogué comme un prophète, un
utopiste, vulgarisant des idées stimulantes pour l'imagination mais
intraduisibles directement en plan d'action et même de recherche. Cette incapacité ne m'avait pas motivé à
dépasser cette connaissance commune. Le contact avec l'homme et son institution
a fortement questionné cette image et m'a fait découvrir expérimentalement,
au-delà de celle-ci, les idées d'Illich et leur lieu de production. Cette
découverte a d'abord été celle du paradoxe ‑ c'est-à-dire de la
non-adéquation ‑ existant entre ce lieu, son lieu, et ses idées. Puis
l’approfondissement de cette non-adéquation m'a amené à me demander si le
paradoxe n'était pas une des caractéristiques ou même la caractéristique de la
créativité, du moins à ses débuts.
Le paradoxe se situe d'abord au niveau de la
personnalité d'Illich lui-même.
Il est d'une grande disponibilité physique et apparemment d'une grande
réceptivité. Pas besoin de rendez-vous pour lui parler. N'importe qui, au
détour d'un sentier, ou d'un couloir, peut communiquer avec lui le temps nécessaire. Mais cette ouverture s'accompagne d'une réticence
quasi agressive à entrer dans d'autres problématiques que la sienne ou à prendre
en compte des critiques venant d'autres problématiques. Et cette réticence est
un seuil à la communication qui en rebute beaucoup.
Mais c'est principalement au niveau de
l'institution même que le paradoxe éclate avec le plus d'évidence. On s'attend à
un lieu déscolarisé, dés-institutionnalisé où les réseaux éducatifs peuvent se
tisser en pleine liberté et l'on trouve un système de séminaires que pourrait
organiser n’importe quelle université un peu libérale et une école de langues
rigide, qu'Illich lui-même
définit comme une entreprise de vente de 300 à 500 corrections à la journée.
Face à cette situation, la réaction de déception et d'irritation des usagers du
CIDOC est presque générale. Dans ce cas, il est faux d'écrire et, de dire que
la démarcation qu'opère Illich se situe entre les gens en place, les responsables,
ayant une institution, une théorie, un parti à défendre et les jeunes, les
marginaux, non encombrés de ces outils et tout ouverts à la dynamique
des possibles. Illich est le conseiller de très grands managers et c'est
peut-être chez les plus jeunes, qui ont assez d'argent pour entrer au CIDOC,
que les réactions de frustration sont les plus fortes. Ces réactions
sont donc trop générales pour n'être pas significatives. Mais significatives de
quoi ? D'un malentendu entre ces usagers et les thèses illichéennés ? D'un mal‑lu
de ces thèses qui produit des attentes démesurées, faussées, mal informées ?
D'une contradiction intolérable entre ce qu'un prophète dit ou écrit et ce
qu'il réalise ? Ces éléments d'explication sont certainement présents de façon
entremêlée. Et c'est ce qu'a essayé de démêler notre groupe parallèle d'analyse
institutionnelle du CIDOC, qui s'est constitué à la suite de ces
premiers contacts.
Mais ces explications ne rendent pas compte de
l'essentiel du phénomène Illich qui, pour
nous, est la créativité. Que le contact avec les conditions concrètes de
production de cette. créativité soit déroutant et même choquant n'est pas
;étonnant si l'on reconnaît que le créateur est toujours en position ambiguë
et précaire par rapport à autrui, par rapport au milieu social, par rapport au message porté par sa propre
parole[1]. La plupart du temps, le contact avec le processus de
création se réduit à la consommation du produit final, du message créé, bien
emballé, bien étiqueté. Les conditions de production sont méconnues. Avoir la
possibilité de les connaître, c'est découvrir les situations paradoxales qui
résultent de la position ambiguë et précaire du créateur par rapport à son
environnement et à sa propre production. Il ne s'agit pas de légitimer ces
situations paradoxales. mais de les comprendre comme situations certainement
perfectibles mais peut-être inhérentes à l'activité créatrice.
______________________
Libérer l'avenir,
Éditions du Seuil, 1971.
Une Société sans école,
Éditions du Seuil, 1971.
La Convivialité, Éditions du Seuil, 1973.
Énergie et équité, Éditions du Seuil, 1973.
Némésis médical, Éditions du Seuil, (à paraître).
« A propos d'Illich », Cahiers
Pédagogiques, n° 109, décembre 1972, pp. 3‑18.
« Illich en débat »,
Esprit, mars 1972, pp. 321‑408.
« Une fois détruit
le mythe scolaire ». Entretien avec Illich, Education, n° 125, janvier 1972, pp. 27‑30,
Gaussen, F., « Le
phénomène Illich », Le Monde, 29 avril 1972.
Gintis, H.,
« Critique de l'illichisme ». Les Temps Modernes, nos 314‑315,
septembre‑octobre 1972, pp. 525‑557.
Gloton, R., « Faut‑il
détruire l'école ? », Interéducation, n° 27, mai‑juin 1972, pp. 7‑12.
Hannoun, H., Ivan
Illich au l'école
sans société, Paris, Les Editions ESF, 1973, 175 p.
Piveteau, D.,
« Education permanente et régionalisation les Journées d'études de Saint‑Jean‑de‑Luz »,
Orientations n° 41, janvier 1972, pp. 127‑133.
Piveteau, D.,
« L'ennemi des écoles n'est pas Illich, c'est le système scolaire », Orientations, n° 45,
janvier 1973, pp. 5‑24.
Rocher, Guy, « Ivan
Illich, révolutionnaire ou réactionnaire ? » Maintenant,
n° 116, mai 1972, pp. 15‑17.
Velis, J.P., « Mort
de l'école », Éducation, n° 125, janvier 1972, pp. 24‑26.
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Il est
un autre aspect du paradoxe que la participation aux conditions de production
illichéenne peut faire découvrir. C'est l'utilisation que fait Illich de celui-ci ‑cette fois comme
contre-opinion ‑ aussi bien pour exposer, dialoguer, chercher, trouver
que polémiquer. Illich ne procède pas de façon linéaire, logique, conceptuelle.
Il fonctionne par contre-propositions, contre-exemples, contre-arguments, qui
montrent plutôt qu'ils ne démontrent. Cette utilisation du paradoxe comme outil
privilégié de raisonnement déroute et fatigue les logiciens lettrés,
scolarisés, institutionnalisés que nous sommes. Par contre, il semble être un
des outils essentiels de la créativité. En effet, au-delà du brillant exercice
de style qu'il peut être, le paradoxe, Par les raccourcis et les oppositions
brutales qu'il permet, et surtout par le fait qu'il ne s 1 embarrasse pas de
démonstration mais qu'il projette une possibilité nouvelle, est un outil de
production et de diffusion de sens que génèrent naturellement les
situations-limites dans lesquelles se trouvent les créateurs. Ces créateurs
travaillent à la limite d'eux-mêmes, du milieu social, de leur message. Le
paradoxe, lui, opère à la limite du discours et à la limite du sens.
Le
paradoxe est d'abord ce qui détruit le bon sens comme sens
unique, mais ensuite ce qui détruit
le sens commun comme assignation d'identités fixes[2]. Il réoriente l'attention intellectuelle sur les
structures fautives ou limitées de la pensée ; il joue avec les frontières
catégorielles limites[3].
De plus, il travaille de façon spécifique, c'est-à-dire paradoxale, opérant des
combinaisons inusitées, portant l'attention sur l'inattendu, questionnant,
niant, irritant, déroutant. La force des paradoxes réside en ceci, qu'ils ne
sont pas contradictoires, mais nous font assister à la genèse de la
contradiction[4].
A vivre et à voir les contradictions que soulève
Illich, il semble bien être de ces créatures à avoir
adopté le paradoxe comme outil de travail. C'est cette adoption et même cette
passion du paradoxe, comme moyen de faire surgir le sens en faisant
éclater la contradiction, qui nous semblent expliquer l'espèce de vibration qui
anime Illich quand il veut dialoguer; c'est cette passion qui le rend
impertinent et impatient vis-à-vis des critiques qui n'entrent pas dans cette
dialectique ; c'est cette passion qui le rend impertinent aussi vis-à-vis d’une
certaine réalité, même la sienne, tout pris qu’il est, à la limite du discours
et du sens.
Cette non-pertinence est choquante et il n'est pas
facile d'être pertinent vis-à-vis d'elle. Elle possède la force heuristique du
paradoxe mais aussi sa vulnérabilité face aux critiques : sa validité n'est pas
démontrée. Illich en est le
premier conscient : D'autres feront des thèses ou des recherches pour
prouver ou infirmer ce que j'avance, dit-il
lui-même. Mais ne pas dépasser le premier engouement ou les premières critiques
que fait naître Illich, l'hétérodoxe, c'est méconnaître la recherche
fondamentale, radicale, à contre-courant, l'anti-recherche, qu'il mène.
C'est peut-être aussi méconnaître en soi et dans la société les parties les
moins institutionnalisées, les moins domestiquées où réside la force créatrice.
En tout cas, c'est s'aliéner, car si le paradoxe ne produit pas toujours une
contre-vérité, par contre, il produit toujours un contre-préjugé.
Fondé
en 1960 par Ivan Illich, le Centre
de documentation interculturelle de Cuernavaca, au Mexique, offre à tous
les étrangers qui désirent collaborer au développement économique, social et religieux de l'Amérique latine, des stages
d'apprentissage de la langue espagnole et d'initiation à la
vie latino-américaine. L'enseignement théorique sur la sociologie,
l'anthropologie, les sciences économiques ou les valeurs religieuses est doublé
d'une information sur l'Amérique latine, sa géographie humaine, son histoire, sa littérature,
son folklore, son organisation politique et économique. École d'acculturation,
le CIDOC est aussi grâce à la forte personnalité de son fondateur et à la
diffusion de ses ouvrages, une sorte de séminaire permanent des idées d'Ivan
Illich, le lieu par excellence de la confrontation des théories sur la
transformation des structures et des institutions de la société contemporaine.
[1] Amado
LEVY‑VALENSI dans la préface à Max Bilen, Dialectique créatrice et
structure de l’œuvre littéraire, Paris, J. Vrin. 1971, p. 9.
[2] Gilles DELEUZE, Logique du sens. Paris, Éditions de Minuit, 1969 p. 12.
[3] Rosalie L. Colie, Paradoxia
Epidemica, The Renaissance Tradition of Paradox, New Jersey, Princeton
University Press, 1966. p. 7.
[4] G. DELEUZE, op. cit., p. 92.