Pierre Landry

 

Confrontations aux pouvoirs dans des expériences de formation

 

Mon pire ennemie, c’est moi

Slogan publicitaire

 

Qu’est-ce qui détermine les choix de parcours éducatifs pendant la vie scolaire ? Est-ce les parents plus ou moins influencés par les stéréotypes en vigueur ? Est-ce l’institution à la vue des résultats scolaires ? Sont-ce des contingences économiques reposant sur un calcul coût/avantages ? Quelles sont les marges de manœuvre de l’écolier ou de l’étudiant ?

 

Mais d’abord que veux dire réussir son parcours scolaire ? Est-ce la réussite aux examens ? Est-ce le fait de pouvoir démarrer un parcours professionnel ? Est-ce la capacité à affronter des situations non prévues et de savoir exploiter des opportunités ?

 

Il y a vingt cinq ans, j’ai animé une réunion de parents d’élèves pour essayer de répondre à la question : pourquoi avoir choisit, pour ses enfants, un établissement de type école Nouvelle et non un établissement de l’éducation nationale ? La majorité des parents présents avec fait des études supérieures mais portaient sur cette période un regard critique malgré leurs réussites aux examens. Ce qui ressortait le plus, c’était la projection du désir de leurs parents sur les choix de leurs parcours éducatifs. Tant qu’ils avaient été sous l’autorité parentale, ils s’étaient arrangés de la situation jusqu’à jouer au bon élève pour répondre à la demande des parents. Mais, une fois entrée dans la vie active, beaucoup avaient remis en cause leurs orientations et avaient changé, parfois radicalement, d’activités professionnelles.

 

Le pouvoir des parents s’étaient exprimés apparemment avec succès mais en surface. En fait, un compromis s’était installé. En même temps que les enfants acceptaient d’aller dans le sens voulu par leurs parents (pour être reconnus ?), leurs projets mûrissaient et se nourrissaient de leurs expériences multiples dans et hors l’école.

 

Peut-il en être autrement dans un système où la voie « royale » des études secondaires puis supérieures s’impose à toutes les familles comme une évidence, popularisée par les slogans « passe ton bac d’abord » et « le bac pour 80% d’une classe d’âge » ? Dans une « société de la connaissance », il n‘y aurait pas de place pour des personnes munies d’un bagage scolaire insuffisant. Est-il inéluctable que la réussite scolaire « standard » devienne ainsi une ardente obligation pour tous dès le plus jeune âge et que ceux qui ne réussissent pas dans le cadre de l’école intègrent cet échec comme une fatalité ?

 

Face à cette situation, trois difficultés se présentent : a) une part importante (plus de 40% ?) des écoliers n’adhèrent plus à cet objectif de société, b) un parcours scolaire qui privilégie l’abstraction et, c) deux tendances concernant l’expérience qui s’affrontent avec une incidence sur les finalités de l’école. 

 

Le combat contre l’illettrisme, préalable à tout parcours scolaire, implique un engagement de tous : communauté de vie, familles, écoles comme le montre l’exemple de la Suède. « Tant que l’on croira que c’est seulement l’école qui résout les difficultés de lecture, on arrivera à rien. La solution passe par une formation des adultes correctement financée, idéalement décentralisée »[1]. En Suède, « chaque commune a l’obligation d’organiser des programmes contre l’illettrisme »[2] et les adultes y suivent des cours gratuits et adaptés. De plus, les opportunités de lecture sont multiples : à la télévision, les films sont en VO sous-titrés ; dans les académies populaires, les participants sont invités à fréquenter le club de lecture en cas de nécessité et 90% des suédois lisent un quotidien[3]. Cet environnement est favorable au développement d’une autoformation où l’effort individuel est relayé par la collectivité. Or, en France, un élève passe dans la classe supérieure quasi systématiquement, même si son niveau de compréhension de l’écrit est insuffisant pour suivre avec profit le programme. C’est au Collège que ce déficit de savoir-faire devient flagrant et fait que ceux qui sont concernés par ce manque ne supportent plus ce qui leur est imposé par l’obligation de scolarité.

 

Depuis l’émergence de la théorie des intelligences multiples[4], il est de plus en plus admis, notamment dans le milieu scolaire et dans celui de la psychologie, que différentes formes d’intelligence existent. Actuellement, huit sont recensées : linguistique, mathématique, musicale, spatiale, de l’expression corporelle, émotionnelle (deux sortes) et naturaliste. Quant à l’intelligence existentielle (potentiellement une neuvième forme) son statut d’intelligence n’est pas encore complètement établi. L’une des principales contributions de cette théorie dans le milieu scolaire actuellement est de mettre en lumière l’attention accordée en priorité à quelques formes d’intelligence, souvent au détriment d’autres formes. Ainsi, des élèves qui éprouvent des difficultés importantes dans certaines disciplines peuvent néanmoins avoir développé des formes d’intelligence peu sollicitées dans le contexte scolaire. Pourtant, la sélection scolaire repose principalement sur le succès dans les disciplines privilégiant l’abstraction pour conduire à des parcours scolaires conduisant à des diplômes avant l’entrée dans la vie active. L’institution scolaire n’a pas encore intégré le fait que, par le biais de la formation tout au long de la vie et des modes de reconnaissance des acquis de l’expérience, le diplôme de fin d’études initiales ne soit plus la seule voie pour gérer ses compétences professionnelles. Il en va de même avec l’autoformation qui serait réservée à ceux qui maîtrise déjà les mécanismes d’apprentissage et donc qui accentuerait les inégalités au lieu de les diminuait. L’autoformation peut être pourtant, tout au long de la vie, un facteur important de régulation de ses compétences tant professionnelles que personnelles d’où l’importance d’encourager cette pratique dès l’école comme le préconisait Joffre Dumazedier.

 

Deux conceptions de l’expérience s’opposent concernant les finalités de l’école. Pour Matthias Finger « le concept même de "formation expérientielle" est un amalgame inconsistant entre deux conceptions et deux traditions épistémologiques et philosophiques irréconciliables. La première, anglo-américaine, aboutissant à l'"apprentissage expérientiel", la deuxième, allemande, à la "formation par les expériences de la vie". La véritable différence réside dans la nature de l'expérience: dans la première conception, l'expérience est en réalité une expérimentation, tandis que, dans la deuxième, l'expérience constitue au contraire le lien entre la personne et la culture, fondement de l'identité de la personne. On peut ainsi dire que l'enjeu de cette clarification est celui du rapport de l'individu avec son environnement, c'est-à-dire avec la société. Par rapport à cet enjeu, les deux conceptions de l'expérience et de la formation sont en opposition totale: la première conception s'enracine dans la philosophie progressiste et pragmatique, et cherche à promouvoir, au travers de l' "apprentissage expérientiel », les idéaux d'une société moderne, de même que l'adaptation de l'individu à cette dernière. La deuxième conception s'oriente vers la philosophie dite "de la vie" (Lebensphilosophie), elle-même enracinée dans le romantisme allemand. Elle est opposée à la première par le fait qu'elle aspire à former l'identité d'une personne, alors que la société moderne tend à détruire. [5]»

 

Cet antagonisme, déjà dénoncé par Dewey, peut-il être dépassé pour que l’objectif d’accueillir obligatoirement l’ensemble d'une classe d’âge dans le système scolaire jusqu’à l’âge de 16 ans puisse être réalisé? À force de privilégier les aptitudes intellectuelles abstraites par une hiérarchie implicite des disciplines, on stigmatise tous ceux qui ne rentrent pas dans le moule, même s’ils étaient capables d’aboutir par d’autres parcours que celui imposé par l’école.

 

Les parents, les enseignants, l’institution scolaire ont chacun leur légitimité pour afficher des principes de socialisation. Mais ceux-ci peuvent rentrer en contradiction avec la manière dont l’enfant perçoit sa place et son rôle dans la société. Progressivement, la personnalité aux facettes multiples de ce dernier se construit et s’affirme face à ces contraintes, enrichi des expériences avec ses pairs ou hors l’école, vérifiant le principe de Lahire que « tout corps (individuel) plongé dans une pluralité de mondes sociaux est soumis à des principes de socialisation hétérogènes et parfois même contradictoires qu’il incorpore. »[6] Est-ce cette hétérogénéité qui est considérée comme destructrice de l’identité, la formation de celle-ci échappant en partie au contrôle des institutions formatives ? Pourtant, il est possible, avec B. Schwartz, de considérer l’expérience sous un angle plus positif par ses effets comme une « transformation du vécu en expérience, de l’expérience en savoir-faire, et du savoir-faire en savoirs pour développer l’autonomie. »[7]. Mais les différents pouvoirs sont-ils prêts à reconnaître un droit à une certaine autonomie de l’individu, compatible avec les exigences du « vivre ensemble » ?

 

Si l’on considère que la recherche du pouvoir passe par une projection de l’un sur l’autre, il faut considérer aussi bien les configurations de symétrie (confrontation ou coopération) que de dissymétrie (domination). L’affrontement stérile sans négociation par refus de l’autre conduit à l’échec et la destruction. Certains types de violence à l’école en sont l’illustration. La recherche de l’avantage de l’un sur l’autre oblige à une lutte permanente au détriment de la création d’un climat de confiance. C’est l’affrontement larvé. Les enseignants ont besoin des élèves pour enseigner. Les élèves ont besoin des enseignants pour réussir leurs examens. Cela n’exclut pas le chahut mais, le contrat pédagogique « oubli pour un moment ce que tu sais et écoutes moi » fonctionne globalement … avec les élèves qui sont reconnus par le système comme pouvant réussir. Ce n’est que si la négociation aboutit à la reconnaissance de l’autre qu’un climat de confiance peut s’instaurer et déboucher sur une coopération, source de créativité. Les enseignants acceptent les élèves tels qu’ils sont. Les élèves cherchent à atteindre leurs zones proximales de développement révélées au contact des enseignants et des pairs pour finalement se dépasser et résoudre par eux-mêmes leurs difficultés dans une plus grande autonomie. Mais les enseignants sont-ils préparés à tenir ce rôle qui conditionne l’émergence d’une école vraiment pour tous ? L’institution aura-t-elle la volonté et pourra-t-elle valoriser cette conception de l’éducation qui va au-delà de la simple inscription ? Ce débat, initié dès l’époque de la révolution française par Condorcet n’est toujours pas clos ?



[1] Patrick Werquin, direction de l’éducation à l’OCDE

[2] Suzanne Mehrens, Agence Nationale pour l’éducation, Stockholm

[3] Près de cinq millions d’illettrés (en France), Le Figaro, 24/04/04, p.8.

[4] Gardner, H., Les intelligences multiples. Retz, Paris, 1996.

[5] « Apprentissage expérientiel » ou « formation par les expériences de vie » ? la contribution allemande au débat sur la « formation expérientielle » Mathias Finger, éducation Permanente « Apprendre par l’expérience », n°100/101, 1989

[6] Lahire B., L’Homme pluriel, les ressorts de l’action, Nathan, Paris, 1998, p.35.

[7] Moderniser sans exclure