Serge
Leblanc
La question posée
« prise de pouvoir de sa formation et reconnaissance » rentre en
résonance avec un certain nombre de thématiques actuelles du monde de
l’éducation, de la formation et du travail que sont l’autoformation,
l’apprentissage tout au long de sa vie, la validation des acquis de
l’expérience, l’analyse des pratiques professionnelles. Cette question amène à
s’interroger sur la nature des relations qu’entretiennent l’individu et
l’environnement car elle peut être interprétée en fonction des paradigmes
scientifiques auxquels on se réfère au moins de trois façons :
-
l’individu dispose en lui de
qualités, d’aptitudes mentales, cognitives (volonté, motivation, autodétermination,
autodirection, autonomie…) qui déterminent de manière descendante son pouvoir
d’agir en situation réelle. Le terme « prise de pouvoir » traduit ce
contrôle psychologique de l’individu par l’intermédiaire de ses propres
capacités ou aptitudes cognitives internes.
-
l’environnement détermine par
un système de contraintes (tâches, médias, organisation du dispositif…) les
prises de pouvoir de l’individu en lui laissant plus ou moins d’autonomie. La
prise de pouvoir se fait ici de l’extérieur et échappe d’une certaine manière à
l’individu puisqu’elle lui est imposée (injonction paradoxale).
-
l’individu et l’environnement
co-déterminent les possibilités de construction de pouvoirs d’agir en
situation. Ici, il s’agit moins d’une prise de pouvoir par l’individu sur sa
formation ou d’une injonction à le faire par l’institution ou par le formateur
que d’une construction constante et dynamique de pouvoirs d’agir dans des
situations de formation particulières.
Pour rendre compte de cette dernière conception, nous
nous appuyons sur l’étude de l’apprentissage en contexte (Lave, 1988)
c’est-à-dire de la mobilisation et de la construction de connaissances dans
l’action. Nous nous intéressons plus particulièrement à la nature de ce qui est
appris dans ces situations particulières qui potentiellement peuvent confèrer à
l’acteur du pouvoir sur sa propre formation. A partir des résultats de deux
études menées auprès d’utilisateurs en situation d’autoformation en interaction
avec un système multimédia (Leblanc, 2001), nous présentons quelques
moments-types où se manifeste cette mobilisation ou construction de pouvoirs
d’agir par l’utilisateur. Ces moments-types correspondent à des phases a)
où l’utilisateur s’écarte des prescriptions proposées par le système, b) où il
s’adapte à une situation problématique pour lui, c) où il est confronté à des
alternatives, e) où il prend des initiatives face à une absence de prescription
du système, f) où il organise son processus de formation dans la durée. Les
quelques exemples que nous présentons à la suite illustrant ces différents
moments sont extraits de session d’autoformation en interaction avec un système
multimédia qui proposait l’utilisation d’un hypermédia seul ou articulée avec
un logiciel de modélisation (Modélisa), ou avec un traitement de texte.
Mobilisation de méta-connaissance pour s’écarter des
prescriptions
Dans la séquence étudiée, l’utilisateur évoque ses
propres connaissances sur un thème de formation dans le logiciel Modélisa.
Après avoir rassemblé les principales idées développées dans un devoir
antérieur, il écrit les éléments importants et les arguments dont il se
souvient. Alors que l’aide méthodologique l’incite à consulter la base
documentaire de l’hypermédia, il décide de compléter ses idées en continuant à
réfléchir à partir de ses seules connaissances. L’extrait suivant témoigne de
cette démarche d’autodidacte : « C’est
d’aller voir dans la base documentaire, ce qu’on peut faire, je crois, comment
on peut aller enrichir un peu ses connaissances, et je n’ai pas envie d’y aller
tout de suite… je vais rajouter quelque chose… Mais, je réfléchis dur quand
même là, à ce que je veux dire… ». Cette méta-connaissance « Se
servir d’abord de ses propres connaissances avant d’en chercher de nouvelles
dans la base documentaire » le conduit à continuer son effort de réflexion
afin de compléter ses idées. Ainsi, l’utilisateur va à l’encontre de la
proposition contenue dans l’aide méthodologique et se remémore un certain
nombre de connaissances sans consulter la base documentaire.
Construction de connaissances pour s’adapter à une
situation problématique
Dans la même séquence, un peu plus tard,
l’utilisateur cherche à enrichir ses connaissances à partir de la base
documentaire. Face à la richesse de cette base documentaire, il rencontre un
problème de choix de ses lectures. Dans l’extrait suivant, il affiche
l’intention de présélectionner les extraits qu’il va consulter pour faire
face aux difficultés de lecture qu’il rencontre : « Je vais chercher lequel je vais lire, parce que ça me parasite
aussi de lire beaucoup comme ça, je n’aime pas trop ça. J’aime bien lire les
choses, autant j’adore lire des livres vraiment passionnants, qui me prennent,
autant je n’aime pas trop lire, m’assommer de lecture ». Il se trouve
confronté à une situation contradictoire dans laquelle il y a beaucoup de
choses à lire alors qu’il n’aime pas « s’assommer » de lecture. Cette
contradiction est interprétée grâce à une méta connaissance « Anticiper
sur le contenu d’un texte en interprétant le titre et la référence » comme
le montre cet extrait : « Je
regarde les titres, les auteurs et j’essaie de voir en gros ce que ça peut
vouloir dire le titre ». Grâce à une procédure d’expérimentation,
l’utilisateur cherche à renforcer la force de conviction de cette nouvelle
règle en mobilisant une autre connaissance « Lire les textes dont les
titres nous séduisent » comme le montre cet extrait : « Le titre m'avait séduit là :
« la vie de votre enfant ne vaut pas une médaille », il m'avait bien
plu, je vais aller voir un peu ce qu'il dit… ». Cette méta
connaissance en déterminant ses choix de lecture lui permet de résoudre sa
contradiction.
Construction de connaissances face à une situation
présentant des alternatives
L'utilisateur vient de consulter l'aide méthodologique
qui l'incite à reformuler plus précisément ou différemment le problème posé en
s'appuyant sur son expérience. Il lui est conseillé de réaliser ce travail dans
la rubrique [Je Sais] et / ou dans la rubrique [Questions] du logiciel
Modélisa. Après avoir hésité entre les deux rubriques, il choisit la rubrique
[Questions] et rédige un certain nombre de questions en relation avec le thème
de travail. Etant insatisfait de sa production car ne voyant pas l’intérêt de
ses questions, l'utilisateur sélectionne la rubrique [Je Sais].
L’interprétation de ces événements contradictoires s’appuie sur l’évocation de
connaissances antérieures acquises en formation et l’évaluation de la portée de
ses questions. L’extrait suivant montre l’exploitation d’une démarche de
questionnement construite durant sa formation dans cette nouvelle
situation : « Parce que j’avais
des questions qui me venaient, parce qu’on a appris un peu ça, à questionner un
peu, à mettre autour d’un thème, quelles sont les questions importantes qu’il
faut stimuler quoi… Oui, j’ai hésité, mais le fait que j’ai fait ce devoir, je
savais que c’était bien de mettre les questions ». Après avoir rédigé
trois ou quatre questions, l’utilisateur se rend compte de la faible portée de
celles-ci : « Cela n’amenait
pas grand chose… ». L’extrait suivant révèle les limites d’un
questionnement superficiel et trop formel qui ne s’appuierait pas sur une
réflexion en profondeur et sur un ancrage relatif à son expérience
personnelle : « Pour comprendre
la question, lui donner du sens, il faut mettre quelque chose derrière : des
faits, une réalité, une histoire… ». Déçu de son questionnement, il
décide de formaliser « ce qu’il
savait vraiment ». Ces interprétations débouchent sur la constitution
d’une règle personnelle relative à la chronologie des étapes à respecter pour
formaliser ses idées qui invalide celle précédemment construite en
formation : « Il faut d’abord commencer par écrire ce que l’on sait avant
de poser des questions ».
Construction de connaissances en l’absence de toute
prescription
L’analyse de l’activité de l’utilisateur sur trois
séquences d’autoformation avec le système multimédia a mis en évidence
l’initiative de celui-ci à définir l’orientation de son propre travail à chaque
nouvelle session de travail. Les orientations différentes de chaque session
d’autoformation rendent compte du pouvoir d’adaptation de l’utilisateur et de
sa capacité à ne pas réduire son activité à l’exécution des tâches proposées
dans le système. L’orientation de chaque session d’autoformation se construit à
partir d’un certain nombre de consignes que l’utilisateur définit lui-même
: « avoir des informations précises
sur les principes de développement des qualités physiques … revenir sur
des notions développées par Pradet… comprendre ce qui permet de dire qu’on va
plutôt être sur tel type de séance…» (Session 1), « aller chercher des noms d'auteurs par
rapport à des concepts…arriver à les replacer dans leur contexte »
(Session 2), « passer en revue plein
de thèmes…revenir sur le thème d’apprentissage moteur » (Session 2). Ces plans assez peu définis
s’enrichissent, dès les premières navigations, de la saisie d’opportunités
présentes dans l’environnement. l’utilisateur accepte de prendre momentanément
de la distance par rapport au plan de départ pour mieux y revenir quelques
minutes plus tard. Cette sensibilité au contexte de la planification permet à
l’utilisateur d’adapter de manière satisfaisante ses actions aux particularités
de la session d’autoformation. Par exemple, les actions réalisées au cours de
la série « Exploiter au mieux la base documentaire de l’hypermédia »
varient en fonction des caractéristiques de la session d’autoformation dans
lequel elle est enchâssée. Les connaissances mobilisées pour rechercher de
l’information ne sont pas les mêmes lorsque la séquence est enchâssée dans une
session qui vise à « comprendre », à « modéliser » ou à
« se mettre en confiance ». Pour « comprendre » certaines
relations entre théories et pratiques, l’utilisateur n’hésite pas à explorer
des notions inconnues ou mal maîtrisées alors qu’il s’interdit de le faire dans
la session où il cherche à « se mettre en confiance ». Par ailleurs,
l’improvisation de l’utilisateur au gré des circonstances s’appuie sur les
« offres » et les « opportunités » qu’il perçoit dans
l’environnement (Norman, 1993a). Elle se manifeste dans une session de travail
par le nombre de « sauts » de préoccupations et le nombre de
recherches en cours, non terminées qui s’emboîtent et s’enchâssent.
Enrichissement de son réseau de significations grâce
à un travail organisé dans la durée
La transformation de la culture de l’acteur à partir
des enseignements tirés des expériences précédentes traduit la modification et
l’enrichissement de son réseau de significations. L’utilisateur, dès la Session
1, a donné un autre sens à l’usage de l’ordinateur avec lequel il n’entretenait
pas d’affinité particulière. Il a découvert certaines possibilités de l’outil
qui entraient en résonance avec ses façons d’apprendre. A chaque session, il a
imaginé, découvert des cheminements nouveaux dans l’hypermédia qui lui ont
permis d’associer ce nouvel artefact
aux autres et de l’intégrer dans sa culture personnelle. Cet extrait
d’autoconfrontation issu de la Session 3 rend compte de l’inscription de cet
outil dans un réseau de significations plus large intégrant l’ensemble des
ressources pertinentes pour lui : « Tu
te souviens au départ, les premières séances de travail, j'avais vraiment des
intentions, je voulais… j'avais vraiment besoin de clarifier des trucs. Et ça,
je l'ai, je suis assez content parce que j'ai... grâce à ce travail-là (Sessions
d’autoformation avec l’hypermédia) et
puis je découvre là-dessus à l'INSEP (Conférence et échange avec un expert)… et puis, j'ai bouquiné pas mal (Réalisation
de fiches). Je me suis construit des...
tu vois, des schémas d'interprétations, enfin assez clairs ».
Transparaît, au travers de ses propos, le « réseau d’interfaces »
complexe que cet utilisateur a construit progressivement:
« L’interface est une surface de contact, de traduction, d’articulation
entre deux espaces, deux espèces, deux ordres de réalité différents : d’un
code à l’autre, de l’analogique au numérique, du mécanique à l’humain… Tout ce
qui est traduction, transformation, passage est de l’ordre de
l’interface » (Lévy, 1990 p.205).
Construction
de pouvoirs d’agir en développant la capacité à l’autoréférence
L’analyse des différents cours d’action dans nos
différentes études rend compte de la capacité des acteurs à l’autoréférence,
c’est-à-dire de la capacité à se référer à leurs propres expériences (Varela,
1998). Nos résultats renforcent l’hypothèse de la dimension autonome et
culturelle de l’activité de l’utilisateur d’un système multimédia au sens où
l’acteur établit une relation dissymétrique avec l’environnement en
n’interagissant qu’avec les caractéristiques pertinentes pour son organisation
interne tout en faisant référence à sa situation culturelle individuelle et
collective. Cette dissymétrie est directement liée à ce processus d’autoréférentialité
et révèle cette construction de pouvoirs d’agir sur sa propre formation.
La notion d’autoréférence qui est au cœur de la
théorie de l’autopoïèse, traduit la propriété centrale des systèmes vivants de
s’autoproduire de façon permanente. Ce processus d’autoréférence permet à
l’acteur de s’adapter aux perturbations de l’environnement tout en conservant
sa frontière de fonctionnement ou « clôture opérationnelle » et son
identité. La construction d’un espace significatif pour l’acteur se réalise à
partir de ses propres références et expériences et doit être compatible avec le
maintien de son unité fonctionnelle. A titre d’illustration, l’utilisateur
confronté à de nombreux textes de l’hypermédia alors qu’il n’aime pas beaucoup
lire, trouve une solution qui lui permet de gérer ce dilemme (Etude 1). Il
construit des connaissances qui lui permettent de respecter son unité interne
« ne pas trop lire » tout en conservant sa clôture opérationnelle qui
l’a conduit à chercher à « s’enrichir d’arguments et de formulations
issues de l’hypermédia ». Ce processus d’auto-référentialité est
régulièrement mise en jeu et se repère à travers la référence explicite à la
culture des acteurs comme leur expérience d’entraîneur, d’éducateur sportif,
leur vécu d’acteur de la formation, leur façon d’apprendre, et leur façon
d’appréhender l’outil informatique. Il se concrétise dans un processus de
reconnaissance qui permet à l’acteur de repérer ce qui concourt au maintien de
son organisation interne par rapport à ce qui constitue un élément étranger
trop perturbateur.
L’autoréférence est au cœur de la
« constellation de l’autos » définie par Morin (1992). Ce concept est
construit autour des deux sens étymologiques du mot autos : idem
qui renvoie à l’identique, à l’autre et ipse qui renvoie à soi-même et à
son identité subjective. L’autoréférence est
donc « la capacité de se référer à soi tout en se référant à ce qui
n’est pas soi » (Morin, 1992). La prise en compte de l’autre pour
contribuer à sa propre autoformation se réalise sous des formes différentes
selon les acteurs. A titre d’illustration, les verbalisations de cet acteur,
issues d’un entretien d’autoconfrontation de deuxième niveau, positionne
l’autre comme une aide exclusive au renforcement de ses idées personnelles :
« C'est par la similitude qu'en fait
je vais reprendre les propos de l'auteur. Et en fait, cette histoire de
similitudes là, c'est... c'est important pour moi. C'est que... c'est plus
facile sur un texte qui reprend une forme de pensée que j'ai moi. Et après, et
après, justement je choisis des extraits que je connais déjà, des idées que j'ai déjà nettoyées ou
qui sont les mêmes, et hop j'essaye de voir comment il les formule et je prends
des petites brides de phrases pour mieux développer mes idées. Donc tout ça,
c'est pareil, c'est de la similitude que je sais moi, la manière dont je pense
et ce que dit l'auteur. Et ça, c'est important pour moi... Peut-être parce
que... je pense c'est aussi que je ne veux pas... ça marche mieux comme ça, je
ne veux pas... me couper de... ouais, me couper de ce que je connais. Moi, si
je vais voir un texte qui m'est étranger ou encore en plus (Inaudible), c'est
dur. Donc la similitude, c'est important » (Etude 1). l’utilisateur
choisit de « simplifier la connaissance » en sélectionnant ce qui
représente de l’intérêt pour lui et en éliminant tout ce qui est étranger à ses
finalités (Morin, 1986). Par comparaison, les propos de cet autre acteur
présente la confrontation aux autres comme moyen de validation et de remise en cause
de ses propres connaissances : « Et
donc là, ça rejoint bien mon intention de départ de ... de comment ... tu vois,
de ... faire le point sur les conceptions des uns, des autres, enfin structurer
(…) c'est intéressant d'essayer à travers de ce qui est dit, d'essayer de voir
ce que les gens... ce que les gens mettent derrière (…) Et puis pouvoir... donc
ensuite, bien, les confronter avec moi, avec mes conceptions, la manière dont
moi j'aurais… je me positionne (…) Et donc j'essaie de resituer, d'essayer
aussi moi, de prendre du recul par rapport à mes représentations et mon
approche » (Etude 3). L’utilisateur choisit ici la voie de la
« complexification de la connaissance » en cherchant à tenir compte
du maximum d’informations variées, contradictoires, incertaines (Morin, 1986).
Définie en terme de capacité, donc objet potentiel de formation,
l’autoréférence ou plutôt l’ « auto-exo-référence » est
« la capacité de se référer à soi tout en se référant à ce qui n’est pas
soi » (Morin, 1986, p.45). Elle favorise, par la prise de conscience de sa
façon de s’organiser, d’explorer, d’apprendre, une prise en charge plus
importante dans le processus d’apprentissage et offre à l’acteur la possibilité
d’une meilleure appropriation de son pouvoir de formation. Le développement de
la capacité à l’autoréférence déterminant la réussite du processus
d’autoformation nécessite de mettre en place des pratiques réflexives
focalisées sur les actions d’autoformation vécues.