Francis Lesourd

 

L’autorisation temporelle

 

Ma communication est construite en quatre étapes :

- prises de position sur les temporalités.

- présentation rapide de ma méthodologie

- extraits d’un entretien.

- ébauche d’interprétation de ces extraits.

 

I. Des temporalités plurielles, construites et en interaction

 

Pluralité des temps.

 

A propos des temporalités, on peut considérer avec notamment le sociologue William Grossin, qu’il « existe non pas un mais plusieurs temps, différant les uns des autres, caractérisés par des qualités propres à chacun d’eux. Loin de se fondre et de disparaître dans un grand temps unique, ils coexistent ou se succèdent. Ils naissent durent et meurent comme les êtres qui les portent, comme les activités qui les rythment. Ils se composent ou s’opposent selon leur provenance et la fonction qu’ils assument »[1].

 

Les présents construits

 

Pluriels, les temps sont également construits. « Si le temps n’est pas octroyé au monde par quelque puissance suprême, alors c’est de ce monde qu’il provient » [2]. C’est notre vie, notre action, nos œuvres qui produisent le temps ou plutôt les temps.

 

L’idée de construction ou de production des temps à long terme est devenue familière aux personnes intéressées par les histoires de vie.

 

L’idée de construction du présent vécu est plus rarement questionnée[3].

 

Pour Grossin, le présent est une « configuration temporelle où chacun des temps à l’œuvre entre en composition avec les autres, les uns réalisant une cohérence profitable ou acceptable, les autres se contrariant et provoquant des effets dommageables » [4].

« Tous les temps qui contribuent à la construction d’une configuration temporelle, dit-il, apparaissent analogues aux éléments d’une structure. Plus il y en a, plus cette configuration s’avère complexe et fragile »[5].

 

Par exemple, le présent de cette communication (imaginons qu’elle a lieu maintenant), est tributaire de temps sociaux (jours fériés, ponts) et institutionnels (temps du lieu qui nous accueille, rythme des symposium de l’AGRAF…). C’est aussi un présent qui s’appuie sur une coordination groupale et interpersonnelle des temps de chacun (attentes, prises de parole…) et qui, pour chacun, est sous-tendu par des temporalités intra-psychiques (avec rythmes et vitesse des pensées et des affects en arrière-plan). Tous ces temps participent à la formation du présent vécu. Si un seul d’entre eux disparaît ou se modifie notablement, la « structure » et la « qualité » du présent vécu change.

 

En résumé, le présent vécu repose, suivant Grossin, sur une « configuration » de temps, de rythmes coexistants. Ou, pour reprendre un terme de Bachelard, celui « d’orchestration des temps », le présent vécu émerge en tant que totalité provisoire d’une pluralité de temps « orchestrés » - ou encore « tissés ».

 

Synchroniseurs.

 

Troisième idée, celle de « synchroniseur ».

Cette notion, développée notamment par Pineau est issue des travaux des chronobiologistes. Elle désigne un processus capable d’entraîner d’autres processus, de leur faire « battre la mesure »[6] ; en bref, de les commander.

On peut citer des synchroniseurs sociaux (par exemple, des rythmes de travail), naturels (par exemple, l’alternance jour/nuit), relationnels (par exemple, les rythmes du conjoint), etc.

 

La notion de synchroniseur introduit la question du pouvoir dans la problématique de l’orchestration des temps. Les synchroniseurs mentionnés (sociaux, relationnels, etc.) sont  autant de rythmes extérieurs au sujet qui exercent une contrainte sur ses temps propres, qui donnent forme aux présents qu’il traverse.

Ces synchroniseurs peuvent être vécus comme aliénants et entraver la création des temps personnel ; ils peuvent aussi favoriser l'élaboration des temps propres - ce sont alors des synchroniseurs ressources sur quoi il est possible de s’appuyer.

 

En somme, le sujet lui-même n’est ni tout-puissant ni tout-impuissant vis-à-vis des différents synchroniseurs. Il est co-auteur de l’orchestration des temps d’où émerge le présent qu’il vit. Dans une certaine mesure, il peut synchroniser les synchroniseurs.

C’est d’ailleurs ce qu’il fait quotidiennement, mais moins en le sachant que d’une façon qu’on pourrait dire « semi-délibérée ».

 

En conclusion de cette première partie, la voie de recherche qui se dessine passe, pour le sujet adulte en formation et pour les personnes qui l'accompagnent, par la conscientisation des synchroniseurs sociaux, institutionnels, interpersonnel, intra-psychique, etc. Cette conscientisation a une visée émancipatrice.

 

II. Moments privilégiés et explicitation biographique

 

Mon objet de recherche est un type particulier de présent construit que j’appelle « moment privilégié ». Ces moments ne sont pas nécessairement heureux, bien qu’ils puissent l’être ; le privilège qu’ils accordent est transformationnel. Ce sont des moments après quoi, du point de vue des sujets, la vie n’est plus jamais vraiment comme avant.

Si l’on applique à ces moments de transformation existentielle les trois idées précédentes concernant les temporalités, ces moments apparaissent : (1) composés de temporalités multiples ; (2) le sujet participe à l’orchestration de ces temporalités et, partant, à la construction de l’architecture temporelle de ses propres moments de transformation ; (3) il est confronté à divers synchroniseurs sur quoi il peut s’appuyer mais qui risquent aussi d’entraver sa transformation ou de l’orchestrer à sa place.

 

Je me suis intéressé, bien sûr, à ce que le sujet dit de ses moments privilégiés de transformation existentiels mais aussi, et surtout, à ce qu’il fait : à ses actes d’orchestration des temps.

Pour observer ces actes, j’ai construit un des métissages possibles des histoires de vie et de l’entretien d’explicitation que j’ai appelé « explicitation biographique ».

 

Très brièvement : l’entretien commence en histoire de vie, à grande échelle, en situant un moment de transformation existentielle, identifié comme tel par le sujet, dans le contexte de son cheminement au long cours. Petit à petit, on se centre sur un moment de plus en plus spécifique, voire fugace : le moment où « ça a vraiment basculé ».

C’est à l’échelle de ces petits moments fugaces que l’on peut observer les actions d’orchestration subjective des temps. Et c’est là qu’on passe à la phase d'entretien d'explicitation.

Cette approche d’inspiration phénoménologique permet, dans différents secteurs (sport, lecture, analyses de pratiques, etc.), une description fine des micro-actions matérielles ou mentales effectuées par le sujet.

Ce que je propose, pour ma part, c’est d’étudier à travers l’entretien d’explicitation des actions spécifiques : celles d’orchestrer les temps. Ce qui est recherché, ce n’est pas ce que le sujet pense avoir fait mais ce qu'il a fait sans se le dire pour orchestrer les temps.

 

III. A partir d’un fragment d’entretien

 

L’extrait d’entretien qui suit explore un moment de transformation chez un sujet que j’appellerai Joséphine. Le moment qu’elle a choisi est un moment de réorientation de son identité féminine, cette réorientation lui apparaît à travers les mots « côte flottante » (porteurs d’une référence physiologique et biblique relative à la différenciation des sexes), mots qui émergent subitement dans son champ de conscience. Joséphine déclare : « j’ai compris à ce moment-là que c’était possible d’être à la fois femme et intellectuelle... Ca paraît peut-être évident mais, moi, je le savais sans le savoir » (J1). Cette prise de conscience a eu pour effet, selon elle, une rééquilibration des priorités qu’elle accorde respectivement à son activité professionnelle et à ses souhaits de développement personnel dans le sens d’une majoration des derniers. Cette transformation existentielle a débouché notamment sur une reprise d’études universitaires.

 

L’interprétation tentera de dégager les actes d’orchestration des temps mis en œuvre par Joséphine.

 

 

 

 

 

 

Extrait

 

Après avoir couvert une période de quelques mois, l’entretien se focalise sur une matinée,  puis sur un moment particulier.

 

Francis28. Est-ce que dans cette matinée-là, il y a un moment qui est, pour toi, le pivot du tournant que nous sommes en train d’explorer ?

Joséphine28. Oui, il y en a un très clairement… Alors donc je sors de l’ascenseur, je marche, le nez vers le sol, je passe… le long d’une grille verte avec des barreaux assez longs, et je m’entends avec comme mots à l’intérieur : « côte flottante », et ça me fait sourire, et ça me fait même rire, et je sens qu’il y a plein de choses qui s’enchaînent et qui défilent dans ma tête comme les barres de cette grille verte, qui sont comme un… comme quand on est dans le train et qu’on voit les poteaux électriques. Et je sens que là, je tiens quelque chose d’important, que c’est là et pas ailleurs, et que je n’ai plus besoin de chercher, je sais que c’est quelque chose de fondamental. Et je ne ralentis pas ma marche, je continue à avancer parce que je sens que c’est parce qu’il y a ce mouvement, parce qu’il y a cette impression visuelle de grille verte, parce que j’ai le nez collé par terre et que je ne regarde pas les barreaux mais ils sont là, parce que je pense que ça y est euh… c’est difficile à décrire ça… parce que ça y est, je suis en surdité par rapport à l’extérieur, en écoute du dedans. Je… je suis étanche au bruit de l’extérieur. C’est ça l’histoire.

 

Je questionne alors Joséphine sur le début du moment. Elle dit :

 

J32. Je crois qu’entre l’ascenseur et le début de la grille, je crois qu’il y a des choses qui s’installent à l’intérieur mais je sais pas bien quoi. Et quand j’arrive au début de la grille, je sais que ce qui est en train de se mettre en place et que je peux favoriser, c’est… Il va y avoir quelque chose de l’ordre de… alors « révélation » ça fait pompeux mais… quelque chose qui va venir. Et du coup… je me mets à marcher le long de cette grille, confiante dans le fait que elle va, elle va m’aider dans ce processus-là. Et… je rentre dans ce moment là avec l’envie d’y aller, comme quand je faisais de la gym et qu’il fallait faire du cheval d’arçon. Il y a je ne sais plus combien de mètres à courir, mais c’est réglementaire avant d’arriver sur le tremplin. Et il y a tout un moment à se mettre en condition, à trouver le bon rythme de course qui fait que le bon pied va arriver sur le tremplin au bon moment et va permettre de donner l’élan. Et j’ai l’impression que quand j’arrive au début de cette grille, euh… je sais que je peux prendre mon élan et c’est quelque chose… c’est pas comme un cheval mais… Oui, je vais sauter qualitativement d’impression et il y a quelque chose de… le mot « révélation » convient pas, mais il y a quelque chose de cet ordre là. Je sais que c’est là.

 

F33. A quoi tu reconnais que tu vas pouvoir sauter qualitativement d’impression ?

 

J33. Je me suis déjà mise dans cet état, déjà dans une absence de… Comment dire ça… Dans un « non regarder » volontairement. Je suis dans du… C’est flottant dans la tête, c’est-à-dire que l’impression c’est que le cerveau est plutôt comme du molleton que comme une matière plus… corporelle. Là je sais qu’il y a pour moi deux cent mille autres trucs et qu’il faudrait que je me soucie de ce qui va se passer cinq minutes après, deux heures après parce que voilà, je serai au boulot mais… je sais que ça peut être ailleurs. Ce que je sens c’est que même s’il y a plein de choses graves et que c’est compressé, c’est tellement absolument ça d’abord que le reste est absent le temps qu’il faut pour que ça ce soit là. Et que… alors là je sens très volontairement que il faut rien… c’est un quart de chouia de je ne sais quoi, soit je repars dans mes impressions de d’habitude, quels sont les stagiaires que je vais rencontrer aujourd’hui et qu’est-ce qu’il faudrait que je leur raconte. Ou bien j’aborde cette grille et je sais que là, il y a quelque chose et c’est ça.

 

Commentaires

 

On peut déjà remarquer ici trois temps co-présents

 

Tout d’abord un temps socio-professionnel.

« Je sais qu’il y a pour moi deux cent mille autres trucs et qu’il faudrait que je me soucie de ce qui va se passer cinq minutes après, deux heures après parce que voilà, je serai au boulot ». « Il y a plein de choses graves et que c’est compressé », dit-elle encore. « c’est un quart de chouia de je ne sais quoi, soit je repars dans mes impressions de d’habitude, quels sont les stagiaires que je vais rencontrer aujourd’hui et qu’est-ce qu’il faudrait que je leur raconte. Ou bien j’aborde cette grille et je sais que là, il y a quelque chose et c’est ça. » (J33).

 

Le deuxième temps, ou le deuxième rythme, c’est justement le rythme des barreaux de cette grille, qu’on pourrait considérer comme un rythme spatial mais qui devient vite temporel dans la mesure où c’est ce rythme qui sert à Joséphine de synchroniseur de sa marche. « Je me mets à marcher le long de cette grille, confiante dans le fait que elle va, elle va m’aider dans ce processus » (J32).

 

Le troisième temps est un temps intra-psychique, le temps de « ce processus-là ».

« Quand j’arrive au début de la grille, je sais que ce qui est en train de se mettre en place et que je peux favoriser, c’est… Il va y avoir quelque chose de l’ordre de… alors « révélation » ça fait pompeux mais… quelque chose qui va venir » (J32). « Je sens que là, je tiens quelque chose d’important, que c’est là et pas ailleurs, et que je n’ai plus besoin de chercher, je sais que c’est quelque chose de fondamental » (J28).

 

On peut noter aussi les interactions entre ces trois temps.

On vient de voir que le rythme de la grille et de la marche soutient l’émergence chez Joséphine de ce « quelque chose de fondamental ». « Je me mets à marcher le long de cette grille, confiante dans le fait que elle va, elle va m’aider dans ce processus-là. » (J32). Ca la fait associer sur le souvenir du cheval d’arçon et elle parle de « sauter qualitativement d’impression ».

Par contre, les temps socioprofessionnels semblent devoir être mis de côté. « Là je sais qu’il y a pour moi deux cent mille autres trucs et qu’il faudrait que je me soucie de ce qui va se passer cinq minutes après, deux heures après parce que voilà, je serai au boulot mais… je sais que ça peut être ailleurs. Ce que je sens c’est que même s’il y a plein de choses graves et que c’est compressé, c’est tellement absolument ça d’abord que le reste est absent le temps qu’il faut pour que ça ce soit là. Et que… alors là je sens très volontairement que il faut rien… c’est un quart de chouia de je ne sais quoi, soit je repars dans mes impressions de d’habitude, quels sont les stagiaires que je vais rencontrer aujourd’hui et qu’est-ce qu’il faudrait que je leur raconte. Ou bien j’aborde cette grille et je sais que là, il y a quelque chose et c’est ça » (J33).

 

On a là un exemple d’orchestration subjective des temps. Certains temps sont dissociés, mis entre parenthèses ; d’autres sont associés. Ou, en d’autres termes, Joséphine a changé de synchroniseur : le synchroniseur socioprofessionnel a été écarté, celui de l’environnement matériel est devenu prévalent.

 

 

De plus, on peut soupçonner que Joséphine sait dans une certaine mesure ce qu’elle fait. « Je sens très volontairement que il faut rien… c’est un quart de chouia de je ne sais quoi, soit je repars dans mes impressions de d’habitude, quels sont les stagiaires que je vais rencontrer aujourd’hui et qu’est-ce qu’il faudrait que je leur raconte. Ou bien j’aborde cette grille et je sais que là, il y a quelque chose et c’est ça » (J33).

 

Approfondissons ce « savoir orchestrer les temps ».

 

Extrait

 

F34. Comment fais-tu pour qu’il n’y ait pas un quart de chouia, pour que tu n’aille pas dans d’autres préoccupations.

 

J34. Je laisse mes jambes marcher (…) Et je reste sur le petit pois noir que j’ai senti dans l’ascenseur. Oui, c’est un petit pois noir qui est l’idée centrale de… l’élément qui est là et qui voudrait se mettre en phrase, et ça je le plante au centre de ma tête et j’évacue le reste. C’est comme si je poussais des cloisons. Et je sens que le petit pois, effectivement ça fait un moment qu’il était là. Je le laissais pas s’installer au centre parce que je me mettais pas dans cette attitude corporelle où il pouvait être posé là et pas ailleurs. Quand j’aborde la grille effectivement je le mets au milieu et je pousse le reste. Comment je fais ? Euh… C’est juste que je m’installe dans le rythme de la marche. Et surtout que je me demande pas si la vitesse est adaptée. Si je me demandais à quel rythme il faut que je marche… Je suis confiante dans le fait qu’il y a quelque chose qui sait en moi à quelle vitesse il faut que je marche.

 

Commentaires

 

Ici, la dynamique intra-psychique dont il est question, « ce qui est en train de se mettre en place et que je peux favoriser » (J28), se manifeste comme l’image d’un « petit pois noir ». Auparavant, Joséphine ne le mettait pas « au centre de sa tête », faute d’avoir, dit-elle, « l’attitude corporelle où il pouvait être posé là et pas ailleurs ». Cette attitude corporelle consiste, dit-elle encore, à s’installer dans le rythme de la marche - synchronisée à la grille.

 

On a ici la mise en place des conditions temporelles de ce que Joséphine a appelé une « révélation ». Voyons maintenant cette révélation.

 

Extrait

 

F36. Ce moment là, veux-tu l’évoquer ?

J36. Le petit poids, il est devenu « côte flottante ». Il a fait deux mots… C’est comme si il s’était explosé ; il n’est plus noir. L’expression c’est que c’est en mousse, c’est du molleton. C’est vraiment l’impression simultanée de… « ça s’arrête » et « ça commence ». Ca s’arrête de savoir qu’il y a quelque chose qui veut se dire, et ça commence parce que… il y a quelque chose qui s’est dit mais que il y a encore besoin de toute une phase… où il va falloir que je reste, et où le simple fait de marcher suffit. De marcher et d’être dans ce regard absent et dans cette étanchéité.

F37. Ce moment où le petit pois noir éclate et devient des mots, qu’est-ce que tu fais pour que ça advienne ?

J37. Je marche et je me laisse bercer par le rythme des grilles

F38. Veux-tu réévoquer le moment où le petit pois a changé ?

J38. C’est un changement de couleur de la grille. Enfin… Elle est verte d’un bout à l’autre et absolument verte, au début elle est là mais je ne la vois pas vraiment, et dans mon champs visuel ça fait plutôt une impression gris jaune qu’une impression verte, et le moment où le petit pois explose c’est comme si il y avait du vert qui avait éclairé l’intérieur de ma tête... Enfin… c’est pas ça qui a fait éclater le petit pois noir mais, c’est comme si… il y avait un « clac » dedans dehors.

F39. Comment tu le décrirais ce clac dedans dehors ?

J39. Je vois du vert là, mais juste à la limite de mon champ visuel. Ca m’oblige à faire un mouvement de l’œil. Sinon j’ai l’impression que je n’ai pas de mouvement de l’œil, puis là… c’est comme quand ça défile dans les trains et qu’on voit l’œil qui fait comme ça quoi (mouvement de la main droite mimant des saccades oculaires) …Cette barre là de la grille, elle crée une arythmie dans le défilement dans lequel je suis. Et du coup je m’aperçois pas que le petit pois noir s’est explosé, par contre je sais qu’avant il était là et qu’après il est plus là. Qu’il y a deux mots. Et entre, il y a l’arythmie de la barre verte.

F40. Là, on a le début et la fin du moment qu’on explore. Le début c’est le moment où tu t’es dit qu’il allait y avoir une révélation, même si le mot ne te convenais pas complètement, et la fin c’est le moment où le petit pois noir a donné des mots. C’est bien ça ?

J40. Oui

F41. Entre le début et la fin, il y a un temps où tu as marché. Est-ce que à l’intérieur de ce temps là, il y a un autre moment ?

J41. Je sais qu’il y a un temps entre deux mais je le vois pas, je le sens pas. Je sais que ça a commencé au début de la grille, je sais qu’il y a l’arythmie de la barre verte. Mais entre deux… je peux pas dire. Ca se fait.

F42. Alors, quand tu ne peux pas dire ce qui te vient, qu’est-ce qui te vient ? Si tu veux l’explorer.

J42. C’est difficile ça… J’ai continué à marcher mais je sais pas… Entre les deux il y a une absence… C’est là que je perds l’impression d’enveloppe corporelle limitée, oui

F43. Comment tu décrirais cette impression de perte d’enveloppe corporelle limitée ?

J43. C’est un vide réel… Je ne sais pas…

F44. Je te propose de rester sur ce moment là, en te référant aux impressions temporelles que tu as pu éprouver à ce moment-là. Tu évoques des rythmes de la grille, de la marche, mais peut-être éprouves-tu aussi que c’est un grand temps ou un petit temps, que c’est lent ou rapide...

J44. Le moment en lui même, il est atemporel. Par contre, dans le champs de conscience pas loin il y a que ça se passe là mais que ça vient de il y a plus longtemps, et il y a quelque part dans le champs de conscience que si je décide à m’intéresser au petit pois noir et d’évacuer tout le reste et de profiter de la grille c’est parce que ce truc là a des répercussions très importantes. Il y a quelque part l’évidence que c’est fondamental. Et puis… combien de temps ce moment là dure, j’en sais rien. Mais il y a l’évidence dans le champ de conscience, mais pas consciemment là au premier plan, que euh… c’est fondamental. Je dirai pas dans le champ de conscience que c’est existentiel, ça c’est dans l’après-coup mais… il y a l’évidence que c’est très important. Un peu comme les fois où je m’endors avec une préoccupation en tête, et je me réveille au milieu de la nuit avec l’impression que « eurêka ». Et là c’est pas « j’ai trouvé » mais c’est « ah, ça y est, enfin ça vient me dire ce que ça essaie de me dire depuis longtemps. »

F45. Est-ce que tu veux explorer cette sensation que ça vient d’il y a longtemps et que ça a des répercussions ? 

J45. Ce qui vient du passé… c’est pas nouveau cette histoire là, mais là ça frappe à la porte. Que ça a des répercussions sur la suite, c’est cette impression que au lieu de penser avec une impression corporelle de cerveau, le cerveau se transforme en molleton et, ça, c’est un indicateur de… il s’agit d’autre chose que simplement une pensée du quotidien. Ca a des répercussions parce que j’ai l’impression que le petit pois noir c’est quelque chose qui était là depuis longtemps mais soit il avait besoin d’exploser pour se dissoudre, soit que… c’est comme une peinture qui n’aurait pas encore été peinte mais qui aurait besoin d’être peinte (…) Et comment je sais que il y a une répercussion… C’est, c’est immédiat, c’est entier… les deux mots qui me sont venus, ils me sont venus immédiatement sans que j’aie été les chercher, c’était ceux-là et pas d’autres. Ils s’imposent. Et c’est comme une grande inspiration. Ahhhhh…. C’est ça. Et une fois que ça c’est posé, c’est là, c’est conscient, c’est une évidence, forcément ça va entraîner des modifications d'attitude, de comportement et peut-être des décisions probablement mais sans le côté lourd « faut que je prenne une décision » Ca s’est fait et c’est là, et ça y est. Et ça va prendre le temps comme ça peut pour se manifester. Mais au dedans c’est déjà là.

 

Commentaires

 

Comme je l’ai dit en m’appuyant sur les propos de Joséphine, c’est une dynamique associée à l’identité féminine de celle-ci et le la remise en mouvement de cette dynamique qui se manifeste par l’émergence des mots « côtes flottantes ». On n’est pas dans un cadre thérapeutique et on n’a pas besoin d’en savoir plus.

 

On peut noter que le « petit pois noir » figure une dynamique restée immobilisée depuis un certain temps. Comme le dit Joséphine, « le petit pois noir c’est quelque chose qui était là depuis longtemps mais soit il avait besoin d’exploser pour se dissoudre, soit que… c’est comme une peinture qui n’aurait pas encore été peinte mais qui aurait besoin d’être peinte. » (J45).

 

En résumé

 

La remise en mouvement de la dynamique existentielle immobilisée a demandé une certaine orchestration des temps co-présents.

Chez Joséphine, les rapports de pouvoir des temps concernent non pas deux temps, simplement intérieur et extérieur, mais trois temps dont deux sont extérieurs. Il y a en effet antagonisme entre le temps professionnel (extérieur) et la dynamique du petit pois noir (intérieure) qu’elle décrit comme incompatibles. Il y a complémentarité entre cette dynamique du « petit pois noir » et le rythme (extérieur) de la grille, le second soutenant le processus de changement du premier. Enfin, il y a antagonisme entre les deux temps extérieurs, temps professionnel et rythme de la grille, qui ne semblent pas pouvoir coexister au même moment pour Joséphine.

 

Par ailleurs, cette intrication d’antagonismes et de complémentarité temporels n’apparaît pas d’un seul coup ; elle est construite et maintenue de façon semi-délibérée par Joséphine grâce à des « tours de mains » extrêmement fugaces. Joséphine, d’abord, se ferme aux temps professionnels, prêts à jouer le rôle d’organisateurs de son vécu ; elle s’ouvre ensuite au rythme de la grille qui synchronise ceux de son corps marchant. Au cours de ce processus, un synchroniseur a cessé d’être prévalent au profit d’un autre synchroniseur.

L’interviewé a pu ainsi synchroniser subjectivement plusieurs temps et construire, de cette façon, l’architecture temporelle de son propre moment de transformation.

 

 

 

Une piste de discussion

 

A propos de la synchronisation sur le rythme de la grille, remarquons que cette synchronisation est corporelle mais aussi psychiques. « Je sens qu’il y a plein de choses qui s’enchaînent et qui défilent dans ma tête comme les barres de cette grille verte » (J28).

 

Cette synchronisation des temps intérieurs par un rythme extérieur est également exprimée, au moment où l’arythmie dans le défilement de la grille entraîne un nouveau mouvement oculaire et la transformation du « petit pois noir » : « c’est comme si… il y avait un « clac » dedans dehors. » (J38).

 

La séquence rythme puis arythmie est utilisée dans différentes cultures pour induire des transes thérapeutiques. Peut-on envisager ici un savoir qui puisse être retrouvé par certains sujets pour induire ce qu’on pourrait appeler une « transe biographique » ?

 

Le vécu de Joséphine lors de sa prise de conscience est associé par elle à une perte « d’enveloppe corporelle limitée » (J42) et à un moment « atemporel » (J44) qui évoque également certains vécus de transe.

 

Jalons d’un apprentissage expérientiel

 

A la fin de l’entretien j’ai demandé à Joséphine, en référence à son « savoir se synchroniser sur un rythme extérieur », comment elle avait appris ce tour de main. Elle apporte le témoignage suivant.

 

J53. …ce qui m’a permis d’apprendre ça, c’est il y a vingt ans, il y a plus de vingt ans, je marchais sur un trottoir que je connais bien, dans un quartier que j’habitais depuis très longtemps, le long d’un bâtiment qui lui aussi à des côtés scansions régulières, et j’étais, alors c’est une période où j’étais à 42 kg donc je ne pesais pas lourd, toujours en hypoglycémie, donc avec cette espèce d’énergie de faim, et dans une période où je me posais pleins de questions existentielles, mais le truc, c’est que ça débouchait sur rien, ça tournait en rond et ça ne bougeait pas d’un iota, et puis donc voilà, ça c’est le contexte.

Et le grand bâtiment dont je parle c’est une cité universitaire, où il y avait un restau universitaire, et donc à l’époque souvent, le seul repas que je faisais par jour, c’était dans ce restau. J’y entre dans l’idée d’aller bouffer, il y avait une collecte de sang, je m’apprête à donner mon sang, et le mec ne veut pas me le prendre, en disant que je suis trop maigre, que j’ai une tension trop basse et que il ne me sent pas en forme et qu’il ne prendra pas mon sang et que je ne suis pas un bon donneur. Voilà, et je suis sortie de là. Ca m’a déboussolée qu’il me dise ça de sa place de médecin avec sa blouse blanche. Et pour moi, les médecins qui font la récolte de sang, c’est ceux qui n’ont pas réussi, et je sors de là, et je me dis, qu’un type aussi lambda trouve mon état aussi mauvais, c’est que quand même ça doit pas aller.

Et je marche le long de ce bâtiment et j’ai l’impression très nette, que je suis à côté de mes pompes, et j’avais vraiment l’impression de voir mes pompes marcher devant moi, et je me dis, mais non, je sais bien que mes pompes ne marchent pas devant moi, je rassemble le tout, et tout d’un coup je décide que il n’y a pas de raison que je m’empêche de bouffer à ce point là. Donc je pense que, là, j’ai appris beaucoup à avoir confiance dans le fait que avoir des impressions corporelles bizarres n’est pas dangereux en soi, mais est signe avant coureur d’un événement de prise de conscience

F54(27). Est-ce que tu sens qu’il y a un moment-clé qui t’a appris… cette confiance ?

J54(27). Euh… l’impression effectivement que… c’est bien dans la marche qui se passe quelque chose d’important pour moi…. Important dans le fait que je peux me sentir à l’extérieur de moi, et dans le fait que je peux me réunifier en acceptant cette impression là… C’est-à-dire que de découvrir que je me sentais comme ça, complètement en deux parties mon corps, mes pompes, de continuer à marcher, et de sentir que je pouvais tout remettre ensemble, et que ça n’était pas dangereux et que même du coup, je prenais conscience de choses qui étaient importantes pour moi, pour moi en tant que personne, pour ma vie, etc.… C’est bien parce que je marchais que j’ai pu me sentir dissociée, et parce que je marchais et qu’il y avait ces poteaux réguliers et que j’étais effectivement dans une bulle (…) que j’ai pu remettre tout ça ensemble, et en sortir quelque chose.

 

 



[1] Grossin William, « Les configurations temporelles », revue de l'Association Rhône Alpes (ARA), n° 47 Automne Hiver 2000.

[2] Grossin W., op. cit.

[3] Pineau questionne les conditions d’une « formation du présent formateur » (cf. Temporalités en formation, Anthropos, 2000)

[4] Grossin W., op. cit.

[5] Grossin W., op. cit.

[6] Pineau G., 2000, p. 120