Francis Lesourd
Ma communication est construite en quatre étapes :
- prises de position sur les temporalités.
- présentation rapide de ma méthodologie
- extraits d’un entretien.
- ébauche d’interprétation de ces extraits.
I. Des
temporalités plurielles, construites et en interaction
Pluralité des temps.
A propos des temporalités, on peut considérer avec
notamment le sociologue William Grossin, qu’il « existe non pas un mais plusieurs temps, différant les uns des autres,
caractérisés par des qualités propres à chacun d’eux. Loin de se fondre et de
disparaître dans un grand temps unique, ils coexistent ou se succèdent. Ils
naissent durent et meurent comme les êtres qui les portent, comme les activités
qui les rythment. Ils se composent ou s’opposent selon leur provenance et la
fonction qu’ils assument »[1].
Les présents construits
Pluriels, les temps sont également construits. « Si le temps n’est pas octroyé au monde
par quelque puissance suprême, alors c’est de ce monde qu’il provient » [2].
C’est notre vie, notre action, nos œuvres qui produisent le temps ou plutôt les
temps.
L’idée de construction ou de production des temps à
long terme est devenue familière aux personnes intéressées par les histoires de
vie.
L’idée de construction du présent vécu est plus rarement questionnée[3].
Pour Grossin, le présent est une « configuration temporelle où chacun des temps
à l’œuvre entre en composition avec les autres, les uns réalisant une cohérence
profitable ou acceptable, les autres se contrariant et provoquant des effets
dommageables » [4].
« Tous les
temps qui contribuent à la construction d’une configuration temporelle, dit-il, apparaissent analogues aux éléments d’une
structure. Plus il y en a, plus cette configuration s’avère complexe et fragile
»[5].
Par exemple, le présent de cette communication
(imaginons qu’elle a lieu maintenant), est tributaire de temps sociaux (jours
fériés, ponts) et institutionnels (temps du lieu qui nous accueille, rythme des
symposium de l’AGRAF…). C’est aussi un présent qui s’appuie sur une
coordination groupale et interpersonnelle des temps de chacun (attentes, prises
de parole…) et qui, pour chacun, est sous-tendu par des temporalités
intra-psychiques (avec rythmes et vitesse des pensées et des affects en
arrière-plan). Tous ces temps participent à la formation du présent vécu. Si un
seul d’entre eux disparaît ou se modifie notablement, la
« structure » et la « qualité » du présent vécu change.
En résumé, le présent vécu repose, suivant Grossin,
sur une « configuration » de temps, de rythmes coexistants. Ou, pour
reprendre un terme de Bachelard, celui « d’orchestration des temps »,
le présent vécu émerge en tant que totalité provisoire d’une pluralité de temps
« orchestrés » - ou encore « tissés ».
Synchroniseurs.
Troisième
idée, celle de « synchroniseur ».
Cette
notion, développée notamment par Pineau est issue des travaux des
chronobiologistes. Elle désigne un processus capable d’entraîner d’autres
processus, de leur faire « battre la
mesure »[6] ; en bref,
de les commander.
On peut citer des synchroniseurs sociaux (par
exemple, des rythmes de travail), naturels (par exemple, l’alternance
jour/nuit), relationnels (par exemple, les rythmes du conjoint), etc.
La notion de synchroniseur introduit la question du
pouvoir dans la problématique de l’orchestration des temps. Les synchroniseurs
mentionnés (sociaux, relationnels, etc.) sont
autant de rythmes extérieurs au sujet qui exercent une contrainte sur ses
temps propres, qui donnent forme aux présents qu’il traverse.
Ces synchroniseurs peuvent être vécus comme
aliénants et entraver la création des temps personnel ; ils peuvent aussi
favoriser l'élaboration des temps propres - ce sont alors des synchroniseurs
ressources sur quoi il est possible de s’appuyer.
En somme, le sujet lui-même n’est ni tout-puissant
ni tout-impuissant vis-à-vis des différents synchroniseurs. Il est co-auteur de
l’orchestration des temps d’où émerge le présent qu’il vit. Dans une certaine
mesure, il peut synchroniser les synchroniseurs.
C’est d’ailleurs ce qu’il fait quotidiennement, mais
moins en le sachant que d’une façon qu’on pourrait dire
« semi-délibérée ».
En conclusion de cette première partie, la voie de
recherche qui se dessine passe, pour le sujet adulte en formation et pour les
personnes qui l'accompagnent, par la conscientisation des synchroniseurs
sociaux, institutionnels, interpersonnel, intra-psychique, etc. Cette
conscientisation a une visée émancipatrice.
Mon objet de recherche est un type particulier de
présent construit que j’appelle « moment privilégié ». Ces
moments ne sont pas nécessairement heureux, bien qu’ils puissent l’être ;
le privilège qu’ils accordent est transformationnel. Ce sont des moments après
quoi, du point de vue des sujets, la vie n’est plus jamais vraiment comme
avant.
Si l’on applique à ces moments de transformation
existentielle les trois idées précédentes concernant les temporalités, ces
moments apparaissent : (1) composés de temporalités multiples ; (2)
le sujet participe à l’orchestration de ces temporalités et, partant, à la
construction de l’architecture temporelle de ses propres moments de
transformation ; (3) il est confronté à divers synchroniseurs sur quoi il
peut s’appuyer mais qui risquent aussi d’entraver sa transformation ou de
l’orchestrer à sa place.
Je me suis intéressé, bien sûr, à ce que le sujet dit de ses moments privilégiés de
transformation existentiels mais aussi, et surtout, à ce qu’il fait : à ses actes d’orchestration
des temps.
Pour observer ces actes, j’ai construit un des
métissages possibles des histoires de vie et de l’entretien d’explicitation que
j’ai appelé « explicitation biographique ».
Très brièvement : l’entretien commence en
histoire de vie, à grande échelle, en situant un moment de transformation
existentielle, identifié comme tel par le sujet, dans le contexte de son
cheminement au long cours. Petit à petit, on se centre sur un moment de plus en
plus spécifique, voire fugace : le moment où « ça a vraiment
basculé ».
C’est à l’échelle de ces petits moments fugaces que
l’on peut observer les actions d’orchestration subjective des temps. Et c’est
là qu’on passe à la phase d'entretien d'explicitation.
Cette approche d’inspiration phénoménologique
permet, dans différents secteurs (sport, lecture, analyses de pratiques, etc.),
une description fine des micro-actions matérielles ou mentales effectuées par
le sujet.
Ce que je propose, pour ma part, c’est d’étudier à
travers l’entretien d’explicitation des actions spécifiques : celles
d’orchestrer les temps. Ce qui est recherché, ce n’est pas ce que le sujet pense avoir fait mais ce qu'il a fait sans se le dire pour orchestrer les
temps.
Francis28. Est-ce que dans cette matinée-là, il y a un moment
qui est, pour toi, le pivot du tournant que nous sommes en train
d’explorer ?
Joséphine28. Oui, il y en a un très clairement… Alors donc je
sors de l’ascenseur, je marche, le nez vers le sol, je passe… le long d’une
grille verte avec des barreaux assez longs, et je m’entends avec comme mots à
l’intérieur : « côte flottante », et ça me fait sourire, et ça
me fait même rire, et je sens qu’il y a plein de choses qui s’enchaînent et qui
défilent dans ma tête comme les barres de cette grille verte, qui sont comme
un… comme quand on est dans le train et qu’on voit les poteaux électriques. Et
je sens que là, je tiens quelque chose d’important, que c’est là et pas
ailleurs, et que je n’ai plus besoin de chercher, je sais que c’est quelque
chose de fondamental. Et je ne ralentis pas ma marche, je continue à avancer parce
que je sens que c’est parce qu’il y a ce mouvement, parce qu’il y a cette
impression visuelle de grille verte, parce que j’ai le nez collé par terre et
que je ne regarde pas les barreaux mais ils sont là, parce que je pense que ça
y est euh… c’est difficile à décrire ça… parce que ça y est, je suis en surdité
par rapport à l’extérieur, en écoute du dedans. Je… je suis étanche au bruit de
l’extérieur. C’est ça l’histoire.
Je questionne alors Joséphine sur le début du moment.
Elle dit :
J32. Je crois qu’entre l’ascenseur et le début de la
grille, je crois qu’il y a des choses qui s’installent à l’intérieur mais je
sais pas bien quoi. Et quand j’arrive au début de la grille, je sais que ce qui
est en train de se mettre en place et que je peux favoriser, c’est… Il va y
avoir quelque chose de l’ordre de… alors « révélation » ça fait
pompeux mais… quelque chose qui va venir. Et du coup… je me mets à marcher le
long de cette grille, confiante dans le fait que elle va, elle va m’aider dans
ce processus-là. Et… je rentre dans ce moment là avec l’envie d’y aller, comme
quand je faisais de la gym et qu’il fallait faire du cheval d’arçon. Il y a je
ne sais plus combien de mètres à courir, mais c’est réglementaire avant
d’arriver sur le tremplin. Et il y a tout un moment à se mettre en condition, à
trouver le bon rythme de course qui fait que le bon pied va arriver sur le
tremplin au bon moment et va permettre de donner l’élan. Et j’ai l’impression
que quand j’arrive au début de cette grille, euh… je sais que je peux prendre
mon élan et c’est quelque chose… c’est pas comme un cheval mais… Oui, je vais
sauter qualitativement d’impression et il y a quelque chose de… le mot
« révélation » convient pas, mais il y a quelque chose de cet ordre
là. Je sais que c’est là.
F33. A quoi tu reconnais que tu vas pouvoir sauter
qualitativement d’impression ?
J33. Je me suis déjà mise dans cet état, déjà dans une
absence de… Comment dire ça… Dans un « non regarder » volontairement.
Je suis dans du… C’est flottant dans la tête, c’est-à-dire que l’impression
c’est que le cerveau est plutôt comme du molleton que comme une matière plus…
corporelle. Là je sais qu’il y a pour moi deux cent mille autres trucs et qu’il
faudrait que je me soucie de ce qui va se passer cinq minutes après, deux
heures après parce que voilà, je serai au boulot mais… je sais que ça peut être
ailleurs. Ce que je sens c’est que même s’il y a plein de choses graves et que
c’est compressé, c’est tellement absolument ça d’abord que le reste est absent
le temps qu’il faut pour que ça ce soit là. Et que… alors là je sens très
volontairement que il faut rien… c’est un quart de chouia de je ne sais quoi,
soit je repars dans mes impressions de d’habitude, quels sont les stagiaires
que je vais rencontrer aujourd’hui et qu’est-ce qu’il faudrait que je leur
raconte. Ou bien j’aborde cette grille et je sais que là, il y a quelque chose
et c’est ça.
On peut déjà remarquer ici trois temps co-présents
Tout d’abord un temps socio-professionnel.
« Je sais qu’il y a pour moi deux cent mille
autres trucs et qu’il faudrait que je me soucie de ce qui va se passer cinq
minutes après, deux heures après parce que voilà, je serai au boulot ».
« Il y a plein de choses graves et que c’est compressé », dit-elle
encore. « c’est un quart de chouia de je ne sais quoi, soit je repars dans
mes impressions de d’habitude, quels sont les stagiaires que je vais rencontrer
aujourd’hui et qu’est-ce qu’il faudrait que je leur raconte. Ou bien j’aborde
cette grille et je sais que là, il y a quelque chose et c’est ça. » (J33).
Le deuxième temps, ou le deuxième rythme, c’est
justement le rythme des barreaux de cette grille, qu’on pourrait considérer
comme un rythme spatial mais qui devient vite temporel dans la mesure où c’est
ce rythme qui sert à Joséphine de synchroniseur de sa marche. « Je me mets
à marcher le long de cette grille, confiante dans le fait que elle va, elle va
m’aider dans ce processus » (J32).
Le troisième temps est un temps intra-psychique, le
temps de « ce processus-là ».
« Quand j’arrive au début de la grille, je sais
que ce qui est en train de se mettre en place et que je peux favoriser, c’est…
Il va y avoir quelque chose de l’ordre de… alors « révélation » ça
fait pompeux mais… quelque chose qui va venir » (J32). « Je sens que
là, je tiens quelque chose d’important, que c’est là et pas ailleurs, et que je
n’ai plus besoin de chercher, je sais que c’est quelque chose de
fondamental » (J28).
On peut noter aussi les interactions entre ces trois
temps.
On vient de voir que le rythme de la grille et de la
marche soutient l’émergence chez Joséphine de ce « quelque chose de
fondamental ». « Je me mets à marcher le long de cette grille,
confiante dans le fait que elle va, elle va m’aider dans ce processus-là. »
(J32). Ca la fait associer sur le souvenir du cheval d’arçon et elle parle de
« sauter qualitativement d’impression ».
Par contre, les temps socioprofessionnels semblent
devoir être mis de côté. « Là je sais qu’il y a pour moi deux cent mille
autres trucs et qu’il faudrait que je me soucie de ce qui va se passer cinq
minutes après, deux heures après parce que voilà, je serai au boulot mais… je
sais que ça peut être ailleurs. Ce que je sens c’est que même s’il y a plein de
choses graves et que c’est compressé, c’est tellement absolument ça d’abord que
le reste est absent le temps qu’il faut pour que ça ce soit là. Et que… alors
là je sens très volontairement que il faut rien… c’est un quart de chouia de je
ne sais quoi, soit je repars dans mes impressions de d’habitude, quels sont les
stagiaires que je vais rencontrer aujourd’hui et qu’est-ce qu’il faudrait que
je leur raconte. Ou bien j’aborde cette grille et je sais que là, il y a
quelque chose et c’est ça » (J33).
On a là un exemple d’orchestration subjective des
temps. Certains temps sont dissociés, mis entre parenthèses ; d’autres
sont associés. Ou, en d’autres termes, Joséphine a changé de
synchroniseur : le synchroniseur socioprofessionnel a été écarté, celui de
l’environnement matériel est devenu prévalent.
De plus, on peut soupçonner que Joséphine sait dans
une certaine mesure ce qu’elle fait. « Je sens très volontairement que il
faut rien… c’est un quart de chouia de je ne sais quoi, soit je repars dans mes
impressions de d’habitude, quels sont les stagiaires que je vais rencontrer
aujourd’hui et qu’est-ce qu’il faudrait que je leur raconte. Ou bien j’aborde
cette grille et je sais que là, il y a quelque chose et c’est ça » (J33).
Approfondissons ce « savoir orchestrer les
temps ».
F34. Comment fais-tu pour qu’il n’y ait pas un quart de
chouia, pour que tu n’aille pas dans d’autres préoccupations.
J34. Je laisse mes jambes marcher (…) Et je reste sur le
petit pois noir que j’ai senti dans l’ascenseur. Oui, c’est un petit pois noir
qui est l’idée centrale de… l’élément qui est là et qui voudrait se mettre en
phrase, et ça je le plante au centre de ma tête et j’évacue le reste. C’est
comme si je poussais des cloisons. Et je sens que le petit pois, effectivement
ça fait un moment qu’il était là. Je le laissais pas s’installer au centre
parce que je me mettais pas dans cette attitude corporelle où il pouvait être
posé là et pas ailleurs. Quand j’aborde la grille effectivement je le mets au
milieu et je pousse le reste. Comment je fais ? Euh… C’est juste que je
m’installe dans le rythme de la marche. Et surtout que je me demande pas si la
vitesse est adaptée. Si je me demandais à quel rythme il faut que je marche… Je
suis confiante dans le fait qu’il y a quelque chose qui sait en moi à quelle
vitesse il faut que je marche.
Commentaires
Ici, la dynamique intra-psychique dont il est
question, « ce qui est en train de se mettre en place et que je peux
favoriser » (J28), se manifeste comme l’image d’un « petit pois
noir ». Auparavant, Joséphine ne le mettait pas « au centre de sa
tête », faute d’avoir, dit-elle, « l’attitude corporelle où il
pouvait être posé là et pas ailleurs ». Cette attitude corporelle
consiste, dit-elle encore, à s’installer dans le rythme de la marche -
synchronisée à la grille.
On a ici la mise en place des conditions temporelles
de ce que Joséphine a appelé une « révélation ». Voyons maintenant
cette révélation.
F36. Ce moment là, veux-tu l’évoquer ?
J36. Le petit poids, il est
devenu « côte flottante ». Il a fait deux mots… C’est comme si il
s’était explosé ; il n’est plus noir. L’expression c’est que c’est en
mousse, c’est du molleton. C’est vraiment l’impression simultanée de… « ça
s’arrête » et « ça commence ». Ca s’arrête de savoir qu’il y a
quelque chose qui veut se dire, et ça commence parce que… il y a quelque chose
qui s’est dit mais que il y a encore besoin de toute une phase… où il va
falloir que je reste, et où le simple fait de marcher suffit. De marcher et
d’être dans ce regard absent et dans cette étanchéité.
F37. Ce moment où le petit pois noir éclate et devient
des mots, qu’est-ce que tu fais pour que ça advienne ?
J37. Je marche et je me laisse bercer par le rythme des
grilles
F38. Veux-tu réévoquer le moment où le petit pois a
changé ?
J38. C’est un changement de couleur de la grille. Enfin…
Elle est verte d’un bout à l’autre et absolument verte, au début elle est là
mais je ne la vois pas vraiment, et dans mon champs visuel ça fait plutôt une
impression gris jaune qu’une impression verte, et le moment où le petit pois
explose c’est comme si il y avait du vert qui avait éclairé l’intérieur de ma
tête... Enfin… c’est pas ça qui a fait éclater le petit pois noir mais, c’est
comme si… il y avait un « clac » dedans dehors.
F39. Comment tu le décrirais ce clac dedans dehors ?
J39. Je vois du vert là, mais juste à la limite de mon
champ visuel. Ca m’oblige à faire un mouvement de l’œil. Sinon j’ai
l’impression que je n’ai pas de mouvement de l’œil, puis là… c’est comme quand
ça défile dans les trains et qu’on voit l’œil qui fait comme ça quoi (mouvement
de la main droite mimant des saccades oculaires) …Cette barre là de la grille,
elle crée une arythmie dans le défilement dans lequel je suis. Et du coup je
m’aperçois pas que le petit pois noir s’est explosé, par contre je sais
qu’avant il était là et qu’après il est plus là. Qu’il y a deux mots. Et entre,
il y a l’arythmie de la barre verte.
F40. Là, on a le début et la fin du moment qu’on
explore. Le début c’est le moment où tu t’es dit qu’il allait y avoir une
révélation, même si le mot ne te convenais pas complètement, et la fin c’est le
moment où le petit pois noir a donné des mots. C’est bien ça ?
J40. Oui
F41. Entre le début et la fin, il y a un temps où tu as
marché. Est-ce que à l’intérieur de ce temps là, il y a un autre moment ?
J41. Je sais qu’il y a un temps entre deux mais je le
vois pas, je le sens pas. Je sais que ça a commencé au début de la grille, je
sais qu’il y a l’arythmie de la barre verte. Mais entre deux… je peux pas dire.
Ca se fait.
F42. Alors, quand tu ne peux pas dire ce qui te vient,
qu’est-ce qui te vient ? Si tu veux l’explorer.
J42. C’est difficile ça… J’ai continué à marcher mais je
sais pas… Entre les deux il y a une absence… C’est là que je perds l’impression
d’enveloppe corporelle limitée, oui
F43. Comment tu décrirais cette impression de perte
d’enveloppe corporelle limitée ?
J43. C’est un vide réel… Je ne sais pas…
F44. Je te propose de rester sur ce moment là, en te
référant aux impressions temporelles que tu as pu éprouver à ce moment-là. Tu
évoques des rythmes de la grille, de la marche, mais peut-être éprouves-tu
aussi que c’est un grand temps ou un petit temps, que c’est lent ou rapide...
J44. Le moment en lui même, il est atemporel. Par contre, dans le champs de
conscience pas loin il y a que ça se passe là mais que ça vient de il y a plus
longtemps, et il y a quelque part dans le champs de conscience que si je décide
à m’intéresser au petit pois noir et d’évacuer tout le reste et de profiter de
la grille c’est parce que ce truc là a des répercussions très importantes. Il y
a quelque part l’évidence que c’est fondamental. Et puis… combien de temps ce
moment là dure, j’en sais rien. Mais il y a l’évidence dans le champ de
conscience, mais pas consciemment là au premier plan, que euh… c’est
fondamental. Je dirai pas dans le champ de conscience que c’est existentiel, ça
c’est dans l’après-coup mais… il y a l’évidence que c’est très important. Un
peu comme les fois où je m’endors avec une préoccupation en tête, et je me
réveille au milieu de la nuit avec l’impression que « eurêka ». Et là
c’est pas « j’ai trouvé » mais c’est « ah, ça y est, enfin ça
vient me dire ce que ça essaie de me dire depuis longtemps. »
F45. Est-ce que tu veux explorer cette sensation que ça
vient d’il y a longtemps et que ça a des répercussions ?
J45. Ce qui vient du passé… c’est pas nouveau cette
histoire là, mais là ça frappe à la porte. Que ça a des répercussions sur la
suite, c’est cette impression que au lieu de penser avec une impression
corporelle de cerveau, le cerveau se transforme en molleton et, ça, c’est un
indicateur de… il s’agit d’autre chose que simplement une pensée du quotidien.
Ca a des répercussions parce que j’ai l’impression que le petit pois noir c’est
quelque chose qui était là depuis longtemps mais soit il avait besoin
d’exploser pour se dissoudre, soit que… c’est comme une peinture qui n’aurait
pas encore été peinte mais qui aurait besoin d’être peinte (…) Et comment je
sais que il y a une répercussion… C’est, c’est immédiat, c’est entier… les deux
mots qui me sont venus, ils me sont venus immédiatement sans que j’aie été les
chercher, c’était ceux-là et pas d’autres. Ils s’imposent. Et c’est comme une
grande inspiration. Ahhhhh…. C’est ça. Et une fois que ça c’est posé, c’est là,
c’est conscient, c’est une évidence, forcément ça va entraîner des
modifications d'attitude, de comportement et peut-être des décisions
probablement mais sans le côté lourd « faut que je prenne une
décision » Ca s’est fait et c’est là, et ça y est. Et ça va prendre le
temps comme ça peut pour se manifester. Mais au dedans c’est déjà là.
La remise en mouvement de la dynamique existentielle
immobilisée a demandé une certaine orchestration des temps co-présents.
Chez Joséphine, les rapports de pouvoir des temps
concernent non pas deux temps, simplement intérieur et extérieur, mais trois
temps dont deux sont extérieurs. Il y a en effet antagonisme entre le temps
professionnel (extérieur) et la dynamique du petit pois noir (intérieure)
qu’elle décrit comme incompatibles. Il y a complémentarité entre cette
dynamique du « petit pois noir » et le rythme (extérieur) de la
grille, le second soutenant le processus de changement du premier. Enfin, il y
a antagonisme entre les deux temps extérieurs, temps professionnel et rythme de
la grille, qui ne semblent pas pouvoir coexister au même moment pour Joséphine.
Par ailleurs, cette intrication d’antagonismes et de
complémentarité temporels n’apparaît pas d’un seul coup ; elle est
construite et maintenue de façon semi-délibérée par Joséphine grâce à des
« tours de mains » extrêmement fugaces. Joséphine, d’abord, se ferme
aux temps professionnels, prêts à jouer le rôle d’organisateurs de son
vécu ; elle s’ouvre ensuite au rythme de la grille qui synchronise ceux de
son corps marchant. Au cours de ce processus, un synchroniseur a cessé d’être
prévalent au profit d’un autre synchroniseur.
L’interviewé a pu ainsi synchroniser subjectivement
plusieurs temps et construire, de cette façon, l’architecture temporelle de son
propre moment de transformation.
A propos de la synchronisation sur le rythme de la
grille, remarquons que cette synchronisation est corporelle mais aussi
psychiques. « Je sens qu’il y a plein de choses qui s’enchaînent et qui
défilent dans ma tête comme les barres de cette grille verte » (J28).
Cette synchronisation des temps intérieurs par un
rythme extérieur est également exprimée, au moment où l’arythmie dans le
défilement de la grille entraîne un nouveau mouvement oculaire et la
transformation du « petit pois noir » : « c’est comme si… il y
avait un « clac » dedans dehors. » (J38).
La séquence rythme puis arythmie est utilisée dans
différentes cultures pour induire des transes thérapeutiques. Peut-on envisager
ici un savoir qui puisse être retrouvé par certains sujets pour induire ce
qu’on pourrait appeler une « transe biographique » ?
Le vécu de Joséphine lors de sa prise de conscience
est associé par elle à une perte « d’enveloppe corporelle limitée »
(J42) et à un moment « atemporel » (J44) qui évoque également
certains vécus de transe.
A la fin de l’entretien j’ai demandé à Joséphine, en
référence à son « savoir se synchroniser sur un rythme extérieur »,
comment elle avait appris ce tour de main. Elle apporte le témoignage suivant.
J53. …ce qui m’a permis d’apprendre ça, c’est il y
a vingt ans, il y a plus de vingt ans, je marchais sur un trottoir que je
connais bien, dans un quartier que j’habitais depuis très longtemps, le long
d’un bâtiment qui lui aussi à des côtés scansions régulières, et j’étais, alors
c’est une période où j’étais à 42 kg donc je ne pesais pas lourd, toujours en
hypoglycémie, donc avec cette espèce d’énergie de faim, et dans une période où
je me posais pleins de questions existentielles, mais le truc, c’est que ça
débouchait sur rien, ça tournait en rond et ça ne bougeait pas d’un iota, et
puis donc voilà, ça c’est le contexte.
Et le grand bâtiment dont je parle c’est une cité
universitaire, où il y avait un restau universitaire, et donc à l’époque
souvent, le seul repas que je faisais par jour, c’était dans ce restau. J’y
entre dans l’idée d’aller bouffer, il y avait une collecte de sang, je
m’apprête à donner mon sang, et le mec ne veut pas me le prendre, en disant que
je suis trop maigre, que j’ai une tension trop basse et que il ne me sent pas
en forme et qu’il ne prendra pas mon sang et que je ne suis pas un bon donneur.
Voilà, et je suis sortie de là. Ca m’a déboussolée qu’il me dise ça de sa place
de médecin avec sa blouse blanche. Et pour moi, les médecins qui font la récolte
de sang, c’est ceux qui n’ont pas réussi, et je sors de là, et je me dis, qu’un
type aussi lambda trouve mon état aussi mauvais, c’est que quand même ça doit
pas aller.
Et je marche le long de ce bâtiment et j’ai
l’impression très nette, que je suis à côté de mes pompes, et j’avais vraiment
l’impression de voir mes pompes marcher devant moi, et je me dis, mais non, je
sais bien que mes pompes ne marchent pas devant moi, je rassemble le tout, et
tout d’un coup je décide que il n’y a pas de raison que je m’empêche de bouffer
à ce point là. Donc je pense que, là, j’ai appris beaucoup à avoir confiance
dans le fait que avoir des impressions corporelles bizarres n’est pas dangereux
en soi, mais est signe avant coureur d’un événement de prise de conscience
F54(27). Est-ce que tu sens qu’il y a un moment-clé qui t’a
appris… cette confiance ?
J54(27). Euh… l’impression effectivement que… c’est bien
dans la marche qui se passe quelque chose d’important pour moi…. Important dans
le fait que je peux me sentir à l’extérieur de moi, et dans le fait que je peux
me réunifier en acceptant cette impression là… C’est-à-dire que de découvrir
que je me sentais comme ça, complètement en deux parties mon corps, mes pompes,
de continuer à marcher, et de sentir que je pouvais tout remettre ensemble, et
que ça n’était pas dangereux et que même du coup, je prenais conscience de
choses qui étaient importantes pour moi, pour moi en tant que personne, pour ma
vie, etc.… C’est bien parce que je marchais que j’ai pu me sentir dissociée,
et parce que je marchais et qu’il y avait ces poteaux réguliers et que j’étais
effectivement dans une bulle (…) que j’ai pu remettre tout ça ensemble, et en
sortir quelque chose.
[1] Grossin William, « Les
configurations temporelles », revue de l'Association Rhône Alpes (ARA), n°
47 Automne Hiver 2000.
[2] Grossin W., op. cit.
[3] Pineau questionne les conditions d’une « formation du présent formateur » (cf. Temporalités en formation, Anthropos, 2000)
[4] Grossin W., op. cit.
[5] Grossin W., op. cit.
[6] Pineau G., 2000, p. 120