André Moisan

 

Ma contribution au thème du symposium 2004 est faite d’interrogations. Je participerai à ce symposium pour écouter les différentes contributions, à partir d’une grille de questionnements que je vous livre ci-dessous.

 

D’abord, la question du pouvoir : je déplacerai la question pour interroger la façon dont est posée le rapport entre l’individu et l’institution. L’usage sociologique du concept de pouvoir me paraît, en effet, difficile à manier dans le contexte de l’autoformation. Vous trouverez en note jointe[1] une petite recherche très rapide, qui fait ressortir que, pour les sociologues, le pouvoir est : (1) une relation ;(2) inégale ou déséquilibrée. Je vois mal comment en déplacer et mobililser l’usage quant à l’autoformation.

 

Ensuite, derrière cette question, gît, me semble-t-il plus fondamentalement la capacité de choix et de conduite de l’individu par rapport à une « hétéro-détermination ». C’est reprendre un schème de pensée largement partagé par nous tous, alimenté pour une part par certaines lectures de J. Dumazedier (bien qu’il ait des formules plus complexes), de ce fameux rapport de l’individu et de l’institution, qui basculerait du côté de l’individu avec le phénomène l’autoformation. Sous-entendu, l’institution « déterminerait » (par tentative d’imposition) et l’individu ferait preuve de résistance et de choix « auto-déterminés »…

 

Cette représentation (construction et paradigme de pensée) est à interroger, pour plusieurs raisons.

1.      Elle est à situer historiquement : celle de la période de la contestation des grandes institutions socialisatrices, très fortement liées à notre histoire d’état-nation jacobin (Ecole, Eglise, Armée, grands partis comme le Parti Communiste,…). H. Mendras (qui qualifie cette période comme « seconde révolution française »), comme J. Dumazedier en ont été les témoins et les analystes. Or, depuis, si les analyses abondent pour caractériser le tournant (Kaufmann, mais aussi A. Giddens qui évoque une « radicalisation de la modernité », U. Beck, avec son « modèle biographique, etc.), elles ont toutes en commun de constater le renforcement de l’individualisation (dans ses dimensions tant objectives que subjectives)[2].

2.      Ce déplacement amène à se poser la pertinence de la question, non pas de « moins d’institution », mais de « plus d’institution »… L’injonction à projet, à l’autoformation, etc. signifie, de fait, le retrait de l’instance éducative ou d’insertion professionnelle de ses prérogatives de formation. Encore faut-il, bien entendu, définir ce que l’on entend par le terme « d’institution ». Pour l’illustrer, je ferai référence à un article paru dans la Revue Esprit, de J. Gautié[3], qui dresse des scénarios de développement social à travers l’opposition d’un modèle « d’individualisme patrimonial » et « d’individualisme citoyen ». Le premier correspond à l’émergence de salariés qui cultivent leur employabilité par une autoformation heureuse, et négocient leurs « compétences » en tant que prestataires vis-à-vis de leurs employeurs. Le second offre un étayage social réticulaire et de proximité à des individus pour formuler et conduire leur projet (ce qui peut correspondre, à un niveau territorial, au maillage d’A.P.P, Missions Locales, PAIO, CIBC, ANPE, offre de formation à distance, etc. qui permettent aux individus de solliciter et d’obtenir l’accompagnement à l’élaboration et la conduite de projets professionnels, personnels, etc.). En l’occurrence, ce dispositif réticulaire peut représenter les nouvelles formes et le nouveau « positionnement » de l’institution (qui accompagne)[4].

3.      La troisième raison est d’ordre épistémologique. Opposer l’individu et l’institution n’est autre que d’opposer du « déjà social » (ie « socialisé ») à l’institution. L’institution est la matrice de l’individualisation. L’injonction au projet, les sollicitations à mettre « l’élève au centre du dispositif », l’individualisation des parcours et des programmes, etc. témoignent d’un « programme institutionnel » (pour reprendre, en les détournant, les termes de F. Dubet[5]) qui fabrique de « l’individu ». Certes, la tradition sociologique nous l’a toujours dit. Pour Durkheim, repris par M. Douglas[6], l’individualisation de nos sociétés est un pur produit social. Mais il s’agit aujourd’hui d’une accélération (cf. A. Giddens[7] et U. Beck) du fait d’un projet institutionnel explicite et global.

 

Ce projet institutionnel « d’autoformation »[8] s’observe tant au niveau international que local. L’aspect global se mesure dans les enjeux autour de l’éducation informelle et non-formelle. Dans certains pays du Sud, (le Maroc, par exemple), l’État ne veut plus assumer la pleine responsabilité de la scolarisation, et sollicite le relais d’associations locales. Le Ministère de l’Education Nationale est directement assisté par un secrétariat d’état à l’éducation informelle. Mais le glissement du formel au « non-formel » prend d’autres aspects. Ainsi, aux USA, plusieurs centaines d’enfants sont autorisés à faire du « home schooling » : ils suivent leurs scolarités chez eux, sur Internet (avec l’assistance de leur entourage familial). Ils sont assujettis à un contrôle tous les 2 mois, pour évaluer  leur progression par des tests à l’école du voisinage (belle illustration des modifications du rôle de l’état, qui se confine dans les tâches de « contrôle », pour abandonner la prestation, ici pédagogique, à des tiers…). Or, ce débat sur le formel et le non-formel se déroule sur fonds de négociation serrée à l’OMC sur la libéralisation des services, dont l’éducation (qui représente, au niveau mondial, un budget équivalent au double du marché automobile). Le « non-formel », c’est aussi le terrain privilégié de l’individualisation via des produits et packages de formation (« d’autoformation »), dans le cadre d’un marché.

 

Ce projet institutionnel d’autoformation déborde, par ailleurs, largement la formation. Il prend place à côté de transformations dans le domaine de la famille (cf. De Singly), la sphère du travail (par le biais, en particulier de la « logique compétence », cf. Monchatre[9]), le domaine des pratiques religieuses (comme l’affichait récemment un hebdomadaire : les pratiques religieuses ne se sont jamais aussi bien portées, les institutions religieuses jamais aussi mal…). Pour étendre l’analyse, on pourrait se saisir de l’exemple du salarié de La Poste, le COFI (Conseiller Financier), analysé par P. Zarifian[10] : son acte de travail le conduit à être à la fois le plus isolé possible et en même temps le plus collectif. Plus isolé : il l’est par le fait que dans la relation avec le client, et pour traiter son dossier, il a besoin d’une mobilisation cognitive qui demande concentration et retrait de toute agitation. Mais cette mobilisation même prend en charge toute une chaîne d’acteurs qui conditionnent la prestation singulière avec son client (informatique, politique commerciale de la Banque, back-office, etc.). Subjectivité individuelle jamais autant sollicitée, pour agencer des réponses contraintes par des déterminations multiples.

 

Premier élément de réflexion : quelles sont les ressources que l’institution offre à l’individu pour intégrer cette nouvelle norme sociale ? Il ne suffit pas de dire que l’usage des « nouveaux dispositifs » suppose des « compétences sociales d’autonomie » (il serait plus juste, d’ailleurs, de préciser qu’il s’agit en l’occurrence de compétences d’usage de ces dispositifs, le jugement de « compétences d’autonomie » étant lourd de stigmatisation sociale[11]). Autrement dit, le processus « d’autonomisation » est  un processus complexe qui se joue dans un rapport, une relation (on va y retrouver la notion de pouvoir, qui est le thème de notre symposium), entre un individu (mot utilisé à défaut d’autres, il faudrait dire un « individualisant »…) et un acteur « missionné » (par l’A.P.P., la Mission Locale, l’entreprise dans le cadre de l’entretien annuel, etc.,. et bien sûr l’établissement ou l’organisme de formation dans le cadre d’un « dispositif d’autoformation »), acteur de l’institution détaché pour mettre en œuvre ce projet institutionnel d’autoformation[12]. Que se passe-t-il, que se produit-il, quels sont les transferts de ressources, dans ce creuset de transformation qui se joue à travers la rencontre entre le projet institutionnel et l’individu ?

 

C’est toute la question de l’accompagnement qui est posé.

 

Autre élément de réflexion : les recalés de la norme. C’est l’angle mort de nos recherches, qui de façon légitime, étudient les processus réussis, mais laissent dans l’ombre les nouveaux « disqualifiés ». L’affichage de cette norme peut en effet écarter des individus. Des indices indirects peuvent nous amener à nous interroger sur la non-adhésion de toute une partie de la population.. Des sociologues ont montré comment le comportement électoral des salariés clivait ceux qui étaient exposés au risque (du chômage, en particulier) et ceux qui faisaient partie de secteurs protégés. Cette prégnance du risque n’incite pas à la mobilité et à l’élaboration de projet. De ce point de vue, nos recherches sont biaisées : elles portent sur ceux qui sont « engagés » dans des processus d’autoformation. Elles risquent de laisser dans l’ombre ceux qui, pour un tas de raisons, préfèrent « l’exit » (le retrait) par rapport à ce projet institutionnel en s’abstenant d’inscrire une mobilisation personnelle et professionnelle dans ce cadre.

 



[1] Le pouvoir, selon le Dictionnaire de la Sociologie du Robert (Seuil) se définit comme « capacité, au sein de relations sociales asymétriques, d’exercer une emprise ou une influence sur des individus ».[1]  Weber le définit comme « la chance de faire triompher au sein d’une relation sociale sa propre volonté, même contre la résistance d’autrui ». Crozier précise que « le pouvoir est une relation » qui ne peut « se développer qu’à travers l’échange ». C’est une « relation instrumentale », une « relation non transitive », « réciproque mais déséquilibrée ». Fondamentalement, « c’est un rapport de force, dont l’un peut retirer davantage sur l’autre, mais où, également, l’un n’est jamais démuni face à l’autre ».

Il s’interroge par la suite.sur les fondements du pouvoir. Il réside, selon lui, dans « la marge de liberté dont dispose chacun des partenaires engagés dans la relation de pouvoir », qui lui permet de rendre son comportement imprévisible. Cet capacité de rendre son comportement imprévisible est lui même liée à l’ampleur de la « zone d’incertitude ».

[2]  Cf. également : Jonas, I. (2003). L'individu auto-déterminé. Paris: L'harmattan.

[3]  Gautié, J. (2003, Novembre 2003). Marché du travail et protection sociale : quelles voies pour l'après-fordisme ? Esprit, 78-115.

[4]  Positionnement d’accompagnement évoqué également par U. Beck.

[5]  Dubet. (2002). Le déclin des institutions.: Seuil.

[6]  Douglas, M. (1989). Comment pensent les institutions ? Paris: La Découverte / M.A.U.S.S.

[7] Giddens, A. (1990). Les conséquencesd e la modernité. Paris: L'harmattan, 2004.

[8]  Ce projet institutionnel est, bien sûr, loin d’être partagé au sein des institutions, le débat Meyrieu – Finkielkraut en témoigne.

[9] Monchatre, S. (2004, Janvier-Mars 2004). De l'ouvrier à l'opérateur : chronique d'une conversion. Revue française de sociologie., pp. 69-102.

[10] Zarifian, P. (2003). À quoi sert le travail ? Paris: La dispute.

[11] … mais par contre, ces dispositifs participent probablement d’un apprentissage d’une autonomie, celle relative à l’accès aux ressources de formation et à la formation proprement dite, dans une « société d’information ».

[12]  Il faut préciser que nous sommes majoritairement, membres du GRAF, porteurs et acteurs de pointe de ce projet institutionnel d’autoformation.