L'AUTOFORMATION :

ÊTRE SOI-MÊME DANS L'ACTE DE (SE) CONNAÎTRE

P. PAUL, Université de Tours,

symposium du GRAF, Paris, 2003

 

               L'autoformation, définie comme le fait d'apprendre par soi-même, comme « mode d'autodéveloppement des connaissances et des compétences par le sujet social lui-même » (J. Dumazedier, 1995) interroge la définition que l'on peut offrir à la notion de sujet impliqué dans la/sa formation. Cette définition, qui  pointe les difficultés conceptuelles d'un ancrage sur le « soi-même » dans le processus d'acquisition des connaissances portées par l'action d'apprendre, insiste aussi sur le sujet social. Mais il nous apparaît important d’articuler cette dimension sociale à la singularité du sujet comme personne dans une approche plus individualiste (P. Paul, Symposium du GRAF, Bordeaux, 2002 et P. Paul, chap. 11, dans « Recherches en formation et transdisciplinarité, à paraître, Ed. L’Harmattan, 2004).

 

               Si apprendre (apprehendere) suppose « d'acquérir une connaissance » et « la communiquer », l'autoformation supporte en conséquence la conduite même du connaître et de la communication. Mais dans ce cas c'est avant tout, si l’on suit la direction du préfixe « auto » (autos, « soi-même »), de connaissance de soi, de communication à soi dont il est question, les différents champs de la galaxie de l'autoformation (P. Carré, 1997) se développant ultérieurement autour de cette valeur centrale. L'autoformation existentielle (ou plus précisément ontologique, nous préciserons leurs relations) apparaît donc première, nous interrogeant sur un « apprendre à être », un « apprendre à produire sa vie ». Ce processus de formation permanente (dans la mesure où rien n’est jamais ni totalement ni définitivement acquis) engage le vivant dans une appropriation de son pouvoir de formation, ce processus de mise en forme de l'être (G. Pineau, 1995 ; P. Galvani, 1995 ; P. Paul, 2001) devenant autant existentiel qu'essentialiste dans l'ontologie.

 

               Se former pour se transformer, se reconnaître en l'autre pour communiquer avec soi-même, se connaître pour mieux communiquer avec tout ce qui nous entoure et tout ce qui nous constitue affirme l'importance de boucles étranges entre auto- et exoréférences (G. Pineau, 1995) et insiste sur l'intérêt d'une quête de soi comme engagement dans un processus de cheminement et de maturation tout au long de sa vie. Cet impératif apparaît des plus actuels face à l'éclatement des repères sociaux fragilisés par une société qui se cherche. D’autant qu’il suggère une dés-identification des représentations classiques (familiales, professionnelles, religieuses…) et un changement paradigmatique des « Grands Intégrateurs » sociaux (Y. Barel, 1990). L'instabilité des projets, l'immaturité de la vie adulte (J. P. Boutinet, 1990 ; 1998), la peur du futur, associées à notre appréhension des réalités extérieures, donnent consistance à la recherche d'un appui nécessairement intérieur (car ne pouvant résider qu'en soi-même). Cette stabilité, cette statique relative à l'équilibre de nos personnes (I. E : sta, « être debout ») peut, l’on peut le supposer, s'opposer à l'instabilité de nos « ex-istences ». L'autoformation devient, dans ce contexte, une auto-construction de soi, la quête identitaire d'un sujet à la recherche de lui-même se déterminant par sa relation à ce qui s’est « fixé », « stabilisé » au croisement des divers environnements et des multiples épreuves qui font miroir à son inexistence, lui imposant un effort de neutralisation à l'image de l’instabilité actuelle. Le problème réside dans le fait que cette stabilité s'enracine, c’est du moins notre hypothèse et nous y reviendrons, dans la vacuité paradoxale d'une subjectivité absolue et transcendante qui ne peut qu'échapper au sujet existentiel. Dès lors, l'injonction du discours socio-politique contemporain, valorisant l'autoformation comme implication dans un projet de formation ou comme développement d'un projet de vie, nécessité d’être acteur de sa vie, comme maîtrise de soi, est particulièrement ambiguë, favorisant même son contraire, l'échec. Car il exacerbe l'apparence d'un processus d'appropriation identitaire sans en comprendre les lois, au détriment fréquent de la relation intérieure pourtant essentielle au processus miroir offert par le « soi-même ». Il n'est pas surprenant dans ce contexte que des voies marginales puissent trouver tout leur sens, celles de l'autodidaxie et du développement personnel, en particulier, pouvant prendre le pas des voies officielles en témoignant d'une effectivité bien réelle.

 

               Comment envisager une autoformation qui reposerait sur le culte de la performance, le mythe de l'efficacité, la religion de la rentabilité et de la productivité, la saga de l'insertion, qui demanderait, en un mot, à la fois une aptitude à maîtriser son rapport au monde et une capacité à se mettre à distance d'une trop grande subjectivité émotionnelle, qui souhaiterait une disposition intellective à intégrer les expériences mais qui tiendrait compte de la seule extériorité de l'être ? Cette dimension, certes psycho-corporelle mais de décentration, affirmerait plutôt l'enchaînement aux ombres projetées des opinions au fond de la caverne platonicienne bien plus qu’un processus d’auto connaissance pourtant essentiel à reconnaître si l’on veut questionner l’autoformation.

 

               La question posée par l'autoformation, poussée dans ses fondements, laisse alors apparaître une nouvelle catégorie émergeante (un nouveau Grand Intégrateur associé au changement paradigmatique imposé par nos sociétés post-modernes) appartenant au registre du nocturne (G. Durand, 1992), de l'intériorité, de l'implicite, de l'ésotérique, du caché, du moment présent et qui valorise, sur fond de non-dualité (P. Paul, 2001), la relation miroir entre l'autre et soi, entre « moi », « je », « soi », dans la définition de « l'auto ». La déconstruction existentielle de la vie moderne, l'altération du lien social, comme manques d'être deviennent ici le reflet d’une absence de lien entre ego et Alter Ego (ou Soi).

 

               L'autoformation permet donc la transition entre une vie collective dont il faut pouvoir se distancier pour y opérer avec plus d'efficacité et une histoire de vie personnelle à laisser transparaître en mettant en avant le dilemme entre conscient et inconscient, possible et impossible, autorisé et interdit, obéissance et transgression dans les rapports tant personnels et intérieurs que socioprofessionnels. Elle fait aussi le pont entre nature naturée et nature naturante (M. Ambacher, 1974), existence et essence. Elle suggère la nécessité d'un parcours qui transcende la scission de soi et de l'autre, du sujet et de l'objet en éveillant notre attention à l'égard d'un processus dont la vue est habituellement masquée.

 

               La succession des étapes identitaires qui en découlent, dans le processus de l'autoformation, est une suite de constructions et de déconstructions cognitives, idéologiques, imaginaires. Elles créent un enchaînement de ponctuations qui manifestent des puissances (transitoires) d'adhésion créatrices d'une image de soi en mutation permanente mais en parallèle révélatrice du sujet en faisant écho à l'inconnu du sujet véritable (l'Alter Ego, le Soi) afin de le rendre identifiable et reconnaissable. La re-connaissance de soi, à son tour, par le dialogue singulier entre les identités multiples qui nous habitent s'oppose, dialectiquement, à une inconnaissance de soi particulièrement abyssale. L'enjeu de l'autoformation serait alors, comme processus fait de remembrements successifs, de donner à l'âme un supplément d'être et un relatif caractère de stabilité, « l'auto-nomie » définissant, précisément, une telle  aptitude paradoxale à la solidité, à la permanence, déterminante des formes mais libre d'elles dès lors que la quête de soi repose sur une vie vide de conformations et de desseins. Entre l'Etant (ester, sta, "se tenir debout", caractéristique de l'homme animé, en mouvement), comme substance, et l'Être (es, "se trouver"), comme essence, l'autoformation, en précisant les interactions, donne du sens à la vie en orientant l'existence vers soi-même. Cette structuration dialogique du Soi, entre le même et l'autre, continuité et changement, multiplicité et unité, stabilité et mouvance, ne passe donc pas par une affirmation de plus en plus grande de soi mais bien par une « conversion », un effacement rendant effectives les relations de l'Être et de l'Etant (P. Paul, 2001).

 

               A la question « qui sommes nous ? » s'adjoint donc nécessairement l'importance de devoir préciser les lieux de l'être qui répondent au niveau ontologique qui nous interroge. La succession des lieux explorés recompose le parcours qui ponctue l'histoire ontologique de vie. A l'être comme essence se superposent à la fois un lieu (se trouver), une possession (appartenir), un moment du temps (devenir), un état (exister). La question de l'être, implicitement désignée dans le processus de l'autoformation, suppose ainsi un état engagé dans un devenir d'existence, ce devenir, que l'on peut imaginer composé tout à la fois d'un mélange et d'une succession d'étapes imposant, pour reprendre M. Buber (1995), un retour sur soi-même de façon à tendre vers l'homme à venir, autre façon de représenter l'homme en formation.

 

               Parler du sujet engagé dans son processus de re-connaissance s'entend alors selon un double registre. Le sujet (subjectum, « ce qui est soumis, subordonné à ») postule bien deux niveaux, celui de la sub-ordination et celui de l'ordre (de l'être). L'ordre (ordiri, « commencer à tisser »), à l'origine l'ordonnancement donné aux fils de trame dans le tissage afin de permettre au tissu (au texte, au contexte) d'apparaître, s'appuie sur les fils de chaîne. Fils de trame, issu de la phénoménologie existentielle (fondant l'autoformation existentielle par l'histoire de vie) et fils de chaîne, enracinant la phénoménologie imaginale (et fondant l'autoformation ontologique) interagissent en permanence (P. Paul 2001) en générant, par croisements, une succession de nœuds (de tiers inclus) qui laissent transparaître le processus complexe de la construction identitaire. En parallèle l'identité, comme dérivation du même (is dem), affirme l'importance de la similitude, de la redondance partielle entre l'image existentielle vectorisée par la rencontre aux autres ou au monde et celle du monde imaginal (l'Imago Dei) qui se révèle par cette interaction.

 

               Se distinguent ainsi différentes subjectivités dans l'autoformation, l'une, absolue, comme « Être au monde », une autre encore pro-jetée et représentative (M. Henry, 1990, P. Paul, 2002) renvoyant à l'Imago Dei. La première échappe aux catégories là où la seconde, « jetée en avant » est apparitionnelle, relevant du tissage entre l'identité idem et l'identité ipse (P. Ricoeur, 1990). L'identité idem, pour mémoire, comme permanence de certains déterminants et attributs traversant le devenir sans changements correspond au fil de chaîne de notre métaphore. Elle se révèle par le jeu incessant des transformations vitales de l'identité ipse, engagée dans la non permanence des représentations, le flux incessant des opinions jamais garanties du soupçon, de l'illusion, de la déformation (le fil de trame).

 

               La question du lieu (M. Buber, 1995), sur différents niveaux de réalité (P. Paul, 2001) devient alors la clé de la problématique identitaire et, en conséquence, celle de l'autoformation existentielle ou ontologique qui devient ici la mesure de l'aptitude à ouvrir son territoire intérieur à une dimension plus vaste et plus stable à la fois que celle que nous possédions préalablement. Elle affirme la complexité de l'homme pluriel, de son éclatement, de son possible remembrement, en insistant sur le processus anthropologique de formation qui s'y associe.

 

               L'identité courante, construite par la socialité et par l'altérité, donnant pouvoir à l'autre, devient ici obstacle imposant de trouver sa juste mesure par le dépassement de barrières, ceci afin de développer une identité auto référée (par intégration non-duelle de la relation à l'autre).

 

               L'autoformation révèle l'individu unique au-delà de la pluralité des identités « extérieures », le paradoxe de l'autoformation résidant dans l'aptitude que nous avons à reconnaître en nous-mêmes notre identité singulière par l'intermédiaire d'une relation, héréditaire autant qu'existentielle, à des milliers (voire des millions) d'ancêtres ou de personnes rencontrées, directement ou indirectement, tous impliqués dans cette élaboration complexe. La singularité étrange qui se révèle par ce processus, toujours paradoxal, en devenant la raison d'être de l'individu, son « droit à l'individuation », résout conjointement la crise personnelle du sujet engagé dans son autoformation et la crise sociale et paradigmatique engagée dès le 13ème siècle en Occident (M. Foucault, 1966) qui se trouve à l'origine de la Modernité. L'autoformation et les caractéristiques qui pourraient la définir seraient en ce sens un indicateur du changement paradigmatique actuel, son caractère le plus essentiel visant à démasquer l'idée trompeuse d'un individualisme séparateur pour affirmer l'individualité, d'essence non-duelle jaillissant de la relation, complémentaire, entre soi et les autres. Elle conduit, en tous cas, à intégrer la relation au Même qui fonde le sujet, sur différents niveaux dans l'anthropoformation.

 

 

REFERENCES

 

AMBACHER M., 1974, « Les philosophies de la nature », Que sais-je ? PUF.

 

BAREL Y., 1990, « Le Grand Intégrateur », in Connexions, Erès N° 56.

 

BOUTINET J. P., 1990, « Anthropologie du projet », PUF.

 

BOUTINET J. P., 1998, « L'immaturité de la vie adulte », PUF.

 

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CARRE P.  MOISAN A., POISSON D., 1997, « l'autoformation, psychopédagogie, ingénierie, sociologie », PUF.

 

DUMAZEDIER J., 1995, in Pineau et al. « L'autoformation en chantier », Education Permanente N° 122.

 

DURAND G., 11ème édition, 1992, « Les structures anthropologiques de l'imaginaire ». Ed Dunod.

 

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GALVANI P., Education N°2, février-mars 1995.

 

HENRY M., 1990, « Phénoménologie matérielle », PUF.

 

PAUL P., 2001, « Pratiques médicales, formations et transdisciplinarité. Contribution à la construction d'un modèle bio-cognitif de formation de la personne ». Thèse de doctorat en sciences de l'éducation, Université François Rabelais, Tours, , Ed. du Septentrion, 2003.

 

PAUL P., 2003, « Formation du sujet et transdisciplinarité. Histoire de vie professionnelle et imaginale », Ed. L'Harmattan.

 

PINEAU G., 1991, « Formation expérientielle et théorie tripolaire de la formation », in La formation expérientielle des adultes. Coordinateurs Courtois, B et Pineau, G. Recherche en formation continue. La Documentation française. Paris, p. 29-40.

 

PINEAU G., 1995, « Recherche sur l'autoformation existentielle : des boucles étranges entre auto- et exoréférences », in Education Permanente N° 122.

 

RICOEUR P., 1990, « Soi-même comme un autre », coll. Points Essais, Ed. du Seuil.