Du « Nous » au « Je » : emprise ou
étayage ?
Hélène
Bezille – A-GRAF 2004
Le
thème du symposium peut être envisagé à trois niveaux qui me semblent
correspondre à des contextes socio-historiques différents :
Au
niveau des orientations internationnales, où il est
question de concevoir la formation « tout au long de la vie », et
dans les espaces/temps sociaux comme un système intégré d’apprentissages
formels, non formels , informels[1].A
noter que cette approche, qui s’est développée depuis les années 1960, n’est
pas nouvelle, mais semble être réactivée aujourd’hui
Au
niveau des dispositifs pédagogiques où les
approches politiques et critiques (Paolo Freire, Illich[2])
ont été relayées par des approches techniques[3].
La
question proposée, la prise de pouvoir sur sa formation, se joue aussi
largement dans le maillage entre les deux niveaux du « non formel »
et de « l’informel ». Il me semble que nous faisons souvent la
confusion entre ces deux niveaux, et que si historiquement l’autoformation a
été réfléchie « contre » la forme scolaire (le « formel »),
elle est peut-être en train de trouver une légitimité bien assise dans la forme
associative (le non formel pour faire bref).
Et
« l’informel ?[4] »
Un objet pour les anthropologues plus que pour les pédagogues ? Le
développement actuel de dispositifs valorisant les démarches d’explicitation et
la mobilisation de la réflexivité, montre combien « l’informel »
constitue la matière première, le produit de base riche de l’épaisseur des
savoirs en prise directe avec le « vécu », sous-terrain, riche des
promesses et des surprises du non dit, de l’insu, de l’implicite, de
l’indifférencié. C’est le magma constitutif de notre rapport au savoir et à
l’apprentissage, fondé dans un éthos de groupe, qui relève d’une culture
d’imprégnation. Mais c’est aussi, possiblement la force propulsive, sur laquelle
nous nous appuyons dans certaines circonstances de transition de la vie des
individus et des collectifs, dans un pratique de « hors piste » de
l’action et de la réflexion. En particulier dans les situations qui rompent
avec le cours ordinaire des choses, et notamment dans les situations extrêmes
qui imposent d’être inventif, que ce soit dans l’acte créateur, dans les
pratiques d’innovation, ou quand il faut imaginer des solutions pour survivre
(mobilisation d’un « territoire », situations de guerre, d’abandon,
de pauvreté, de crise existentielle…).
« L’informel »
est donc potentialités, c’est une ressource. Je risquerai ici l’analogie avec
« l’énergie noire » des physiciens.
Ses
potentialités se déploient dans la sphère du « local », qui est aussi
celle de l’intimité sociale, protectrice, espace transitionnel, propice au
tâtonnement et à l’expérimentation. L’efficacité des savoirs informels est liée
en gros à trois facteurs : aux formes de solidarité qui les portent, au
fait qu’ils fonctionnent « à l’inconscient », au fait enfin que ce
sont des savoirs « recombinés »[5].
Mais
ce sont aussi des savoirs manipulables, comme tout ce qui se joue dans le
registre de l’inconscient (exemple des sectes)
Les
recherches sur les dynamiques identitaires, en particulier les travaux des
psychosociologues) en relation avec les processus de socialisation, peuvent
nous aider à comprendre la dynamique du singulier et du collectif dans le
cheminement autoformatif. Elles attirent notre attention sur la diversité des
formes possibles d’autonomisation de l’individu vis-à-vis de ses cadres de
référence hérités. L’autoformation ne saurait se résumer à « du passé
faisons table rase », ou « je suis le héros de ma destinée »
La sociologie dite
« de la reproduction », représentée notamment par les premiers
travaux de Pierre Bourdieu nous invite à voir dans l’apprentissage par
imprégnation une forme d’assimilation diffuse et inconsciente de croyances, de
valeurs, de manières de sentir et d’agir qui se sont imposées à nous
inconsciemment et qui surdéterminent même notre rapport au savoir.
La question est alors
de savoir comment s’opère cet « apprentissage transformateur », selon
la formule de Mezirow. La question n’est pas nouvelle, mais elle est
insistante.
Au début du
XXe siècle, le psychologue Baldwin développe déjà une conception de la
relation du sujet à son environnement qui intègre cette double polarité de
l’imprégnation et de la différenciation dans le processus de formation de
la personne : « La société dans laquelle l’enfant naît ne doit pas
être conçue comme un simple agrégat composé d’un certain nombre d’individus
biologiques. Il s’agit plutôt d’un ensemble de produits mentaux, d’un réseau de
relations psychiques qui façonne et forme chaque nouvelle personne vers sa
maturité. Cette personne entre dans ce réseau comme une nouvelle cellule dans
le tissu social, elle se joint à sa dynamique, révèle sa nature et contribue à
sa croissance. Il s’agit bien d’un tissu, de nature psychologique, dans le
développement duquel l’individu est différencié. Il n’y entre pas comme
individu, au contraire, il n’est un individu que lorsqu’il sort par un procédé
de « bourgeonnement » ou de « division cellulaire », pour
continuer dans l’analogie physiologique. La société est un ensemble de valeurs
et d’états mentaux et moraux qui se perpétuent dans les individus. Dans le moi
personnel, le social devient individualisé »[6].
Cette conception rend assez bien compte du processus différenciateur décrit par
Pierre Caspar à propos de l’autodidaxie à Neuchâtel.
Nous pourrions
multiplier les exemples de travaux qui sont le fait de chercheurs reconnus,
aussi bien en sociologie, en anthropologie, en psychologie sociale, qui, depuis
Baldwin, s’attachent à rendre compte de cette complexité du processus
différenciateur entre le « je » et le « nous », entre
le collectif et l’individuel.
Herbert Mead
développe un peu plus tard une conception dynamique de la formation de la
personne, dans laquelle le processus d’intériorisation de l’environnement
s’opère à travers le jeu de l’enfant pour produire le « moi ». Le
« moi » entre en tension avec le « je », terme par lequel
Mead désigne la part active et autonome de la personne. L’ensemble
« moi » (la part de l’héritage) + « je » (la part de
l’autoformation) est constitutif de la personne[7].
Ce modèle intègre donc le double mouvement de l’intériorisation de l’expérience
sociale et de l’autonomisation à l’égard de cette influence, par une sorte de
métabolisation de celle-ci.
Les psychosociologues
contemporains ont aussi fortement contribué à l’analyse de ces processus de
différenciation porteurs de potentialité autoformative, en particulier sous
l’impulsion de Serge Moscovici. Ces approches psychosociologiques nous aident à
quitter une vision quelque peu manichéenne qui nous empêche d’appréhender les
ressources autoformatives d’une culture d’imprégnation. Les travaux portant sur
les processus de catégorisation sociale et sur la comparaison intergroupe d’une
part, les recherches portant sur l’identité d’autre part, ont contribué à
rendre lisible cette dialectique entre héritage et différenciation dans la
constitution identitaire de la personne.
J’ai moi-même exploré
ce point à partir du concept de « dilemme identitaire ». Cette
dialectique entre conformité et différenciation redouble une série de
dilemmes : dilemmes entre identité « héritée » et à construire,
identité pour soi et pour autrui, identité subjective et objective. Le
processus autoformateur se joue dans le dépassement de ces tensions.
De
l’usage des savoirs informels des animateurs issus des «quartiers » dans
leur processus de professionnalisation (recherche en cours).
[1]Cf dans mon ouvrage « L’autodidacte », L’Harmattan, p.189,
Les organismes internationaux intervenant dans le champ de la formation d’adultes font la distinction entre trois types d’apprentissage :
- les apprentissages formels, formes d’apprentissages programmés, se développant au sein des organisations habilitées à délivrer les diplômes ;
- les apprentissages non formels, qui se développent au sein de dispositifs divers, dans la sphère associative et dans les organismes de formation professionnelle continue ;
- les apprentissages informels qui n’obéissent pas à une logique de structuration explicitée, et qui ne sont en général validés par aucun titre. Cette forme d’apprentissage peut avoir un caractère intentionnel ou non, et se développe dans les activités quotidiennes liées au travail, à la famille ou aux loisirs. Le terme peut prêter à confusion dans la mesure où ce type d’apprentissage s’inscrit dans des formes culturelles et sociales et obéit à des règles implicites auxquelles la personne se conforme.
[2]Dont Gasteau Pineau nous a parlé lors du dernir symposium
[3]BEZILLE, H., 2002, « Critique et autoformation : quelques repères historiques », Pratiques de formation-analyses, n°43, pp.101-114.
[4]L’autodidaxie envisagée comme manière de se former, de façon informelle, seul, en groupe ou en réseau, en dehors des institutions éducatives, qui n’est pas guidée ni structurée de façon externe par des programmes, et n’a pas pour finalité de donner lieu à un diplôme (Bezille 2003)
[5]Bezille 2003)
[6]Baldwin, J.M., 1913, History of
psychology, from John Locke to the present time. London, Watts/Co, Vol. II,
pp.107-108.
[7]Mead 1959.