Hervé Prévost
A-GRAF – Gourette, 2005
Accompagner les personnes dans leur démarche de
reconnaissance de leur parcours de vie se relève d’une grande complexité.
Paradoxale, dans l’ambiguïté d’une relation visant l’autonomisation du sujet,
la démarche d’accompagnement sollicite des postures contrastées d’évaluation,
de formation et d’orientation ou de guidance, de partage et de compagnonnage.
Pour le sujet cherchant une re-co-naissance, il s’agit bien de se réapproprier
une image de lui-même à partir du regard des autres.
Pourtant, peu d’approches semblent considérer la
puissance heuristique de l’expérience individuelle. Les méthodologies,
cherchant à la valoriser, reposent souvent sur des conceptions floues se
confondant avec les acquis, considérés comme une simple accumulation du passé,
avec du travail prescrit, des pratiques socialement inscrites ou encore avec
des savoirs généraux. Pourtant, l’expérience ne relève pas uniquement de ce qui a une valeur
sociale. Elle apparaît aussi comme une initiative personnelle prolongée par des
mises en actes, comme un besoin de partage et de confrontation avec des
pratiques collectives, comme un mouvement de formation cherchant des
prolongements opératifs.
Les dispositifs de VAE viennent interroger les
pratiques d’accompagnement supposées valoriser une Expérience
singulière. Entre l’Exposition des preuves d’un parcours antérieur et l’Epreuve
d’une situation professionnelle reconstituée, chaque candidat doit développer
des aptitudes nouvelles, parfois très éloignées d’une pratique professionnelle
acquise sur le tas ou d’un référentiel socioprofessionnel fixant les
compétences et le niveau d’exigences attendues par l’Entreprise.
Les difficultés rencontrées par les candidats
cherchant à faire reconnaître leur expérience, les réticences avancées par les
entreprises devant le risque de revendication possible de qualifications et de
compétences re-valorisées, l’emploi et les enjeux associés de régulation
sociale portée par des dispositifs d’évaluation, mettent en péril les
ressources de chacun et annihilent les puissances de l’expérience[1].
Aussi, pour rendre fertile l’expérience individuelle il apparaît nécessaire de
lui redonner un avenir. Sans perspective, une expérience enfermée dans le passé
ne trouvera pas les ressources utiles à son déploiement. Sa signification,
portée par des démarches compréhensives s’inscrivant dans la durée, peut
pourtant y participer.
En effet, au delà d’une connaissance acquise par une
longue pratique, le terme expérience renvoie aussi autant à l’idée
d’essai que d’épreuve. Ces deux sens, que conjugue le français en un même mot,
permettent d’opposer l’anglais experimentation, qui signifie plutôt
essai, à l’allemand Bildung qui se rapproche de la notion d’épreuve. Ils
sont à l’origine de deux traditions philosophiques différentes, la première
s’intéresse à la pragmatique, la seconde à la phénoménologie. Aussi,
explicitation des intentions et compréhension des faits constituent le
fondement d’une démarche réflexive d’expérience de soi au cours de la vie[2] ;
c’est là que le questionnement portant sur l’articulation des pratiques
socioprofessionnelle et personnelle, et de leurs expressions permettant de les
rendre lisibles, trouve un champ d’interprétation permettant de conjuguer
évaluation, formation et orientation de soi tout au long de la vie. Ici, le
projet n’est plus uniquement la valorisation du passé pour accéder à l’emploi,
mais l’élucidation de visées personnelles, à un moment donné de l’existence,
dans une démarche de re-construction formative.
L’expérience professionnelle, les usages et les
trucs, les arts de faire et les tours de main, sont autant d’expressions pour
désigner l’informel d’une pratique performante. Comprendre l’expérience n’est
donc pas simple. Seul celui qui la vit peut l’exprimer. Mais cela ne va pas de
soi. Là où l’analyse peut réduire l’expérience à l’identification d’une
pratique normée, l’expression d’une expérience non référée peut isoler son
auteur. Si, l’expérience de soi se singularise dans un parcours et un projet
personnel, sa reconnaissance nécessite une interlocution ; ceci suppose un
échange de paroles, une écoute réciproque de grande qualité, laissant naître un
savoir-faire potentiel.
Il nous apparaît donc important de distinguer
l’expérience singulière des pratiques sociales ou des routines
individuelles ; l’une et les autres dialectisées permettant à la personne
de trouver les ressources d’une expression actualisante de l’expérience.
L’expérience du cours de la vie, par la mise en « je » d’une
expression personnelle adressée, remet en « jeu » le sujet dans une
parole et un discours orienté ; l’expression de cette expérience devient
alors l’objet-sujet d’une nouvelle interprétation pour un devenir à dévoiler.
Ré-interrogée, l’expérience personnelle révèle une conscience historique[3]
et permet ainsi d’engager des transformations qui la rendent visible et
intelligible socialement.
En dissociant très nettement les méthodologies visant
l’explication et la compréhension, Wilhelm Dilthey propose une théorie de
l’expérience assumant la distinction fondamentale entre expérience (Erfahrung) et expérience
vécue (Erlebnis). Celle-ci détermine la relation du sujet de la
connaissance à son objet. Soit la relation est médiatisée, soit la relation est
immédiate, l’objet est perçu de l’extérieur ou de l’intérieur. C’est pourquoi
pour lui, il nécessaire d’articuler deux dimensions : la première est la
dimension verticale de la constitution dans le temps, dont le paradigme est la
biographie individuelle ; la deuxième relève des relations dialogiques –
horizontales – constitutives d’un monde socio-historique.
Ainsi, le parcours du sujet peut trouver une
cohérence interne dans sa remémoration biographique et dans son expression. Et
c’est par la confrontation avec autrui que le passage vers la vitalisation de
l’expérience devient possible. Mais, ce processus ne peut être détaché de la
socialisation du sujet. Cette double détermination, d’individuation et de
socialisation, participe à l’élucidation du vécu et à la constitution du sens
commun. Il y a une relation de dépendance réciproque dans la compréhension
d’une expérience, entre singularisation et généralisation. L’approfondissement
et l’élargissement de la compréhension de l’expérience doivent être pensés dans
un même temps. C’est à ce prix, que l’expérience personnelle trouvera une
reconnaissance sociale et la découverte de ce qui est général. Pratiquement
admise et socialement communicable, l’expérience pourra prendre un caractère
universel pouvant être indéfiniment répété.
Dans les tensions qui opposent la pratique quotidienne et le
sens que chacun lui donne au cours de la vie, se jouent, se rejouent et se
dénouent, en permanence, les dynamiques d’une véritable transformation de soi.
Ainsi, l’expérience du sujet s’apparente à une élucidation de soi comprise dans
une durée individuelle, repérable dans les périodes significatives de la vie et
dans une expression personnelle permettant sa re-composition.
La conscience est un « contact avec
soi-même » a proposé Vygotski[4].
Aussi, seule l’interprétations des significations, contenue dans le système des
signes permet de comprendre la nature des processus mentaux. Il s’agit de les
observer au moment même de leur construction génétique et non après leur
cristallisation en structures achevées. Car alors, ce qui apparaît n’est plus
que l’extrémité du développement. Cette extrémité ne représente que le lien
entre le présent et le passé. C’est pourquoi, les processus de transformation
de l’expérience nécessitent d’être étudiés historiquement. La subjectivité qui
en découle, cette source primaire d’expression de la vie, manifeste de cette
relation mobile entre des formes déposées dans un contexte. Et, seul les
sujets, qui animent cette vie, peuvent définir, s’ils le veulent, les éléments
permettant d’en comprendre la dynamique. Par le retour sur son parcours professionnel,
le sujet peut nommer son expérience et ce discours sur l’expérience crée une
césure, base de construction pour une histoire de vie à ré-interpréter. Dans
cette démarche, la personne est soumise à l’épreuve des faits, à la traduction
de ses pratiques en une expression signifiante socialement, à l’interprétation
de son histoire pour comprendre son expérience et pour en orienter le cours sa
vie.
Accompagner et reconnaître l’expérience
professionnelle, c’est ainsi permettre à la personne de transformer ses
performances (sa capacité à faire face à l’inédit et aux difficultés du
travail) en compétences socialement reconnaissables (sa capacité à identifier
et à élaborer une pratique, à formaliser sa performance en compétences ou en
habiletés) ; c’est transformer le potentiel en actuel, c’est mobiliser une
puissance en actes. Mais, l’expérience ne saurait se réduire aux activités
professionnelles, à une sphère ou à une période de la vie. L’expérience
traverse la vie. Elle prend sens dans les visées d’existence de la personne,
pour peu que le sujet lui en donne une signification et une perspective
temporelle. Aussi, pour reconnaître les qualités professionnelles d’une
personne l’observation directe ne suffit pas, pas plus que la description
normative d’un savoir-faire. Il est nécessaire d’appréhender l’expérience vécue
dans sa subjectivité, d’accepter que l’activité humaine relève de processus qui
résistent à l’évaluation objective. L’expérience individuelle se trouve
toujours en deçà et au-delà d’une norme sociale permettant d’en rendre compte.
Si la référenciation à l’usage ou à la convention donne une valeur sociale à
l’expérience, son accompagnement passe par un travail d’expression et
d’élucidation des pratiques antérieures et des savoirs cachés dans l’agir
professionnel[5], par
l’apport de compléments de formation pour une généralisation des acquis, par la
compréhension de visées d’une existence interpersonnalisée.
[1] Jean-Marc Ferry, 1991, Les puissances de l’expérience : Tome 1, Le sujet et le verbe ; Tome 2, Les ordres de la reconnaissance, Paris, CERF
[2] L’expérience de soi entre le parcours et le discours, in Hervé Prévost, 2005, Gagner sa vie sans la perdre, Paris L’Harmattan.
[3] Pour Hans-Georg Gadamer « Toute expérience est affrontement parce qu’elle oppose du nouveau à de l’ancien et qu’on ne sait jamais en principe si le nouveau l’emportera, c’est-à-dire deviendra véritablement une expérience, ou si l’ancien, coutumier et prévisible, retrouvera finalement sa consistance. » ; 1996, p. 20, Le problème de la conscience Historique, Paris, Seuil.
[4] Vygotski (L.), 1997, Pensée et langage, La Dispute.
[5] Schön (D. A.), 1994, Le praticien réflexif ; A la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel, Montréal, Les Editions Logiques.