Modèles de sociétés, formation formelle et informelle :

entre juxtaposition et articulation

Loïc Brémaud

A-GRAF 26/04/2005

 

Pourquoi se poser aujourd’hui la question de l’articulation entre pratiques formelles, non formelles et informelles d’apprentissage ? Si l’exercice ne se posait pas en ces termes il y a une vingtaine d’années, quels sont les processus nouveaux qui amènent des spécialistes du champ et des chercheurs en sciences de la formation à débattre sur ce thème ? L’époque est-elle propice à une redéfinition de ces lignes de partage jusqu’alors peu discutées, débouchant sur un nouveau paradigme de la formation, né de la copulation d’univers hier dissociés  ? Dans un premier temps, je tenterai de répondre à cette question en replaçant l’émergence de ces notions dans une perspective socio-historique, distinguant leur rapport dans les sociétés dites « traditionnelles », de celui en cours dans les sociétés dites « post-modernes », notamment à partir des spécificités fortes du système français. Enfin, pour m’inscrire dans l’axe 1 du colloque de Marrakech, j’exposerai à votre critique un essai de nouvelles définitions de ces notions permettant de nuancer leurs relations dans des contextes très différents, à partir d’une approche anthropologique de la formation.

 

 De la formation-socialisation des sociétés traditionnelles, à la qualification des sociétés industrielles

Dans les sociétés dites « traditionnelles », la question du rapport formation formelle/formation informelle, telles que nous les définissons aujourd’hui ne se pose pas. La socialisation du jeune enfant se réalise par l’endoculturalité au sein du groupe d’appartenance. Le rôle social, les comportements lui seront enseignés à partir de repères clairs diffusés par les deux piliers de la société traditionnelle : la religion et la famille. Cette socialisation du jeune se réalise par naturalisation des rapports sociaux, par osmose au cœur du monde adulte. Univers social et univers technique sont étroitement imbriqués. Les gestes sont appris par observation/imitation des anciens. Les connaissances pratiques sont ainsi transmises dans un univers de sens porté par une communauté, soudée par des pratiques religieuses. La transmission familiale père-fils du métier est courante. L’expérience tient lieu de maître. En France, les savoirs ont ainsi longtemps été acquis de manière empirique sur ce mode jusque vers la fin du 17ème siècle (Delbos, G., Jorion, P., 1984) Dans toutes les sphères de la société, le travail est encore largement dominé par les notions de métier. Il est question d‘habilité professionnelle, de tour de main, de savoir-faire de l’artisan et de l’ouvrier professionnel. Les corporations s’instituent et sont reconnues comme espaces de conservation et de transmission des savoirs. Avec l’émergence des mutations socio-économiques du 18ème siècle, un monde nouveau se dessine à partir de l’industrialisation, la division du travail, l’urbanisation, l’essor des états-Nations, l’avènement de la démocratie de masse. Parallèlement de nouvelles valeurs émergent : la « Raison » portée par les philosophes du contrat social (Hobbes, Rousseau) devient le seul souverain auquel chaque homme accepte de se soumettre. Science et Raison doivent éclairer désormais les esprits jusqu’alors obscurcis par le poids des croyances religieuses. Trois nouveaux piliers vont bousculer l’ancien monde des corporations, des communautés villageoises, des influences religieuses : l’Etat, l’école, le salariat. Le fort développement de la scolarisation à partir de son institutionnalisation au niveau des états facilitera l’exercice de ces mutations. En France, l’éducation devient nationale. Son but est de transmettre une culture valorisant des savoirs abstraits, niveler les particularismes et préparer les futurs agents économiques à un travail qui se standardise progressivement. Savoir lire, écrire, compter et incorporer les valeurs de comportement de la nouvelle société semblent suffire à la taylorisation rampante des modes de production de ce type de sociétés, traversés par le positivisme et sa nouvelle morale du vivre ensemble. La parcellisation des tâches dans le monde industriel naissant autorise l’apprentissage de gestes simples par observation en situation de travail, appauvrissant le savoir ouvrier. Hormis quelques entreprises importantes possédant leurs centres de formation, c’est dans ce secteur d’activité que la formation informelle prédomine « Les entreprises industrielles touchées de plein fouet par la mécanisation et le taylorisme continuent à embaucher leurs ouvriers et employés sans formation professionnelle et à ne pratiquer qu’une « formation sur le tas » directement utile à la production. Dans ces conditions, la formation continue ne concerne qu’une minorité d’ingénieurs ou de techniciens » (Dubar, C., 1990, p. 18). L’Etat français prendra la place des corporations pour encadrer, sans intermédiaires, les savoirs pratiques des autres secteurs d’activité, à partir de l’extension de la scolarisation pour tenter de combler le retard qui séparent encore la France de l’Allemagne notamment. La loi Astier de 1919 ou « charte de l’enseignement technique » institue des cours professionnels obligatoires pour les apprentis, menant à la qualification d’un CAP en trois ans et des cours de perfectionnement destinés aux adultes, sanctionnés par le brevet professionnel. A la veille de la deuxième guerre mondiale, un décret du 21 septembre 1939 institue les centres de formation professionnelle (CFP) comme centres publics d’apprentissage. Dans le discours officiel des années de reconstruction à l’issue de la deuxième guerre mondiale, le mot formation vient coiffer progressivement les termes d’enseignement technique, d’apprentissage, d’instruction, de promotion, concrétisé en 1946 par la création de l’Association professionnelle devenue « Association pour la formation professionnelle des adultes en 1950 » (Pineau, G., 1994, p. 438) Cette période sera marquée par des rapports de force largement favorables aux salariés dans un contexte socio–économique marqué par la faible importance du chômage. Les syndicats négocieront des accords avantageux qui conduisent le gouvernement à établir par voie réglementaire une correspondance étroite entre la qualification du travail et le niveau de rémunération des emplois « Ces grilles fixées de manière unilatérale par les arrêtés Parodi-Croizat entre 1945 et 1950, classaient les salariés en plusieurs catégories professionnelles : les ouvriers regroupés en trois catégories (manœuvre, ouvriers spécialisés et ouvriers professionnels), les employés, les techniciens, les dessinateurs et les agents de maîtrise. Au sein de ces catégories, tous les emplois étaient décrits avec précision et de manière exhaustive, hiérarchiquement classés à l’intérieur de filières distinctes et affectés d’un coefficient de rémunération. Ces descriptions reposaient sur l’application de deux critères essentiels : le salaire effectif reposant sur les connaissances nécessaires et sanctionnées par un diplôme » (Caillaud, P., 2000). La montée en puissance des CAP et des BEP signe le formidable développement de la diplômation offerte par des organismes publics et par les certifications reconnues dans les conventions collectives « Dans le modèle de la qualification, le paradigme de l’adéquation formation/emploi suppose une correspondance générale entre hiérarchie des diplômes et hiérarchie des emplois. La formation initiale joue un rôle presque directement classant, avec le pré-supposé que le diplôme accorde la compétence et que cette compétence est acquise définitivement »(Ménard, J.Y., 1994, p 42). Ainsi pour Janine Roche, citant Bollon et Dubois, « la qualification, d’intrinsèque à l’individu, devient extrinsèque et peut ne paraître qu’une « quantification d’un travail théorique et non d’un travail effectif ». Il ne s’agit plus seulement des qualités de l’individu mais des caractéristiques de l’activité » (Roche, J., 1999). L’apprentissage d’un métier à l’âge de l’adolescence semble ainsi suffire pour une vie professionnelle toute entière, concrétisée par le sésame du diplôme. Ainsi, la loi du 20 mars 1928 remplacera la formule « enseignement de la pratique de la profession » du texte de 1851 par le libellé « formation méthodique et complète » Pineau (1994, p. 437). En France jusqu’au milieu du 20ème siècle, la formation des adultes, telle que nous la connaissons aujourd’hui ne touchera que les élites et l’aristocratie ouvrière. Claude Dubar démontrera comment l’état se fit, à partir du 19ème siècle en France, le reconstructeur des « corps intermédiaires ». Pour ce faire, il pouvait d’abord s’appuyer sur la qualité et la fidélité des cadres techniques et militaires de l’état français. La formation de plus en plus structurée et censée produire un idéal-type de professionnels favorisant l’assise des différents gouvernements en place et le contrôle social de la société, à partir des grandes écoles « Se définissant comme membres d’une élite éclairée, modernisatrice, pédagogue et réformatrice, ces enseignants, médecins, ingénieurs, ont constitué pour longtemps des références identitaires importantes pour des groupes professionnels en France. Mais contrairement à d’autres pays, c’est l’état qui a fourni le cadre institutionnel, la socialisation et la légitimité morale de ces professions et de leur action collective » (Dubar, C, 1998, Tripier C., p.14).

De la logique de qualification promotionnelle à l’irruption de la compétence

La doctrine sociale du gaullisme, à travers la liaison « capital-travail », cherchera l’intégration idéologique de la classe ouvrière à la nation. Mais cet impératif politique se doublera d’une nécessité économique. Le faible niveau de formation des salariés français se révélera le facteur central de la perte progressive de compétitivité de l’économie française « Selon une étude menée à l’époque, l’économie française doit, pour combler son retard sur ses partenaires, augmenter de moitié le nombre de ses ouvriers qualifiés, doubler la capacité de formation des ingénieurs et tripler les effectifs de ses techniciens et agents de maîtrise. Un effort de promotion des salariés s’impose » (Dubar, C., 1990, p. 21). Ainsi, un consensus national s’opère face aux concentrations industrielles qui marquent les premières années de la Cinquième République. Il se concrétisera, par la loi du 16 juillet 1971 sur la formation professionnelle continue, dans le cadre de l’éducation permanente, considérée comme l’an 1 de la formation. Dotée de moyens considérables, la fonction formation connaîtra un développement fulgurant en devenant un nouveau secteur marchand : apparition des GRETA, développement des AFPA, création des organismes collecteurs de fonds, naissance d’une myriade d’organismes privés de formation, apparition du métier de formateur d’adultes qui sera reconnu par une première convention collective en 1988. Dix ans plus tard, c’est la formation continue qui sera le noyau dur des missions des tous nouveaux Conseils régionaux. La formation continue se pense alors comme fonction autonome. Gérée paritairement, elle échappe pour partie au contrôle des organismes patronaux. Elle devient une réalité économique s’appuyant dans les années 70 et 80 principalement sur une logique d’offre. Elle se diffusera largement sur la forme scolaire seul modèle de référence de nombre de formateurs : regroupement dans un lieu propre, face à face dans une relation maître-élève, place dominante faite aux contenus théoriques, faible individualisation des apports ou de questionnements des pratiques des stagiaires. La formation est identifiée alors à un champ économique, rattachée à l’obligation de former. « L’effort formation » se jauge à la hauteur de la cotisation formation de l’entreprise ou de l’institution, aux nombres de stages organisés et de journées formation produites. Le bilan social institué en juillet 1977 pour les entreprises de plus de 300 salariés impose cette comptabilité aux services du personnel. Ainsi, la formation professionnelle et continue connaît-elle son heure de gloire. A l’approche des années 80, le diplôme facilite encore l’ascension sociale et débouche directement sur l’emploi. La formation continue vient remplir les vides qui séparent le niveau du candidat au référentiel de formation du poste.

         Le développement du chômage de masse en France, comme dans une grande partie des pays industrialisés, remettra en question ce fragile édifice. Il est convenu aujourd’hui d’admettre que « la crise » de la fin des années 70 est le début d’une mutation de société, vers le modèle post-industriel. Jean Marie Barbier souligne la survenue d’un nouveau modèle d’organisation à l’ensemble de l’activité humaine : mise en place d’une économie de services et non plus seulement d’une économie de produits, le pilotage de la production par la demande et beaucoup moins par l’offre « On demande aux salariés davantage d’implications cognitives et affectives. Cela signifie polyvalence, capacité de passer d’une tâche à une autre, de produire sans cesse de nouveaux savoirs directement en situation, des compétences à produire sans cesse des nouvelles compétences » (Barbier, J. M., 2003, p. 4) La fin des marchés protégés et des Empires, la concurrence exacerbée au sein d’espaces de plus en plus ouverts signe le déclin du modèle fordiste et favorise le renversement des rapports de force en faveur des employeurs. Les tenants de l’idéologie libérale des années 80 n’auront alors de cesse de vouloir rompre avec l’époque précédente en cherchant à briser les réglementations acquises au cœur des luttes syndicales. Il s’agit de « faire passer » les sujets socialisés d’une identité collective jugée archaïque et fondée sur les notions de droit du travail, de qualification, d’équivalence formation-emploi, de garanties syndicales à une identité plus individualiste, autonome, responsable fondée sur les notions de compétition, de mobilité et d’initiative (Soufflet, J. F., p 106). Changements de cap rendus possibles selon Claude Dubar par un nouveau contexte de société « La qualification ayant constitué une des clés de voûte du « compromis fordiste », il était tentant de lui substituer la compétence comme base d’un nouveau mode de gestion accompagnant la transformation de l’organisation du travail (rupture affichée avec le taylorisme) et le changement des rapports de force entre employeurs et syndicats de salariés (déclin rapide de la syndicalisation et de la négociation collective) Ce changement était rendu possible par les évolutions du système éducatif qui mettait l’acquisition des compétences au centre de ces objectifs en réformant les modes de construction des diplômes professionnels et la conception de l’évaluation » (Dubar, C., 1996, p 188) La France ne sera pas épargnée par ce mouvement de fond. La référence courante au thème de l’individualisation en formation et la création des bacs professionnels en seront les éléments les plus marquants dans les années 80. Ils seront révélateurs de l’essor important de l’alternance, de la prise en compte encore timide de l’expérience et de la reconnaissance de l’entreprise comme lieu de formation. Le travail refaisait alors ouvertement son retour « L’apparition du terme de compétence marque une transformation des modalités de structuration des itinéraires professionnels. En même temps, se dessine une évolution des formes traditionnelles de la formation : l’attention grandissante accordée au rôle formateur du travail, perceptible dans les thèmes qui deviennent prédominants de l’organisation qualifiante, de l’entreprise formatrice, de l’aspect formateur des situations de travail va de pair avec un affaiblissement du statut de la formation instituée et avec une modification du rôle qui lui est dévolu. Au lieu de transmettre des savoirs, la formation se voit mise à contribution de manière croissante, pour agir sur les comportements et favoriser l’adaptation sociale » (Dugué E., Maillebouis M., 1994, p.45). Il résultera de ce nouveau contexte post-moderne des exigences nouvelles en matière de formation, autorisées par les raccourcis de temps et l’interactivité des TICs : émergence de besoins accrus en adaptabilité, injonction des salariés à l’évolutivité et à la prise en charge de leur employabilité, développement des capacités d’intervention sur le processus de travail pour réguler, solutionner, anticiper, intégration de plus en plus forte des individus à des collectifs de travail. D’où le développement de la psychologisation des relations au travail, débouchant, selon Jean Pierre Le Goff, sur l’expression débridée des affects et des valeurs, corollaires de la subjectivité induite par l’injonction faite par les hiérarchies à l’autonomie et à la responsabilité (Le Goff, J. P., 1999) et le développement du thème de la souffrance au travail (Dejours, C. , 1998) Enfin, la juridiciarisation des relations de travail en France par le biais du texte de loi du 17 janvier 2002 sur le harcèlement moral est le signe le plus récent d’une plus grande tension opposant des individus plus isolés et fragilisés face à leur hiérarchie.

 

Formation formelle/formation informelle, une relation de couple à revisiter

Mettre en relation formation formelle et informelle ne peut donc se comprendre sans tenter de revisiter la nature des rapports sociaux, la dynamique des évolutions sociétales qui les ont produites. Ils mettent en relation des mondes, des cultures, mais aussi plusieurs légitimités. De notre voyage dans le temps, il me semble important de remettre en perspective les caractéristiques de ces contextes et de comprendre le sens que les sociétés, à partir de leur modèle de développement, leur ont donné. A trois époques, correspondent selon moi, trois modes de relation, trois légitimités

-                les sociétés traditionnelles sont marquées par la prééminence de la formation informelle, c’est à dire ni organisée, ni systématique, ni intentionnelle (Pain, A., 1990, p.126) mais permettant à de jeunes individus de s’intégrer à une communauté à partir d’une immersion au quotidien. Ce type de formation est en recherche d’une double finalité : acquérir des savoir-faire pratiques utiles à la survie de la communauté, maintenir les liens sociaux nécessaires à la cohésion de groupe par l’intégration des normes sociales. Le monde surnaturel donne le sens aux gestes et aux relations. Le statut social lié à l’âge et l’expérience est la source de légitimation de ce type de société, au sein d’un monde technique marqué par la stabilité.

-                Les sociétés industrielles vont profondément remettre en question le mode de transmission traditionnel des savoirs en « désenchantant le monde ». La raison et la science promues comme nouvelles religions, les mutations techniques vont autoriser le développement rapide d’une multiplicité de savoirs disciplinaires, savoirs qui vont s’opposer alors aux savoirs dits populaires. Ces savoirs de plus en plus codifiés vont se diffuser à travers la scolarisation de masse, la formation professionnelle des jeunes et celle plus poussée des élites, pour détacher la société des anciens mondes. Le travail taylorien appauvrit l’ouvrier soumis au travail industriel et le déclasse au rang d’une mécanique. Les états normalisent et labellisent les savoirs de métier en les enfermant dans des qualifications diplômantes, acquises dans le premier temps de la vie professionnelle. La formation formelle prend ainsi le pas sur la formation informelle en développant à son égard un discours de disqualification, dévaluant les savoirs pratiques, comme appendices du vieux monde traditionnel. La formation informelle prendra alors le sens de formation par défaut de la péjorative « formation sur le tas », et s’adressera à des catégories déclassées, comme les O.S. soumis à l’apprentissage sommaire des gestes d’un poste taylorien. Le diplôme transmis par des institutions reconnues par les Etats est la source de légitimation de ce modèle, diplôme menant à l’emploi. L’expérience n’est pas reconnue économiquement ni socialement et se vit en contrebande. Ce qui fait dire à Geneviève Delbos et Paul Jorion « La science constitue l’étalon de ce qu’on appelle le savoir, accord qui s’est construit sur le dos des savoirs pratiques systématiquement dévalués et dépossédés de toute prétention à la validité, surtout lorsqu’il s’est agi de savoirs détenus par des agents voués à la production économique. Les études Hawthorne d’Elton Mayo dans les années 30 aux Etats Unis, les travaux de Kurt Lewin sur les dynamiques de groupe dans les années 40, puis les apports de Michel Crozier dans les années 60 en France ne seront véritablement pris en compte que bien plus tard, quand le coût social et économique de ce modèle imposera un nouveau regard sur le monde nocturne des organisations.

-                Les sociétés post-industrielles seront portées à se définir en rupture avec le modèle précédent. Il est accordé de moins en moins de foi à la science et la raison qui avaient servi de socle aux croyances fondatrices des idéologies marxistes et libérales. Des réactions identitaires poussent à la nostalgie des vieux mondes et de leurs valeurs traditionnelles, pour tenter de trouver du sens face aux nouvelles fragmentations de la société. Fragmentations que n’empêche pas l’élévation progressive des niveaux de qualification. A la catégorisation en trois classes sociales marquant l’époque industrielle et fortement hiérarchisés par degrés de qualification, la société française se trouverait aujourd’hui morcelée en quatre gros blocs. Ainsi François Dubet et Danilo Martuccelli (1998) distinguent les « compétitifs » regroupant les professionnels qualifiés et hautement qualifiés, les « protégés » intégrés dans le secteur public non marchand, « les précaires » où se rangent les travailleurs dont la productivité ou la formation ne sont pas suffisants pour les mettre à l’abri des mutations technologiques et restructurations, et enfin « les exclus » définitivement chassés du marché du travail ou parqués dans des dispositifs de gestion sociale du chômage sans avenir. Le rapport formation formelle/formation informelle ne s’exprimera pas de la même façon pour ces quatre catégories. Ce sont les deux premières catégories, nouvelles élites de la société qui vont curieusement promouvoir la formation informelle comme moteurs essentiels de leurs apprentissages. Si la qualification est toujours une condition première de l’accès à ces catégories, elle devra rapidement être supplantée par une capacité à se lier à des ressources mises à jour, à repérer des expertises à portée de main pour évoluer au fil des expériences. La grande difficulté des « précaires » sera de sortir de situations de travail courtes et fortement taylorisées, repérables à travers le boom des missions de l’intérim subi, ne favorisant pas l’intégration dans des équipes, ni une immersion assez longue pour capitaliser des savoir-faire. Les « compétitifs » ne pourront conserver leur statut qu’à partir de « l’injonction de s’adapter », sous peine de précarisation progressive. C’est principalement dans ce contexte post-moderne que l’autoformation connaîtra son prodigieux développement « comme phénomène nouveau produit par la société » (Le Meur, G., 1995). S’inscrivant hier en creux pour pallier les insuffisances des institutions éducatives, l’autoformation s’est installée à partir d’un regard critique porté à celles-ci à qui l’on reproche d’être trop tournées sur elles-mêmes et de ne pas susciter l’envie d’apprendre. L’essor de l’autoformation repose également sur le formidable développement du savoir par sa diffusion à travers les TICs. La « société du savoir » remettrait ainsi en question le monopole des institutions éducatives et de la formation, acquis au cœur des trente glorieuses, institutions jugées peu réactives face à la rapide obsolescence des connaissances. La micro-informatique et les réseaux numériques se posent comme nouveaux moyens permettant l’accès direct au savoir, sans intermédiaires. Les connaissances nouvelles circulent de manière plus diffuses et horizontales. Le secteur marchand s’empare du phénomène et repère les prémices d’une économie de la connaissance, nourrie par, et s’adressant aux « compétitifs » et « protégés », véritables « travailleurs du savoir » (Drucker, P., 1999, p. 27) . Dans ce dernier modèle, la rapide obsolescence du savoir, la mutation permanente des technologies induit un rapport nouveau à l’expérience, reposant sur une capacité forte à se repositionner en permanence, à partir de connaissances techniques complexes acquises au sein de formations instituées et d’analyse réflexive questionnant en permanence les situations vécues. La performance, comme témoignage de la réussite de cette combinatoire est la source de légitimité de ce modèle, le praticien réflexif (Schön, D. A., 1994), sa figure emblématique.

 

Pour une dialectique formation instituée/autoformation sociale

Ainsi, si en France les relations mettant en perspective formation formelle et formation informelle ont évolué dans le temps, ces questions peuvent intéresser aujourd’hui des sociétés placées dans des modèles de développement différents. La formation informelle peut ainsi se maintenir comme modèle prééminent de certains pays dits « en voie de développement », pays où état, institutions éducatives et de formation peinent à se maintenir et se développer. Les pays dits « émergents » pourront connaître cette phase d’industrialisation rendue possible par l’évolution des niveaux de qualification, mais au prix de la remise en question de l’ancien monde, et, souvent, en revivant de manière conflictuelle le rapport savoirs populaires/savoirs savants.

Cependant, la formation informelle, dans sa représentation sociale en France reste imprégnée de la mémoire de ces différentes époques. Elle reste encore trop empreinte d’une position andragocentriste[1]. Pour me démarquer des empreintes du temps, je proposerai ainsi une nouvelle ligne de partage entre ces deux notions, à partir d’un regard anthropologique de la formation. A ce diptyque formation formelle/formation informelle, à son extension à la formation non formelle, je proposerai la relation entre deux nouvelles notions, permettant d’illustrer de manière plus nuancée, les questions précédemment soulevées : le rapport formation instituée/autoformation sociale.

-                L’autoformation sociale est l’espace que se créent de manière spontanée des êtres qui échangent sans intermédiaires, au sein de groupes ou de communautés plus ou moins larges, plus ou moins stables. Elle est étroitement inscrite dans la condition humaine et repose sur la confiance que des individus, placés dans une relation d’interconnaissance, en présentiel ou à distance, développent pour s’échanger des savoirs, des ficelles, du prêt à penser. L’affectivité y joue un rôle important, nécessaire aux bonnes conditions des échanges utilisés comme de prodigieux raccourcis de temps à travers un langage accessible, connu et pour répondre à des questions très contextualisées. Elles peuvent prendre deux formes

·        L’autoformation sociale traditionnelle repose sur un mode de relations très codifiées et stables d’une société peu évolutive, où le rôle de chacun est conditionné par le statut d’âge et de filiation. Vie sociale, spirituelle et professionnelle sont étroitement imbriquées. L’individu est socialisé par le groupe tout entier, à certaines phases par des maîtres reconnus par la communauté. Cette forme d’autoformation sociale s’exerce dans un monde prescrit au sein duquel le nouveau membre est amené progressivement à se conformer.

·        L’autoformation sociale combinatoire intéresse des mondes plus instables et ouverts, associant des sociétés d’individus (Elias, N., 1997), êtres plus isolés et contraints de s’inventer seuls un avenir. Elle a longtemps été considérée comme la face cachée des organisations, mécanismes de compensation face aux conditions faites aux personnes placées dans des organisations bureaucratiques ou au management trop directif. Ces échanges ont permis ainsi aux ouvriers de s’enseigner des tours de main en contrebande, plus tard de protéger ce savoir-pratique pour retarder la robotisation. Ce type d’autoformation sociale est aujourd’hui valorisé et en capacité de favoriser des réponses en temps réel aux changements rapides imposés par les mutations technologiques. Il repose sur la capacité de repérer et de se mettre en lien avec des mentors, des précepteurs-experts, de faire vivre des réseaux, de développer une auto documentation largement nourrie par des relations fidélisées. Ce mode d’autoformation sociale combine à la fois une diversité de centres de ressources sociales (réseaux, organisations apprenantes, relation duelle…) et le statut de la personne placée dans des relations d’échange (apprenti, maître, pair). Ce savoir-faire social, cette habileté à créer du lien devient une compétence clé pour maintenir à flot une professionnalisation constituée de phases bourgeonnantes et de ruptures bifurcantes.

-                la formation instituée intéresse les sociétés modernes et post-modernes. Ce sont des institutions publiques éducatives et formatives qui ont longtemps porté comme mission de répondre au collectage des savoirs émergents, à leur formalisation en les élevant au statut de connaissance et d’organiser leur diffusion dans le corps social en les standardisant à partir de référentiels. La reconnaissance sociale de ces connaissances a ainsi pendant un temps reposé sur le diplôme national, sésame ouvrant la voie à un métier, une promotion sociale, une mobilité géographique. La société post-moderne imposera une dialectique plus forte avec l’autoformation sociale par le passage de la logique de qualification à celle de la compétence. Elle imposera en retour une transformation du rôle et de la place de ces institutions dans la société, tout en brouillant les repères hérités de l’époque précédente. Le monopole de ces institutions sera ainsi remis en question. Le dispositif de validation des acquis de l’expérience de janvier 2002 jettera ouvertement des ponts entre domaines hier fortement dissociés « Le monopole de la formation scolaire et universitaire dans l’acquisition d’un diplôme est ainsi profondément remis en cause, et cela se traduit au niveau des jurys de validation des acquis et de délivrance des diplômes qui prévoient d’accorder une large place aux professionnels » (Grosjean, M., Sardin, P., 2002). J’appellerai donc formation instituée, l’ensemble des dispositifs visant à faire émerger, organiser et transmettre les connaissances, ou d’assurer la reconnaissance à un moment donné, de la formation accumulée par une personne dans sa vie sociale et professionnelle. Cette reconnaissance peut déboucher sur un diplôme. Mais elle peut également se traduire par une certification produite par une organisation professionnelle, visant à une nouvelle classification des emplois au sein de l’entreprise ou l’entrée dans une nouvelle fonction. La notion de référentiel d’emploi, de formation est rattaché à ce domaine. Ainsi, dans ce cadre, organismes publics et privés, sont amenés soit seuls, soit de concert, à produire cette reconnaissance.

         Cette position s’appuie sur une représentation non dualiste, n’opposant pas individus et société, et ne reposant pas sur une définition trop individualisante de l’autoformation. Elle n’oppose pas autoformation et formation instituée, mais autorise une complémentarité pour créer les conditions d’une copulation profusante. Ainsi, les échanges croisés autoformatifs peuvent ils déboucher sur l’émergence de nouvelles connaissances, largement diffusés dans un deuxième temps par la formation instituée. A contrario, l’une des nouvelles missions de cette dernière pourrait reposer sur le soutien et l’accompagnement à cette vie sociale pour favoriser les rencontres, favorisant les échanges d’expérience, en rendant visibles les innovations à partager et médiatiser. En conclusion, elle reconnaîtrait les capacités des individus reliés entre eux, de penser, s’interroger, expérimenter et apprendre. Ce type de formation enfermé hier trop vite sous le vocable « formation sur le tas » ne serait donc rien d’autre qu’une « Transaction Anthropologique du Savoir ».

 

 


RÉFÉRENCES

BARBIER Jean Marie – Conférence inaugurale lors du colloque « questions de pédagogie dans l’enseignement supérieur » à l’ENSIETA – 23 juin 2003

CAILLAUD P. – CRA CEREQ – La qualification professionnelle, le diplôme et la compétence – Actes du 8ème forum de printemps du Collège coopératif de Bretagne « compétences et qualification » - 2000

DEJOURS Christophe – Souffrances en France, la banalisation de l’injustice sociale -  Éditions du Seuil, Paris, 1998.

DELBOS G., JORION P. – La transmission des savoirs – Paris – Ed la maison des sciences de l’homme - 1984

DUBAR C ; - La formation professionnelle continue – éditions La Découverte- collection repères – 1990

DUBAR C. – TRIPIER C. – sociologie des professions – Armand Colin – Paris – 1998

DUBET F. , MARTUCCELLI D. – Dans quelle société vivons-nous ? – éditions du Seuil – 1998

DUCKER P. – L’avenir du management – édition Village Mondial – Paris – 1999

DUGUE E., MAILLEBOUIS M., - De la qualification à la compétence : sens et dangers d’un glissement sémantique – Education permanente – n° 118 – 1994-1

ELIAS N. – La société des individus – collection AgoraCalman Levy – Paris 1997

GROSJEAN M. – SARDIN P. – formation et parcours professionnels – Education permanente n° 150 – 2002-1

LE GOFF Jean Pierre. – La Barbarie douce -  éd. La Découverte –1999

LE MEUR G. – La praxélologie : une néo autodidaxie Education permanente – n 122 – 1995-1

Mémoire réalisé dans le cadre du cours d’Alain Soubigou cours de Sciences politiques – Institut d’études politiques de Paris – 2003

MENARD J. Y – Gestion de l’emploi et des ressources humaines et reconnaissance des qualifications dans l’entreprise – PUR – 1994

PAIN A. – Education informelle : les effets formateurs dans le quotidien – collection Défi-formation – éditions L’Harmattan – Paris – 1990

PINEAU G. – définition de la notion « formateurs d’adultes » – dictionnaire de l’éducation et de la formation – Nathan – INRP 1994

ROCHE J. – La dialectique qualification-compétence : état de la question – Education permanente n°141 – 1999-4

SCHÖN D.A. – Le Praticien réflexif ; à la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel – Montréal – Les Editions Logiques - 1994

SOUFFLET Jean François – Actes du colloque l’ingénierie de la formation : inventaires – Table ronde – 4, 5 juin 1997 – ENESAD Dijon

 



[1] Néologisme conçu en écho au concept « scolacentriste », élaboré par Jean Manuel De Queiroz, 1978