Modèles de sociétés, formation formelle et informelle :
entre juxtaposition et articulation
Loïc Brémaud
A-GRAF 26/04/2005
Pourquoi se poser
aujourd’hui la question de l’articulation entre pratiques formelles, non
formelles et informelles d’apprentissage ? Si l’exercice ne se posait pas
en ces termes il y a une vingtaine d’années, quels sont les processus nouveaux
qui amènent des spécialistes du champ et des chercheurs en sciences de la
formation à débattre sur ce thème ? L’époque est-elle propice à une redéfinition
de ces lignes de partage jusqu’alors peu discutées, débouchant sur un nouveau
paradigme de la formation, né de la copulation d’univers hier dissociés ?
Dans un premier temps, je tenterai de répondre à cette question en replaçant
l’émergence de ces notions dans une perspective socio-historique, distinguant
leur rapport dans les sociétés dites « traditionnelles », de celui en
cours dans les sociétés dites « post-modernes », notamment à partir
des spécificités fortes du système français. Enfin, pour m’inscrire dans l’axe
1 du colloque de Marrakech, j’exposerai à votre critique un essai de nouvelles
définitions de ces notions permettant de nuancer leurs relations dans des
contextes très différents, à partir d’une approche anthropologique de la formation.
De la formation-socialisation des sociétés
traditionnelles, à la qualification des sociétés industrielles
Dans
les sociétés dites « traditionnelles », la question du rapport
formation formelle/formation informelle, telles que nous les définissons aujourd’hui
ne se pose pas. La socialisation du jeune enfant se réalise par
l’endoculturalité au sein du groupe d’appartenance. Le rôle social, les
comportements lui seront enseignés à partir de repères clairs diffusés par les
deux piliers de la société traditionnelle : la religion et la famille.
Cette socialisation du jeune se réalise par naturalisation des rapports
sociaux, par osmose au cœur du monde adulte. Univers social et univers
technique sont étroitement imbriqués. Les gestes sont appris par observation/imitation
des anciens. Les connaissances pratiques sont ainsi transmises dans un univers
de sens porté par une communauté, soudée par des pratiques religieuses. La
transmission familiale père-fils du métier est courante. L’expérience tient
lieu de maître. En France, les savoirs ont ainsi longtemps été acquis de
manière empirique sur ce mode jusque vers la fin du 17ème siècle
(Delbos, G., Jorion, P., 1984) Dans toutes les sphères de la société, le
travail est encore largement dominé par les notions de métier. Il est question
d‘habilité professionnelle, de tour de main, de savoir-faire de l’artisan et de
l’ouvrier professionnel. Les corporations s’instituent et sont reconnues comme
espaces de conservation et de transmission des savoirs. Avec l’émergence des
mutations socio-économiques du 18ème siècle, un monde nouveau se
dessine à partir de l’industrialisation, la division du travail,
l’urbanisation, l’essor des états-Nations,
l’avènement de la démocratie de masse. Parallèlement de nouvelles valeurs
émergent : la « Raison » portée par les philosophes du contrat
social (Hobbes, Rousseau) devient le seul souverain auquel chaque homme accepte
de se soumettre. Science et Raison doivent éclairer désormais les esprits
jusqu’alors obscurcis par le poids des croyances religieuses. Trois nouveaux
piliers vont bousculer l’ancien monde des corporations, des communautés
villageoises, des influences religieuses : l’Etat, l’école, le salariat. Le fort
développement de la scolarisation à partir de son institutionnalisation au
niveau des états facilitera
l’exercice de ces mutations. En France, l’éducation devient nationale. Son but est de
transmettre une culture valorisant des savoirs abstraits, niveler les
particularismes et préparer les futurs agents économiques à un travail qui se
standardise progressivement. Savoir lire, écrire, compter et incorporer les
valeurs de comportement de la nouvelle société semblent suffire à la
taylorisation rampante des modes de production de ce type de sociétés,
traversés par le positivisme et sa nouvelle morale du vivre ensemble. La
parcellisation des tâches dans le monde industriel naissant autorise
l’apprentissage de gestes simples par observation en situation de travail,
appauvrissant le savoir ouvrier. Hormis quelques entreprises importantes
possédant leurs centres de formation, c’est dans ce secteur d’activité que la
formation informelle prédomine « Les
entreprises industrielles touchées de plein fouet par la mécanisation et le
taylorisme continuent à embaucher leurs ouvriers et employés sans formation
professionnelle et à ne pratiquer qu’une « formation sur le tas »
directement utile à la production. Dans ces conditions, la formation continue
ne concerne qu’une minorité d’ingénieurs ou de techniciens » (Dubar,
C., 1990, p. 18). L’Etat français prendra la place des corporations pour
encadrer, sans intermédiaires, les savoirs pratiques des autres secteurs
d’activité, à partir de l’extension de la scolarisation pour tenter de combler
le retard qui séparent encore la France de l’Allemagne notamment. La loi Astier
de 1919 ou « charte de l’enseignement technique » institue des cours
professionnels obligatoires pour les apprentis, menant à la qualification d’un
CAP en trois ans et des cours de perfectionnement destinés aux adultes, sanctionnés
par le brevet professionnel. A la veille de la deuxième guerre mondiale, un
décret du 21 septembre 1939 institue les centres de formation professionnelle
(CFP) comme centres publics d’apprentissage. Dans le discours officiel des
années de reconstruction à l’issue de la deuxième guerre mondiale, le mot
formation vient coiffer progressivement les termes d’enseignement technique,
d’apprentissage, d’instruction, de promotion, concrétisé en 1946 par la
création de l’Association professionnelle devenue « Association pour la
formation professionnelle des adultes en 1950 » (Pineau, G., 1994, p. 438)
Cette période sera marquée par des rapports de force largement favorables aux
salariés dans un contexte socio–économique marqué par la faible importance du
chômage. Les syndicats négocieront des accords avantageux qui conduisent le
gouvernement à établir par voie réglementaire une correspondance étroite entre
la qualification du travail et le niveau de rémunération des emplois « Ces grilles fixées de manière
unilatérale par les arrêtés Parodi-Croizat entre 1945 et 1950, classaient les
salariés en plusieurs catégories professionnelles : les ouvriers regroupés
en trois catégories (manœuvre, ouvriers spécialisés et ouvriers
professionnels), les employés, les techniciens, les dessinateurs et les agents
de maîtrise. Au sein de ces catégories, tous les emplois étaient décrits avec
précision et de manière exhaustive, hiérarchiquement classés à l’intérieur de
filières distinctes et affectés d’un coefficient de rémunération. Ces descriptions
reposaient sur l’application de deux critères essentiels : le salaire
effectif reposant sur les connaissances nécessaires et sanctionnées par un
diplôme » (Caillaud, P., 2000). La montée en puissance des CAP et des
BEP signe le formidable développement de la diplômation offerte par des
organismes publics et par les certifications reconnues dans les conventions
collectives « Dans le modèle de la
qualification, le paradigme de l’adéquation formation/emploi suppose une
correspondance générale entre hiérarchie des diplômes et hiérarchie des
emplois. La formation initiale joue un rôle presque directement classant, avec
le pré-supposé que le diplôme accorde la compétence et que cette compétence est
acquise définitivement »(Ménard, J.Y., 1994, p 42). Ainsi pour Janine
Roche, citant Bollon et Dubois, « la
qualification, d’intrinsèque à l’individu, devient extrinsèque et peut ne
paraître qu’une « quantification d’un travail théorique et non d’un
travail effectif ». Il ne s’agit plus seulement des qualités de l’individu
mais des caractéristiques de l’activité » (Roche, J., 1999).
L’apprentissage d’un métier à l’âge de l’adolescence semble ainsi suffire pour
une vie professionnelle toute entière, concrétisée par le sésame du diplôme.
Ainsi, la loi du 20 mars 1928 remplacera la formule « enseignement de la
pratique de la profession » du texte de 1851 par le libellé
« formation méthodique et complète » Pineau (1994, p. 437). En France
jusqu’au milieu du 20ème siècle, la formation des adultes, telle que
nous la connaissons aujourd’hui ne touchera que les élites et l’aristocratie
ouvrière. Claude Dubar démontrera comment l’état
se fit, à partir du 19ème siècle en France, le reconstructeur des
« corps intermédiaires ». Pour ce faire, il pouvait d’abord s’appuyer
sur la qualité et la fidélité des cadres techniques et militaires de l’état français. La formation de plus en
plus structurée et censée produire un idéal-type de professionnels favorisant
l’assise des différents gouvernements en place et le contrôle social de la société,
à partir des grandes écoles « Se
définissant comme membres d’une élite éclairée, modernisatrice, pédagogue et
réformatrice, ces enseignants, médecins, ingénieurs, ont constitué pour
longtemps des références identitaires importantes pour des groupes
professionnels en France. Mais contrairement à d’autres pays, c’est l’état qui a
fourni le cadre institutionnel, la socialisation et la légitimité morale de ces
professions et de leur action collective » (Dubar, C, 1998, Tripier C.,
p.14).
De
la logique de qualification promotionnelle à l’irruption de la compétence
La
doctrine sociale du gaullisme, à travers la liaison
« capital-travail », cherchera l’intégration idéologique de la classe
ouvrière à la nation. Mais cet impératif politique se doublera d’une nécessité
économique. Le faible niveau de formation des salariés français se révélera le
facteur central de la perte progressive de compétitivité de l’économie
française « Selon une étude menée à
l’époque, l’économie française doit, pour combler son retard sur ses
partenaires, augmenter de moitié le nombre de ses ouvriers qualifiés, doubler
la capacité de formation des ingénieurs et tripler les effectifs de ses
techniciens et agents de maîtrise. Un effort de promotion des salariés
s’impose » (Dubar, C., 1990, p. 21).
Ainsi, un consensus national s’opère face aux concentrations industrielles
qui marquent les premières années de la Cinquième République. Il se
concrétisera, par la loi du 16 juillet 1971 sur la formation professionnelle
continue, dans le cadre de l’éducation permanente, considérée comme l’an 1 de
la formation. Dotée de moyens considérables, la fonction formation connaîtra un
développement fulgurant en devenant un nouveau secteur marchand :
apparition des GRETA, développement des AFPA, création des organismes
collecteurs de fonds, naissance d’une myriade d’organismes privés de formation,
apparition du métier de formateur d’adultes qui sera reconnu par une première
convention collective en 1988. Dix ans plus tard, c’est la formation continue
qui sera le noyau dur des missions des tous nouveaux Conseils régionaux. La
formation continue se pense alors comme fonction autonome. Gérée paritairement,
elle échappe pour partie au contrôle des organismes patronaux. Elle devient une
réalité économique s’appuyant dans les années 70 et 80 principalement sur une
logique d’offre. Elle se diffusera largement sur la forme scolaire seul modèle
de référence de nombre de formateurs : regroupement dans un lieu propre,
face à face dans une relation maître-élève, place dominante faite aux contenus
théoriques, faible individualisation des apports ou de questionnements des
pratiques des stagiaires. La formation est identifiée alors à un champ
économique, rattachée à l’obligation de former. « L’effort
formation » se jauge à la hauteur de la cotisation formation de
l’entreprise ou de l’institution, aux nombres de stages organisés et de
journées formation produites. Le bilan social institué en juillet 1977 pour les
entreprises de plus de 300 salariés impose cette comptabilité aux services du
personnel. Ainsi, la formation professionnelle et continue connaît-elle son
heure de gloire. A l’approche des années 80, le diplôme facilite encore
l’ascension sociale et débouche directement sur l’emploi. La formation continue
vient remplir les vides qui séparent le niveau du candidat au référentiel de
formation du poste.
Le
développement du chômage de masse en France, comme dans une grande partie des
pays industrialisés, remettra en question ce fragile édifice. Il est convenu
aujourd’hui d’admettre que « la crise » de la fin des années 70 est
le début d’une mutation de société, vers le modèle post-industriel. Jean Marie
Barbier souligne la survenue d’un nouveau modèle d’organisation à l’ensemble de
l’activité humaine : mise en place d’une économie de services et non plus
seulement d’une économie de produits, le pilotage de la production par la
demande et beaucoup moins par l’offre « On
demande aux salariés davantage d’implications cognitives et affectives. Cela
signifie polyvalence, capacité de passer d’une tâche à une autre, de produire
sans cesse de nouveaux savoirs directement en situation, des compétences à
produire sans cesse des nouvelles compétences » (Barbier, J. M., 2003, p. 4) La fin des
marchés protégés et des Empires, la concurrence exacerbée au sein d’espaces de
plus en plus ouverts signe le déclin du modèle fordiste et favorise le
renversement des rapports de force en faveur des employeurs. Les tenants de
l’idéologie libérale des années 80 n’auront alors de cesse de vouloir rompre
avec l’époque précédente en cherchant à briser les réglementations acquises au
cœur des luttes syndicales. Il s’agit de « faire passer » les sujets
socialisés d’une identité collective jugée archaïque et fondée sur les notions
de droit du travail, de qualification, d’équivalence formation-emploi, de
garanties syndicales à une identité plus individualiste, autonome, responsable
fondée sur les notions de compétition, de mobilité et d’initiative (Soufflet,
J. F., p 106). Changements de cap rendus possibles selon Claude Dubar par un
nouveau contexte de société « La
qualification ayant constitué une des clés de voûte du « compromis
fordiste », il était tentant de lui substituer la compétence comme base
d’un nouveau mode de gestion accompagnant la transformation de l’organisation
du travail (rupture affichée avec le taylorisme) et le changement des rapports
de force entre employeurs et syndicats de salariés (déclin rapide de la
syndicalisation et de la négociation collective) Ce changement était rendu
possible par les évolutions du système éducatif qui mettait l’acquisition des
compétences au centre de ces objectifs en réformant les modes de construction
des diplômes professionnels et la conception de l’évaluation » (Dubar, C., 1996, p 188) La France ne
sera pas épargnée par ce mouvement de fond. La référence courante au thème de
l’individualisation en formation et la création des bacs professionnels en
seront les éléments les plus marquants dans les années 80. Ils seront
révélateurs de l’essor important de l’alternance, de la prise en compte encore
timide de l’expérience et de la reconnaissance de l’entreprise comme lieu de
formation. Le travail refaisait alors ouvertement son retour « L’apparition du terme de compétence marque une
transformation des modalités de structuration des itinéraires professionnels.
En même temps, se dessine une évolution des formes traditionnelles de la
formation : l’attention grandissante accordée au rôle formateur du
travail, perceptible dans les thèmes qui deviennent prédominants de l’organisation
qualifiante, de l’entreprise formatrice, de l’aspect formateur des situations
de travail va de pair avec un affaiblissement du statut de la formation
instituée et avec une modification du rôle qui lui est dévolu. Au lieu de
transmettre des savoirs, la formation se voit mise à contribution de manière
croissante, pour agir sur les comportements et favoriser l’adaptation
sociale » (Dugué E.,
Maillebouis M., 1994, p.45). Il résultera de ce nouveau contexte post-moderne
des exigences nouvelles en matière de formation, autorisées par les raccourcis
de temps et l’interactivité des TICs : émergence de besoins accrus en
adaptabilité, injonction des salariés à l’évolutivité et à la prise en charge
de leur employabilité, développement des capacités d’intervention sur le
processus de travail pour réguler, solutionner, anticiper, intégration de plus
en plus forte des individus à des collectifs de travail. D’où le développement
de la psychologisation des relations au travail, débouchant, selon Jean Pierre
Le Goff, sur l’expression débridée des affects et des valeurs, corollaires de
la subjectivité induite par l’injonction faite par les hiérarchies à
l’autonomie et à la responsabilité (Le Goff, J. P., 1999) et le développement
du thème de la souffrance au travail (Dejours, C. , 1998) Enfin, la
juridiciarisation des relations de travail en France par le biais du texte de
loi du 17 janvier 2002 sur le harcèlement moral est le signe le plus récent
d’une plus grande tension opposant des individus plus isolés et fragilisés face
à leur hiérarchie.
Formation
formelle/formation informelle, une relation de couple à revisiter
Mettre en relation formation formelle et
informelle ne peut donc se comprendre sans tenter de revisiter la nature des
rapports sociaux, la dynamique des évolutions sociétales qui les ont produites.
Ils mettent en relation des mondes, des cultures, mais aussi plusieurs
légitimités. De notre voyage dans le temps, il me semble important de remettre
en perspective les caractéristiques de ces contextes et de comprendre le sens
que les sociétés, à partir de leur modèle de développement, leur ont donné. A
trois époques, correspondent selon moi, trois modes de relation, trois
légitimités
-
les
sociétés traditionnelles sont
marquées par la prééminence de la formation informelle, c’est à dire ni
organisée, ni systématique, ni intentionnelle (Pain, A., 1990, p.126) mais
permettant à de jeunes individus de s’intégrer à une communauté à partir d’une
immersion au quotidien. Ce type de formation est en recherche d’une double
finalité : acquérir des savoir-faire pratiques utiles à la survie de la
communauté, maintenir les liens sociaux nécessaires à la cohésion de groupe par
l’intégration des normes sociales. Le monde surnaturel donne le sens aux gestes
et aux relations. Le
statut social lié à l’âge et l’expérience est la source de légitimation de ce
type de société, au sein d’un
monde technique marqué par la stabilité.
-
Les
sociétés industrielles vont
profondément remettre en question le mode de transmission traditionnel des
savoirs en « désenchantant le monde ». La raison et la science
promues comme nouvelles religions, les mutations techniques vont autoriser le
développement rapide d’une multiplicité de savoirs disciplinaires, savoirs qui
vont s’opposer alors aux savoirs dits populaires. Ces savoirs de plus en plus
codifiés vont se diffuser à travers la scolarisation de masse, la formation
professionnelle des jeunes et celle plus poussée des élites, pour détacher la
société des anciens mondes. Le travail taylorien appauvrit l’ouvrier soumis au
travail industriel et le déclasse au rang d’une mécanique. Les états normalisent et labellisent les
savoirs de métier en les enfermant dans des qualifications diplômantes,
acquises dans le premier temps de la vie professionnelle. La formation formelle
prend ainsi le pas sur la formation informelle en développant à son égard un
discours de disqualification, dévaluant les savoirs pratiques, comme appendices
du vieux monde traditionnel. La formation informelle prendra alors le sens de
formation par défaut de la péjorative « formation sur le tas », et
s’adressera à des catégories déclassées, comme les O.S. soumis à
l’apprentissage sommaire des gestes d’un poste taylorien. Le diplôme transmis par des
institutions reconnues par les Etats est la source de légitimation de ce modèle, diplôme menant à l’emploi. L’expérience
n’est pas reconnue économiquement ni socialement et se vit en contrebande. Ce
qui fait dire à Geneviève Delbos et Paul Jorion « La science constitue l’étalon de ce qu’on
appelle le savoir, accord qui s’est construit sur le dos des savoirs pratiques
systématiquement dévalués et dépossédés de toute prétention à la validité,
surtout lorsqu’il s’est agi de savoirs détenus par des agents voués à la
production économique. Les
études Hawthorne d’Elton Mayo dans les années 30 aux Etats Unis, les travaux de
Kurt Lewin sur les dynamiques de groupe dans les années 40, puis les apports de
Michel Crozier dans les années 60 en France ne seront véritablement pris en
compte que bien plus tard, quand le coût social et économique de ce modèle
imposera un nouveau regard sur le monde nocturne des organisations.
-
Les
sociétés post-industrielles seront
portées à se définir en rupture avec le modèle précédent. Il est accordé de
moins en moins de foi à la science et la raison qui avaient servi de socle aux
croyances fondatrices des idéologies marxistes et libérales. Des réactions
identitaires poussent à la nostalgie des vieux mondes et de leurs valeurs
traditionnelles, pour tenter de trouver du sens face aux nouvelles
fragmentations de la société. Fragmentations que n’empêche pas l’élévation
progressive des niveaux de qualification. A la catégorisation en trois classes
sociales marquant l’époque industrielle et fortement hiérarchisés par degrés de
qualification, la société française se trouverait aujourd’hui morcelée en
quatre gros blocs. Ainsi François Dubet et Danilo Martuccelli (1998)
distinguent les « compétitifs » regroupant les professionnels
qualifiés et hautement qualifiés, les « protégés » intégrés dans le
secteur public non marchand, « les précaires » où se rangent les
travailleurs dont la productivité ou la formation ne sont pas suffisants pour
les mettre à l’abri des mutations technologiques et restructurations, et enfin
« les exclus » définitivement chassés du marché du travail ou parqués
dans des dispositifs de gestion sociale du chômage sans avenir. Le rapport
formation formelle/formation informelle ne s’exprimera pas de la même façon
pour ces quatre catégories. Ce sont les deux premières catégories, nouvelles
élites de la société qui vont curieusement promouvoir la formation informelle
comme moteurs essentiels de leurs apprentissages. Si la qualification est
toujours une condition première de l’accès à ces catégories, elle devra
rapidement être supplantée par une capacité à se lier à des ressources mises à
jour, à repérer des expertises à portée de main pour évoluer au fil des
expériences. La grande difficulté des « précaires » sera de sortir de
situations de travail courtes et fortement taylorisées, repérables à travers le
boom des missions de l’intérim subi, ne favorisant pas l’intégration dans des
équipes, ni une immersion assez longue pour capitaliser des savoir-faire. Les
« compétitifs » ne pourront conserver leur statut qu’à partir de
« l’injonction de s’adapter », sous peine de précarisation
progressive. C’est principalement dans ce contexte post-moderne que
l’autoformation connaîtra son prodigieux développement « comme phénomène nouveau
produit par la société » (Le
Meur, G., 1995). S’inscrivant hier en creux pour pallier les insuffisances des
institutions éducatives, l’autoformation s’est installée à partir d’un regard
critique porté à celles-ci à qui l’on reproche d’être trop tournées sur
elles-mêmes et de ne pas susciter l’envie d’apprendre. L’essor de
l’autoformation repose également sur le formidable développement du savoir par
sa diffusion à travers les TICs. La « société du savoir » remettrait
ainsi en question le monopole des institutions éducatives et de la formation,
acquis au cœur des trente glorieuses, institutions jugées peu réactives face à
la rapide obsolescence des connaissances. La micro-informatique et les réseaux
numériques se posent comme nouveaux moyens permettant l’accès direct au savoir,
sans intermédiaires. Les connaissances nouvelles circulent de manière plus
diffuses et horizontales. Le secteur marchand s’empare du phénomène et repère
les prémices d’une économie de la connaissance, nourrie par, et s’adressant aux
« compétitifs » et « protégés », véritables
« travailleurs du savoir » (Drucker, P., 1999, p. 27) . Dans ce
dernier modèle, la rapide obsolescence du savoir, la mutation permanente des
technologies induit un rapport nouveau à l’expérience, reposant sur une
capacité forte à se repositionner en permanence, à partir de connaissances
techniques complexes acquises au sein de formations instituées et d’analyse
réflexive questionnant en permanence les situations vécues. La performance, comme témoignage
de la réussite de cette combinatoire est la source de légitimité de ce modèle, le praticien réflexif (Schön, D. A.,
1994), sa figure emblématique.
Pour une dialectique formation
instituée/autoformation sociale
Ainsi, si en France les relations mettant
en perspective formation formelle et formation informelle ont évolué dans le
temps, ces questions peuvent intéresser aujourd’hui des sociétés placées dans
des modèles de développement différents. La formation informelle peut ainsi se
maintenir comme modèle prééminent de certains pays dits « en voie de
développement », pays où état,
institutions éducatives et de formation peinent à se maintenir et se
développer. Les pays dits « émergents » pourront connaître cette
phase d’industrialisation rendue possible par l’évolution des niveaux de
qualification, mais au prix de la remise en question de l’ancien monde, et,
souvent, en revivant de manière conflictuelle le rapport savoirs
populaires/savoirs savants.
Cependant, la formation informelle, dans
sa représentation sociale en France reste imprégnée de la mémoire de ces
différentes époques. Elle reste encore trop empreinte d’une position
andragocentriste[1]. Pour me
démarquer des empreintes du temps, je proposerai ainsi une nouvelle ligne de
partage entre ces deux notions, à partir d’un regard anthropologique de la
formation. A ce diptyque formation formelle/formation informelle, à son
extension à la formation non formelle, je proposerai la relation entre deux
nouvelles notions, permettant d’illustrer de manière plus nuancée, les
questions précédemment soulevées : le rapport formation instituée/autoformation
sociale.
-
L’autoformation
sociale est l’espace
que se créent de manière spontanée des êtres qui échangent sans intermédiaires,
au sein de groupes ou de communautés plus ou moins larges, plus ou moins
stables. Elle est étroitement inscrite dans la condition humaine et repose sur
la confiance que des individus, placés dans une relation d’interconnaissance,
en présentiel ou à distance, développent pour s’échanger des savoirs, des
ficelles, du prêt à penser. L’affectivité y joue un rôle important, nécessaire
aux bonnes conditions des échanges utilisés comme de prodigieux raccourcis de
temps à travers un langage accessible, connu et pour répondre à des questions
très contextualisées. Elles peuvent prendre deux formes
·
L’autoformation
sociale traditionnelle repose
sur un mode de relations très codifiées et stables d’une société peu évolutive,
où le rôle de chacun est conditionné par le statut d’âge et de filiation. Vie
sociale, spirituelle et professionnelle sont étroitement imbriquées. L’individu
est socialisé par le groupe tout entier, à certaines phases par des maîtres
reconnus par la communauté. Cette forme d’autoformation sociale s’exerce dans
un monde prescrit au sein duquel le nouveau membre est amené progressivement à
se conformer.
·
L’autoformation
sociale combinatoire
intéresse des mondes plus instables et ouverts, associant des sociétés
d’individus (Elias, N., 1997), êtres plus isolés et contraints de s’inventer
seuls un avenir. Elle a longtemps été considérée comme la face cachée des organisations,
mécanismes de compensation face aux conditions faites aux personnes placées
dans des organisations bureaucratiques ou au management trop directif. Ces
échanges ont permis ainsi aux ouvriers de s’enseigner des tours de main en
contrebande, plus tard de protéger ce savoir-pratique pour retarder la
robotisation. Ce type d’autoformation sociale est aujourd’hui valorisé et en
capacité de favoriser des réponses en temps réel aux changements rapides
imposés par les mutations technologiques. Il repose sur la capacité de repérer
et de se mettre en lien avec des mentors, des précepteurs-experts, de faire
vivre des réseaux, de développer une auto documentation largement nourrie par
des relations fidélisées. Ce mode d’autoformation sociale combine à la fois une
diversité de centres de ressources sociales (réseaux, organisations
apprenantes, relation duelle…) et le statut de la personne placée dans des
relations d’échange (apprenti, maître, pair). Ce savoir-faire social, cette
habileté à créer du lien devient une compétence clé pour maintenir à flot une
professionnalisation constituée de phases bourgeonnantes et de ruptures
bifurcantes.
-
la
formation instituée
intéresse les sociétés modernes et post-modernes. Ce sont des institutions
publiques éducatives et formatives qui ont longtemps porté comme mission de
répondre au collectage des savoirs émergents, à leur formalisation en les
élevant au statut de connaissance et d’organiser leur diffusion dans le corps
social en les standardisant à partir de référentiels. La reconnaissance sociale
de ces connaissances a ainsi pendant un temps reposé sur le diplôme national,
sésame ouvrant la voie à un métier, une promotion sociale, une mobilité
géographique. La société post-moderne imposera une dialectique plus forte avec
l’autoformation sociale par le passage de la logique de qualification à celle
de la compétence. Elle imposera en retour une transformation du rôle et de la
place de ces institutions dans la société, tout en brouillant les repères
hérités de l’époque précédente. Le monopole de ces institutions sera ainsi
remis en question. Le dispositif de validation des acquis de l’expérience de
janvier 2002 jettera ouvertement des ponts entre domaines hier fortement
dissociés « Le
monopole de la formation scolaire et universitaire dans l’acquisition d’un
diplôme est ainsi profondément remis en cause, et cela se traduit au niveau des
jurys de validation des acquis et de délivrance des diplômes qui prévoient
d’accorder une large place aux professionnels » (Grosjean, M., Sardin, P., 2002). J’appellerai donc
formation instituée, l’ensemble des dispositifs visant à faire émerger,
organiser et transmettre les connaissances, ou d’assurer la reconnaissance à un
moment donné, de la formation accumulée par une personne dans sa vie sociale et
professionnelle. Cette reconnaissance peut déboucher sur un diplôme. Mais elle
peut également se traduire par une certification produite par une organisation
professionnelle, visant à une nouvelle classification des emplois au sein de
l’entreprise ou l’entrée dans une nouvelle fonction. La notion de référentiel
d’emploi, de formation est rattaché à ce domaine. Ainsi, dans ce cadre,
organismes publics et privés, sont amenés soit seuls, soit de concert, à
produire cette reconnaissance.
Cette position
s’appuie sur une représentation non dualiste, n’opposant pas individus et
société, et ne reposant pas sur une définition trop individualisante de
l’autoformation. Elle n’oppose pas autoformation et formation instituée, mais
autorise une complémentarité pour créer les conditions d’une copulation
profusante. Ainsi, les échanges croisés autoformatifs peuvent ils déboucher sur
l’émergence de nouvelles connaissances, largement diffusés dans un deuxième
temps par la formation instituée. A contrario, l’une des nouvelles missions de
cette dernière pourrait reposer sur le soutien et l’accompagnement à cette vie
sociale pour favoriser les rencontres, favorisant les échanges d’expérience, en
rendant visibles les innovations à partager et médiatiser. En conclusion, elle
reconnaîtrait les capacités des individus reliés entre eux, de penser,
s’interroger, expérimenter et apprendre. Ce type de formation enfermé hier trop
vite sous le vocable « formation sur le tas » ne serait donc rien
d’autre qu’une « Transaction Anthropologique du Savoir ».
RÉFÉRENCES
BARBIER Jean Marie – Conférence inaugurale lors
du colloque « questions de pédagogie dans l’enseignement supérieur »
à l’ENSIETA – 23 juin 2003
CAILLAUD
P. – CRA CEREQ – La qualification professionnelle, le diplôme et la compétence
– Actes du 8ème forum de printemps du
Collège coopératif de Bretagne « compétences et qualification » - 2000
DEJOURS Christophe – Souffrances en France, la banalisation de l’injustice
sociale - Éditions du Seuil, Paris, 1998.
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[1] Néologisme conçu en écho au concept « scolacentriste », élaboré par Jean Manuel De Queiroz, 1978