Explorer les expériences
d’auto-éco-formation en dialogue interculturel
Pascal Galvani Université du Québec à Rimouski
A-GRAF – Gourette, 2005
Introduction
Chaque culture à sa propre vision de ce qu’est un
être humain (anthropologie) et des voies de son accomplissement (autoformation).
Cet article présente des éléments pratiques pour un dialogue interculturel des
visions de l’être humain en formation. La mondialisation multiculturelle
contemporaine réclame d’urgence une anthropologie dialogique transculturelle
qui explore la diversité des voies de l’être humain.
Depuis
2002 j’ai la chance de pouvoir expérimenter une démarche interculturelle
d’exploration de la formation par
l’environnement (écoformation) à l’Université du Québec à Rimouski[1].
Cette formation tente de répondre aux questions suivantes : Comment
conscientiser nos rapports formateurs à l’environnement ? Comment explorer
et se rendre disponible à ces rapports auto-écoformateurs ? Comment entrer
en dialogue avec la vision amérindienne du monde ? Pour avancer sur ces
questions, nous avons développé une démarche de recherche formation
interculturelle, avec des intervenants amérindiens, basée sur l’apprentissage
des cultures amérindiennes (Galvani, 2001). Elle se fonde sur une triple approche :
Ø
l’immersion
expérientielle dans des situations d’écoformation intenses (approche
expérientielle) ;
Ø
l’exploration et la
description des résonances symboliques de l’expérience vécue d’écoformation
(approche phénoménologique) ;
Ø
l’exploration
intersubjective et interculturelle du sens des expériences écoformatrices
(approche herméneutique).
Les
intervenants autochtones permettent une immersion dans la culture
traditionnelle et dans le milieu naturel. Les formations se donnent sous la
forme de séminaires intensifs en milieu forestier, près d’un lac et d’une
rivière où les participants sont invités à :
Ø
s’immerger
solitairement dans le milieu naturel dans une présence et une attention
consciente ;
Ø
expérimenter des
approches amérindiennes de la nature : abri, marche d’approche, entrée en
dialogue avec le lieu, etc.
Ø
décrire des expériences
intenses d’écoformation selon une variété de supports : narratifs,
symboliques, poétiques, praxéologiques, etc.
Ø
explorer le sens de
l’écoformation pour chacun dans un dialogue intersubjectif et interculturel
avec les représentants des cultures autochtones.
De
même que temporellement le milieu de la nuit est un temps fort d’autoformation (Pineau, 2000), on peut dire que certains espaces naturels sont des
lieux forts pour intensifier
l’auto-écoformation. La solitude est un élément fondamental d’intensification
de l’écoformation. Dans toutes les cultures amérindiennes, les personnes en
quête de sens sur leur vie faisaient une retraite solitaire dans un lieu fort
où elles se sentaient appelées (Galvani, 1997). Dans nos sources culturelles on retrouve chez Henry
Thoreau ou Gaston Bachelard la même importance donnée à l’immersion solitaire.
"L’immensité est
en nous. Elle est attachée à une sorte d’expansion d’être que la vie réfrène,
que la prudence arrête, mais qui reprend dans la solitude. Dès que nous sommes
immobiles, nous sommes ailleurs ; nous rêvons dans un monde immense.
L’immensité est le mouvement de l’homme immobile. L’immensité est un des
caractères dynamiques de la rêverie tranquille." (Bachelard,
1957)
Ces
moments permettent à chacun d’éprouver concrètement sa relation écoformatrice.
Ils donnent aussi une base d’expérience commune que les participants peuvent
explorer ensuite en groupe dans les cercles de paroles selon leur propre
perspective personnelle et culturelle.
Mais
pour être une expérience de reliance et pas une épreuve d’affrontement ou de peur,
l’immersion solitaire dans le monde naturel doit être soigneusement préparée et
dosée : promenade ou longue marche, randonnée en canot ou repos près d’un
feu, près d’un lac, d’une rivière, d’un marais ou sur les sommets d’une
colline, chaque participant doit choisir son mode d’immersion méditatif selon
ses propres affinités et capacités. L’enjeu majeur des sessions d’écoformation
est d’expérimenter une ontologie de la confiance et de la reliance.
Pour
se sentir chez soi dans la nature il faut développer des moyens de se relier
concrètement selon les saisons, les moments du jour et de la nuit. La qualité
du matériel et des savoir-faire pratiques permettant de se déplacer et de
s’installer confortablement en forêt pour une heure ou une nuit sont déterminants.
C’est pourquoi il est aussi proposé d’expérimenter des pratiques amérindiennes
concrètes de campement et de déplacement qui permettent de se sentir chez soi
en habitant la terre en invité et pas en conquérant.
Pour
profiter des temps solitaires il est suggéré à chacun de se laisser guider par
les lieux en leur demandant l’hospitalité, de chercher les lieux privilégiés
qui nous appellent, de s’y installer silencieusement, d’être attentif en
écoutant les yeux fermés, en regardant, l’esprit silencieux, et enfin,
d’observer ce qui se passe en soi et autour de soi.
Promenez-vous si
doucement que vous puissiez entendre les sons les plus subtils, en gardant vos
facultés au repos. Votre esprit ne doit pas se fatiguer. (Thoreau, 2001,
p.68).
D’une
manière générale les participants sont invités à maintenir une présence
attentive et silencieuse tant extérieurement qu’intérieurement, et ce, y
compris pendant les déplacements et les moments actifs.
Dans
les cultures amérindiennes, la manière
traditionnelle d’explorer cette connaissance consiste à partager les récits de
ces expériences. Chacun raconte alors scrupuleusement ce qu’il sent pouvoir
partager de ce qu’il a vécu et perçu. La vision est ainsi explorée dans une
approche phénoménologique (Brumble, 1993). Il s’agit d’un respect scrupuleux de ce qui a été
perçu dans l’expérience. Tout discours qui s’aventure au-delà, comme c’est le
cas de l’abstraction, est considéré comme étant en grand risque de mensonge ou
de réduction. En restituant scrupuleusement la perception de l’expérience, il
s’agit aussi de laisser ouvertes les possibilités infinies de compréhension
(herméneutique instaurative,(Galvani, 1997).
Pour
se donner les moyens de conscientiser et d’échanger sur les expériences
d’écoformation il faut que chaque participant puisse les décrire. Les
participants sont invités à explorer des expériences d’écoformation passées et
à tenir un journal des expériences vécues pendant la session. Journal à partir
duquel ils pourront revenir réflexivement sur leurs expériences. Chacun est
invité à explorer à quels moments, comment, et avec quels éléments du monde il
s’est senti relié ? À quoi ressemblent ces moments ? Quels sont les
éléments naturels qui les composent ? Qu’est ce que ces relations lui
enseignent ?
Raconter
et partager ces récits d’expérience dans un groupe interculturel c’est se
donner les moyens d’explorer l’écologie des relations entre nos esprits, nos
cultures et nos territoires. C’est se donner les moyens d’explorer, de former
et de transformer nos relations écoformatrices. C’est pourquoi la démarche ne
serait pas complète si elle n’était ponctuée régulièrement de cercles de parole
où tous les participants sont invités à échanger sur le sens de leurs
expériences d’écoformation. Ces échanges s’inspirent aussi d’une tradition
amérindienne, celle du cercle de paroles. Dans un cercle de paroles, chacun est
invité à partager sa perception du réel dans le respect de la pluralité des
points de vue. Le cercle du conseil autour du feu qui symbolise la vie est
probablement le premier lieu d’exploration intersubjectif de l’humanité depuis
le paléolithique supérieur. Chaque position sur le cercle offre un point de vue
original et unique, mais aucun des points de vue ne peut prétendre à épuiser le
réel et chacun a besoin de comprendre l’ensemble des autres points de vue sur
le cercle pour avoir une représentation globale de la vie. Dans un cercle de
paroles, celui qui s’exprime n’est jamais interrompu et peut aller au bout de
sa pensée. Le cercle de parole est un dialogue. Le mot dialogue évoque un flot
de sens (logos) qui s’écoule entre et à travers les participants (dia). Comme
le souligne David Bohm, le dialogue n’est pas un débat ou une discussion qui
sont des mots qui évoquent l’affrontement et la percussion. Le dialogue
implique une liberté d’exploration et d’échange qui accepte tous les horizons
de sens possibles (Bohm, 1996).
L’exploration
interculturelle de la formation est susceptible de provoquer une transformation
interne par la confrontation des visions du monde qu’elle suppose. La rencontre
d’autres cultures oblige à un décentrage par rapport aux habitus et valeurs
hérités. L’expérience vécue dans une autre culture est la base de
l’anthropologie culturelle classique, dont la difficulté principale est de
sortir des préjugés ethnocentristes. Le moment est peut-être venu pour
l’anthropologie de se tourner vers l’intérieur. Plutôt que d’étudier les autres, il est urgent
d’explorer notre vision du monde et ses transformations avec les conséquences
philosophiques, socioéconomiques, écologiques et spirituelles qu’elles
impliquent. Une auto-co-formation basée sur l’intercompréhension
de l’expérience vécue doit être inventée parce que chacun est aujourd’hui
amené à vivre l’expérience
transculturelle. Les échanges transculturels contemporains avec les
cultures traditionnelles (amérindiennes, asiatiques, africaines…) peuvent ainsi
ouvrir le monde occidental sur une vision du monde très ancienne. Une vision
qui privilégie l’expérience et la prise de conscience plutôt que la description
du réel. Une vision qui assume que toutes les descriptions rationnelles et
symboliques sont des constructions de l’imaginaire, qui nous relient au réel
mais que le réel dépasse infiniment.
L’exploration
dialogique des expériences d’autoformation et l’interprétation interculturelle
du sens de ces expériences est à construire. C'est à partir de tels cercles de d'exploration
interculturelle de l'expérience d’autoformation que pourrait, me semble-t-il,
mieux se dessiner une anthropoformation qui éviterait l'universalisme
ethnocentrique. Une approche transdisciplinaire de l’être humain qui ne cesse
de s’émerveiller du mystère que manifeste la conscience et ses déploiements
multiculturels. Autrement dit, le préfixe trans
signifie ici que la réalité de l’être humain, restera quoiqu’il en soit entre, à-travers et au-delà
toutes les formulations culturelles et disciplinaires possibles.
Une
telle approche ne peut donc pas être une nouvelle perspective surplombant les
anciennes définitions culturelles et traditionnelles de l’être humain
puisqu’elle en rejette par définition la possibilité. Au contraire elle se
déploie à partir des cultures et des disciplines qui constituent le sujet qui
s’exprime mais elle reste fondamentalement à l’écoute de ce que l’expérience et
le dialogue interculturel ouvrent comme nouvelle compréhension. Dans sa limite
extrême une telle anthropologie se frotte à l’indicible dans la contemplation
silencieuse de l’anthropo-formation vécue. La perspective transculturelle ouvre
une voie nouvelle entre l’ethnocentrisme hégémonique de la modernité
occidentale et le relativisme intégral qui débouche sur l’individualisme de la
mondialisation hypermoderne.
Développer
une approche transdisciplinaire de l’anthropo-formation, c’est reconnaître que
la réalité de l’expérience vécue se situe au-delà,
à travers, et entre les disciplines, les cultures, les personnes. Elle ramène la
question éthique de l’autoformation qu'est-ce
qu'un être humain accomplis? à sa racine mystérieuse, au-delà de toutes les
identifications nationalistes, religieuses ou culturelles.
Bachelard, G. (1957). La poétique de l'espace. Paris: PUF, 214p.
Bohm, D. (1996). On dialogue. London New York: Routledge,
144p.
Brumble, D. (1993). Les autobiographies d'Indiens d'Amérique.
Paris: PUF, 280p.
Galvani, P. (1997). Quête de sens et formation : anthropologie
du blason et de l'autoformation. Paris Montréal: L'Harmattan, 220p.
Galvani, P. (2001).
Éducation et formation dans les cultures amérindiennes. Question de, n°123(Éducation et sagesse), Paris : Albin Michel,
pp.157-185.
Pineau, G. (2000). Temporalités en formation. Paris:
Anthropos, 208p.
[1] Cours
« laboratoire d’écologie humaine » du baccalauréat en communication
et relations humaines », intervenants : Jean-Claude Buckell (Innu),
Lise Jourdain (Innu), Paul Blacksmith (Innu).
Cours « Dynamique relationnelle » de la Maîtrise en Études des
Pratiques Psychosociales, intervenants : Dolorès Contré Migwans (Ojibway),
Roger Echaquan (Atikamekw).