L’analyse de l’activité réelle pour mettre à jour les apprentissages informels et les articuler avec les apprentissages formels

A-GRAF, Gourette, 2005

Leblanc, Serge, Maître de conférences TF&D LIRDEF, IUFM, Montpellier, France, serge.leblanc@montpellier.iufm.fr, leblanc.serge@wanadoo.fr

De nombreuses recherches menées dans différents domaines professionnels (éducatif, médical, sportif) montrent que les compétences développées par les acteurs sont plus à relier à des expériences construites sur leur terrain d’intervention qu’à des bases de connaissances théoriques, didactiques acquises dans les formations suivies. L’expérience pratique en permettant de développer des compétences professionnelles et des connaissances relatives à des situations pratiques est une source d’apprentissage privilégiée qui reste malgré tout peu prise en compte sérieusement dans les dispositifs de formation. A l’occasion de ces expériences pratiques se réalise des apprentissages informels définis comme n’obéissant pas à « une logique de structuration explicitée » et ne faisant pas l’objet d’enseignement. Il semble pourtant essentiel lorsque l’on se préoccupe de formation et de développement professionnel de s’interroger sur les relations qu’entretient la formation initiale ou continue à travers ses programmes et contenus avec l’expérience vécue du travail réel par les personnes formées.

Les dispositifs de formation sont structurés massivement à partir de connaissances théoriques scientifiques auxquelles se réfère le domaine professionnel concerné : l’apprentissage, la matière enseignée et la didactique dans la formation des enseignants, la physiologie, la biomécanique et les méthodologies de l’entraînement dans la formation des cadres sportifs, la biologie dans la formation du corps médical… Le but de ces apprentissages formels définis comme des « formes d’apprentissages programmés » est de transmettre des principes généraux qui devront être spécifiés par la suite en fonction des contextes d’intervention. Tout se passe comme s’il suffisait d’appliquer les lois de l’apprentissage, de l’entraînement, de la biologie pour exercer son activité professionnelle de manière efficace. La réalité de l’activité professionnelle montre que les situations sont toujours plus complexes, incertaines que ce que peuvent en expliquer ces théories et que les acteurs ne font pas des choix en situation naturelle par rapport à ces principes généraux mais par rapport à des connaissances locales construites dans des contextes spécifiques en s’appuyant fortement sur les ressources présentes dans l’action et sur leurs expériences antérieures. Or les concepteurs de dispositifs de formation prennent peu en compte l’expérience réelle vécue par les acteurs dans leur activité professionnelle (futurs enseignants, entraîneurs, médecins, infirmières…) et considèrent qu’il appartient aux personnes formées d’ajuster les connaissances abstraites acquises lors de la formation théorique pour répondre aux nécessités du terrain professionnel. Dans la majorité des cas, les acteurs éprouvent de grandes difficultés à faire seul ce travail d’articulation entre des apprentissages formels génériques et abstraits et des apprentissages informels singuliers et contextualisés. Pour faire face à ces écueils, les dispositifs ont évolué vers des « formations en alternance » c’est-à-dire articulant des phases de mises en situation professionnelle avec des phases de réflexion et d’apports en centre de formation qui se concrétisent notamment dans de multiples ateliers d’analyse de pratique (Perrenoud, 1996) et des entretiens de conseils avec un tuteur professionnel. Paradoxalement, la plupart de ces ateliers ou entretiens en adoptant un point de vue extérieur et objectif ne se focalisent pas sur la mise à jour des apprentissages informels réalisés en situation professionnelle mais tente d’expliquer des évènements survenus à partir de différentes théories explicatives (personnalité, culture, représentations, habitus, savoirs…) et / ou préconise des recommandations peu articulées avec les préoccupations des personnes formées. De manière alternative, en accordant un primat au point de vue de l’acteur pour décrire ses interactions avec la situation, notre conception de l’alternance privilégie un travail d’analyse sur sa propre pratique professionnelle mais aussi sur celles de ses pairs qui porte sur l’activité réalisée comme un moyen de transformer progressivement sa façon d’appréhender, de voir et de comprendre la complexité des situations pratiques. Cette conception de l’analyse des pratiques orientée sur l’analyse de l’activité en situation professionnelle des personnes s’appuie sur les théories de l’activité et de l’action. Celles-ci montrent que les personnes impliquées globalement dans l’action (corporellement, affectivement, cognitivement, conativement) mobilisent et constituent des savoirs contextualisés, identifiables uniquement dans les pratiques. Ces savoirs issus d’apprentissages informels se distinguent fortement des « savoirs théoriques » et sont appelés « savoirs pratiques », « savoirs d’actions », « savoirs d’expérience » (Barbier, 1998).

Nous proposons dans cette communication a) la présentation d’une démarche d’analyse de l’activité médiatisée par l’espace numérique « Réfléchir les pratiques » (Leblanc, Gombert, Durand, 2004) qui concrétise cette conception de l’alternance, b) l’identification d’effets du dispositif d’analyse de l’activité à partir de l’étude de deux cas : le cas d’un PLC2[1] d'Education Physique et Sportive en formation initiale et celui d’un enseignant d'Education Physique et Sportive en formation continue.

L’analyse de l’activité médiatisée par l’espace numérique « réfléchir les pratiques »

Les conditions d’accès à l’expérience pratique et aux apprentissages informels

Pour accéder au vécu des personnes, il est nécessaire de passer par la mise en mot. Mais, cette formalisation du vécu, selon le type de questionnement et le cadre de l’entretien, débouche sur différents types de discours qui se répartissent sur un continuum allant du discours idéalisé, professé (ce qu’il faudrait faire dans l’idéal ou ce que l’on pense faire à partir de ses conceptions du métier et de l’apprentissage) à un discours décrivant au plus près la pratique réellement réalisée (ce que je fais, ce à quoi je pense quand je le fais, ce sur quoi je me focalise, ce qui m’a amenait à faire telle ou telle action…). Nous situons notre approche dans cette deuxième voie en accordant un primat à la description de l’activité et non pas de la tâche prescrite ou du sujet. Nous préconisons l’utilisation de la méthode d’autoconfrontation issue de la recherche (Theureau, 1992) pour accéder et rendre compte de cette expérience vécue à partir d’une théorie prenant en compte de manière articulée les dimensions fondamentales de toute activité humaine (action, cognition, perception, émotion, culture). L’autoconfrontation, proche dans ses principes généraux de l’entretien d’explicitation (Vermersch, 1994) consiste à s’appuyer sur des traces de l’activité de l’enseignant[2] à partir notamment d’enregistrement vidéo de séance de classe pour amener la personne à commenter et raconter ce qu’elle fait, ressent, perçoit, ce dont elle se souvient, et tout ce qui est significatif pour elle. Contrairement à certaines approches utilisant la vidéo pour s’auto-analyser ou pour évaluer une séance de classe à partir d’une norme didactique ou professionnelle, nous préconisons une interprétation qui intègre de manière première et sérieuse le point de vue de l’acteur impliqué. Ainsi, il ne s’agit pas d’expliquer, de justifier ces comportements mais de les comprendre à partir d’un accès à des aspects implicites de son activité. Cet accès n’étant ni spontané, ni facile, nécessite le détour de la description de ce qui est marquant, significatif pour l’acteur. La technique de l’autoconfrontation doit être maîtrisée pour documenter les différentes dimensions significatives de l’activité d’un enseignant dans un contexte donné. Le développement de compétences méthodologiques pour accéder à l’expérience de praticiens suppose : de connaître les différentes sources d'accès au "point de vue de l'acteur", de connaître les différentes méthodes favorisant notamment la verbalisation et l'explicitation rétrospective de l'action, de maîtriser la conduite et le guidage de l’entretien, de réunir des conditions éthiques et contractuelles favorables.

- Les fondements théoriques et méthodologiques de cette technique d’autoconfrontation à partir de traces de l’activité sont développés dans « Réfléchir les pratiques » à partir d’une carte de concepts qui développe ces différents items et de travaux pratiques interactifs visant à s’approprier ce type d’entretien.

- Pour favoriser une appropriation de cette démarche d’analyse de l’activité d’autres professionnels mais aussi de sa propre pratique, nous proposons dans l’espace numérique des cas prototypiques filmés vécus par des enseignants plus ou moins expérimentés et commentés par eux à partir de cette technique d’autoconfrontation. Pour travailler directement sur le vécu de l’enseignant, un espace personnel permet d’intégrer ses propres vidéos et contextes.

- De manière parallèle, un espace de production de récit écrit structuré sur la même base théorique et méthodologique est proposé. Dans cet espace de travail, nous invitons l’enseignant à se remémorer une situation vécue récemment et à évoquer par écrit ce qui s’est passé et la façon dont il l’a vécu de l’intérieur. Il est amené à choisir un moment qui l’a marqué, qui comporte encore des zones d’ombre et conserve un caractère problématique et dont il a envie de parler.

Quatre étapes pour articuler des savoirs d’expérience ou informels et des savoirs formels

La distinction classique entre une approche pratique de la formation et une approche théorique alimente encore de nos jours les débats et les tensions dans de nombreux établissements de formation. Or le développement et la pérennisation de dispositifs de formation en alternance amène à reposer cette question et à dépasser cette opposition un peu stérile entre une épistémologie de l’action et une épistémologie des savoirs (Durand, Saury, Veyrunes, sous presse). Cette opposition peut se manifester en IUFM[3] dans la tension entre le discours des chercheurs et celui des enseignants intervenant sur le terrain. Les savoirs produits par certains chercheurs peuvent être très éloignés des préoccupations des enseignants novices et n’être d’aucune aide dans leur parcours de formation initiale. Les savoirs d’action des maîtres de stage, tuteurs expérimentés sont plus près potentiellement des préoccupations pratiques mais ne sont pas pour autant forcément adaptés aux difficultés d’un débutant. Un travail spécifique doit être fait avec ces enseignants novices pour leur faire expliciter eux-même leur situation problématique. Il apparaît incontournable alors de chercher l’établissement de liens entre ces différents contextes de formation afin que chaque stagiaire construise sa propre cohérence personnelle en articulant savoirs informels et savoirs formels.

L’espace numérique conçu a été pensé dans cette perspective. Le scénario d’utilisation pédagogique de l’espace numérique structuré à partir des quatre étapes suivantes présente un potentiel formatif mis en évidence par nos études exploratoires mais qui reste à valider sur un public plus nombreux et dans d’autres contextes de formation.

 

Première étape : commenter des situations professionnelles de pairs relatives à des problèmes-typiques de l’enseignement

Confronté à un moment significatif de l’activité d’un enseignant, il s’agit de faire part de son ressenti et d’évoquer les pensées que cela suscite. En accédant au contexte de la situation professionnelle, à une description précise de ce qui se passe (enregistrement audio et vidéo des comportements et communications entre les protagonistes), et au point de vue des acteurs sur ce moment particulier, il est possible d’enrichir progressivement les échanges sur la situation. Cette approche permet une implication authentique des personnes sans trop de réserve car réalisée par procuration et donc avec une prise de risque minime de leur part. Elles peuvent parler de cette expérience qui n'est pas la leur tout en l'étant un peu sans craindre le regard extérieur. De plus, si les échanges sont développés sur un mode compréhensif, elles peuvent se laisser aller à parler de leur expérience par comparaison sans être au premier plan. Cette voie d'entrée dans l'analyse de pratiques est d'autant plus pertinente que les cas vidéo proposés abordent les situations problématiques typiques des enseignants novices correspondant à leurs préoccupations du moment.

 

Deuxième étape : formaliser son expérience singulière sous forme de récit à partir d’une évocation ou de traces de son activité

Il s’agit de faire travailler les stagiaires sur leur propre récit d'expérience en les guidant méthodologiquement pour choisir des moments marquants de leur expérience d'enseignant et pour restituer leur cours d'action sous la forme d'une histoire compréhensible par autrui. Cette formalisation, mise en mots de son vécu est une phase indispensable de l'analyse de pratiques qui précède les échanges et le partage d'expérience. Elle peut-être accompagné d'un questionnement mené par un interlocuteur (pair ou formateur) ayant pour but d'aider l'explicitation de son cours d'action. Cette démarche peut-être réalisée également sur la base d’entretien d’autoconfrontation à partir de traces de l’activité de l’acteur (sous forme d’enregistrement audio et / ou vidéo, fiche de travail, préparation de cours écrite, photos…).

 

Troisième étape : comparer des expériences entre pairs et les analyser

Il s’agit de réaliser un travail de mise en relation en comparant des expériences de pairs grâce à un accès immédiat dans l’espace numérique à tous les récits. Il s’agit alors d'identifier les ressemblances et les différences d’expérience afin de les regrouper dans des catégories plus génériques les associant. Cette phase se prolonge par une analyse des problèmes-typiques identifiés à partir de ces récits et par l’élaboration collective d’analyse locale et de pistes de transformation des situations étudiées.

 

Quatrième étape : articuler ces savoirs informels explicités avec des savoirs formels

Il s’agit d’articuler les analyses singulières, contextualisées ayant mis à jour des savoirs informels avec des savoirs formels, génériques en relation avec les problèmes-typiques mis en évidence. Ce travail de généralisation progressif, de prise de distance est facilité dans l’espace numérique par la possibilité d’accéder à des savoirs structurés hiérarchiquement et en réseau à partir d’une carte de concepts sur les questions d’enseignement-apprentissage, d’un glossaire, d’un système de recherche et de liens proposés dans l’hypermédia et en direction d’autres ressources (ouvrages, sites Internet).

Effets du dispositif d’analyse de l’activité médiatisé par l’espace numérique « réfléchir les pratiques »

Le cas d’un PLC2 en formation initiale

Nous nous sommes intéressés à l’évolution de l’activité d’un stagiaire PLC2 au cours d’une situation d’analyse de pratiques collective menée à partir de la confrontation à deux enregistrements vidéo d’une séance de classe.

Le premier cas vidéo porte sur une séance de natation en 4ième mixte conduite dans une ZEP par un enseignant expérimenté. L’enseignant doit gérer dans une même ligne d’eau des nageurs qui ont à faire un chrono en fin de séance et deux filles non nageuses qui ont l’autorisation de rester dans le petit bain de la piscine. L’enseignant est amené à gérer une dispute entre deux élèves des deux groupes (une fille non nageuse et un garçon nageur).

Le deuxième cas vidéo porte sur une séance de gymnastique en 5ième mixte. Les élèves, répartis en deux groupes (garçons et filles) derrière deux gros blocs de tapis, avaient reçu pour consigne de réaliser, à tour de rôle, des roulades vers l’avant puis de rejoindre l’extrémité de la file d’attente de leur groupe. Après plusieurs bousculades dans la file des garçons, une dispute éclate et les élèves s’échangent des coups jusqu’à l’intervention de l’enseignant qui les exclut temporairement de la leçon afin qu’ils se calment.

Nous avons filmé la séance d’analyse de pratiques et nous avons ensuite confronté le stagiaire aux images vidéo en lui demandant d’expliciter son activité réflexive afin de reconstruire le processus de validation et de construction de nouvelles connaissances dans cette situation de confrontation à l’activité d’autrui[4].

 

Engagement dans la situation en mobilisant des expériences personnelles différentes

Dans les deux cas d’analyse, le stagiaire PLC2 est très rapidement happé dès le début de la séquence vidéo. Il connecte immédiatement le cas de la séance de natation réalisé par un enseignant expert avec son vécu de jeune enseignant ainsi que le souligne ces verbatim : « natation… enseignant expert. Boum ! Tout de suite, il y a mon attention, je me dis « tiens, ça va m’intéresser », en gros j’ai le sentiment d’avoir du vécu là-dessus, qu’on va pouvoir échanger, que j’ai quelque chose à mettre en parallèle ». Il se réfère directement à une situation vécue comparable où il avait à gérer un conflit tout en étant engagé dans la réalisation d’un parcours chronométré pour un groupe d’élèves « l’expérience vécue, c’est que tu n’es plus centré sur le reste… tu perds pied et cette situation je l’ai vécu et j’ai perdu pied, j’ai oublié de déclencher le chrono, oublié que mon attention était ailleurs ». Il s’identifie immédiatement à l’enseignant : « c’est bizarre quand on voit la vidéo on se met complètement à la place du prof, tu changes le visage, c’est moi. Je me rappelle presque le mal-être que j’avais à ce moment là, parce qu’après il faut expliquer au gamin qui a fait son 50 mètres que tu n’as pas déclenché le chrono… ». Dans l’autre cas vidéo, il se focalise d’emblée sur un détail qui aura son importance par la suite « les élèves qui attendent sur le côté, hop ! Ils passent devant l’autre gamin et après tout dégénère ». Il se remémore immédiatement des savoirs construits dans le cadre d’un devoir sur la violence qu’il avait fait corriger par un formateur CAPEPS « dès que ça « clache » et qu’il met des élèves de côté, je me remémore l’ensemble des connaissances que j’avais pu mobiliser dans cette copie… c’était pas forcément sanctionner un élève tout de suite, le présenter à la classe, expliquer que ce comportement on ne l’acceptera plus, juger un comportement mais pas un élève… ». L’ancrage dans les deux situations se fait donc très rapidement  à partir de points de focalisation différents : dans le premier cas, le rappel d’une expérience vécue dans une situation d’enseignement proche (même discipline et même niveau de classe) et dans le deuxième, le souvenir de connaissances construites dans le cadre d’un devoir (relatif à la violence).

 

Validation et construction de savoirs à partir de la mise en relation d’apprentissages formels et informels

Dans le cas du conflit en gymnastique, le stagiaire utilise l’analyse de cette situation pour valider à la fois des savoirs génériques sur la gestion de conflit développé dans le cadre d’un devoir mais qu’il met également en relation avec une expérience personnelle d’enseignement. Face à un élève qui ne prenait pas son rôle au sérieux dans une activité collective, il regroupe la classe et explique : « voilà, il nous empêche de fonctionner, ça met un bazar pas possible, donc c’est très clair, ce comportement là, je n’en veux pas, soit vous faîtes les exercices sérieusement soit il y aura sanction. Je dis à cet élève : « je ne te sanctionne pas tout de suite… ». L’analyse du cas de gymnastique à travers à la fois le sentiment d’injustice manifeste repéré chez un élève et la difficulté pour l’enseignant de contrôler le reste de la classe pendant cette mise à l’écart de deux élèves l’amène à valider un mode d’intervention différant la sanction et adressé à l’ensemble de la classe. Ces savoirs relatifs à la gestion de conflit s’avèrent renforcés à la fois par cette expérience et par des savoirs plus génériques développés dans ses copies de CAPEPS sur lesquels il insiste dans l’atelier pédagogique « sanctionner d’abord les actes, comme ça la personne ne se sent pas directement visée… ».

Dans le cas de la natation, le stagiaire PLC2 repère l’activité de contrôle de l’enseignant qui tout en restant à distance par rapport à une dispute naissante, jette un coup d’œil marqué adressé aux deux élèves en cause « tiens là il y a une astuce… tiens les coups d’œil, c’est bien ». Il compare aussi la manière d’intervenir de l’enseignant au moment de la sanction avec ce qu’il aurait fait « il reste un peu sur le même ton, il est ferme, il balance une sanction dure, mais lui ne change pas vraiment de ton ». Il approfondit cette comparaison en mettant en parallèle le vocabulaire utilisé pour communiquer avec l’élève dans ce type de situation « « tu ranges ta planche, tu sors tu ranges ta planche, tu sors… » il est super simple tout le temps et moi je me rend compte d’une erreur que je fais, moi je brode, je rentre dans des explications qui sont longues avec des phrases bien faites et je me pomme, je perds du contrôle sur la classe ». Il construit des savoirs relatifs à l’interprétation de l’activité des élèves « il y a des mots qu’ils comprennent et d’autres qu’ils ne comprennent pas » et à ses modes d’intervention personnelle « quand je leur parle, je me dis que je suis trop loin d’eux et qu’ils ne comprennent pas mon vocabulaire ».

Le cas d’un enseignant en formation continue

Nous nous sommes intéressé également à l'activité d'autoformation d'un enseignant d'Education Physique et Sportive dans un contexte de formation continue qui utilise l’hypermédia « Réfléchir les pratiques » pour questionner une leçon menée dans la journée afin d'établir des modifications applicables lors de sa prochaine leçon. L’incident repéré se déroule lors d’une leçon de gymnastique comportant plusieurs ateliers et concerne un regroupement interdit de garçons autour de l'atelier saut de cheval. Ces élèves perturbent la leçon en réalisant des sauts prohibés obligeant l’enseignant à interrompre momentanément la leçon pour tous les garçons.

Pour mettre à jour le processus de construction de significations sur l’incident professionnel, nous avons mené un entretien d’explicitation pour accéder à l’évocation de l’incident et un entretien d’autoconfrontation sur la base des traces d’activité dans l’espace numérique (enregistrement audio et vidéo, productions informatiques)[5] pour rendre compte du potentiel formatif de la situation.

 

Enrichissement des significations attribuées à l’incident professionnel grâce à la déposition de traces perceptives dans l’espace numérique

L’enseignant a interprété cet incident de détournement d’un atelier par rapport à sa fonction initiale à trois moments différents de sa journée : lors de la leçon d’EPS elle-même, sur le chemin du retour vers l’établissement, et le soir en formalisant cet incident dans l’espace numérique. Lors de la leçon l'enseignant pense d'abord à un problème de mémorisation des consignes chez les élèves, interprétation qu’il invalide par la suite lorsqu'il s'aperçoit que les élèves, sans leur avoir redonné les consignes, réussissent sur le premier atelier. Sur le chemin du retour vers son établissement, son interprétation évolue vers un problème de contrôle de plusieurs groupes d’élèves ce qui l’amène à imaginer une restructuration de sa prochaine leçon sous la forme d'un seul groupe. Le soir même, face à l’hypermédia, il retravaille cet incident en commençant tout d’abord par le décrire. Cette première phase l’amène à transformer les traces mnémoniques de sa leçon en traces perceptives, en phrases mémorisées dans l'environnement numérique ce qui va permettre une première étape de transformation de la signification de l'incident. L'enseignant, en s'appuyant sur les traces perceptives mémorisées dans l'environnement numérique et de nouveaux sur quelques traces mnémoniques de l'incident du matin, mobilise des connaissances personnelles : « Là je me suis dis, je me dis peut être que, peut être que le fait qu'ils aient eu peur (...) un gamin qui a peur, il monte sur les barres, il descend, il voit qu'il arrive pas à le faire, il veut pas perdre la face devant tout le monde, il va sur un autre atelier ». Ici, le refus des élèves perturbateurs sur le deuxième atelier, correspondant à une trace mnémonique non extériorisée lors de la description de l'incident et provenant directement du souvenir de la leçon, reçoit la signification de perturbation pouvant engendrer la perte de contrôle d'une partie des élèves. Par un processus d'inférences, il retravaille la signification de l'incident et conclut sur trois causes probables: 1- L'organisation en atelier engendre une perte de contrôle 2- Ses déplacements ne sont pas adaptés 3- L'atelier de barres parallèles fait peur aux élèves qui l'évitent pour ne pas perdre la face devant les autres.

Bibliographie

BARBIER, J.M. (ED.) (1998), « Savoirs théoriques et savoirs d’action », Paris, PUF.

DURAND, M. & SAURY, J. & VEYRUNES, P. (sous presse), « Favoriser des relations fécondes entre recherche et formation des enseignants : éléments pour un programme d'ergonomie/formation ». Cadernos de Pesquisa (Brésil).

LEBLANC, S. & GOMBERT, P. & DURAND, M. (2004), « Réfléchir les pratiques : sport, éducation, formation » CDROM, Montpellier, Saint-Pierre Quiberon, IUFM / ENV Editeurs.

PERRENOUD, P. (1996), « Le travail sur l’habitus dans la formation des enseignants. Analyse de pratiques et prise de conscience », in L. Paquay, M. Altet, E. Charlier, P. Perrenoud (dir.) Former des enseignants professionnels, (pp.182-207). Bruxelles, De Boeck Université.

THEUREAU, J. (1992), Le cours d'action: Analyse sémiologique. Essai d'une anthropologie cognitive située, Berne, Peter Lang.

VERMERSCH, P. (1994), « L’entretien d’explicitation », Paris, ESF.



[1] PLC2 signifie Professeur Lycée Collège 2ième année, ce qui correspond à l’année de professionnalisation caractérisée par une forte présence en face d’élèves en établissement alternant avec des retours en centre de formation.

[2] Nous faisons le choix de nous focaliser sur l’activité de l’enseignant mais cette démarche a été développé dans d’autres domaines de formation professionnelle (sportif, médical…).

[3] Institut Universitaire de Formation des Maîtres mettant en place les dispositifs de formation professionnelle des Professeurs des Ecoles (PE1 et PE2) et des Professeurs des Lycées et Collèges (PLC1 et PLC2).

[4] Cette analyse s’appuie sur les données et le travail réalisé par Guillaume Serres, doctorant à l’IUFM d’Auvergne qui étudie le processus de développement des compétences de PLC2 en analysant leur activité dans les différentes situations de formation proposées dans le dispositif de l’IUFM.

 

[5] Cette analyse s’appuie sur les données et le travail réalisé par Fabrice Roublot, doctorant à l’IUFM de Montpellier qui étudie les effets des artefacts numériques sur l’activité des formateurs et des personnes formées dans différentes situations de formation.