Séminaire de formation, janvier 2001


FIGURES DE L'AUTODIDAXIE
Hélène Bezille

(à paraître chez l'Harmattan)

On le sait, le fait n'est pas nouveau : l'autodidaxie est volontiers considérée pour des raisons diverses, comme un champ de recherche " piégé " nécessitant une vigilance particulière.

Alors pourquoi s'intéresser à l'autodidaxie ? Pour ma part, cet intérêt s'inscrit dans un cheminement de recherche dont le fil conducteur concerne les enjeux identitaires de " l'acte d'apprendre ". En particulier à propos du rapport au savoir et aux institutions de formation des personnes engagées dans un processus de marginalisation social.

Ces recherches ont attiré mon attention sur les formes de résistance, de dissidence de ces personnes vis-à-vis du programme éducatif ou de formation dont elles sont l'objet, mais aussi sur les formes de mobilisation très actives dans l'apprentissage dont elles font preuve dans certaines conditions (1). Dans le prolongement de ces recherches, je me suis intéressée aux pratiques autodidactiques.

Je me propose ici de développer certains aspects d'une exploration amorcée dans les années 1995, en lien avec une recherche collective menée avec des étudiants en Sciences de l'Education de l'Université de Rouen. Cette exploration s'appuie sur des matériaux de nature diverse : productions scientifiques, littérature, récits de vie en particulier. Du point de vue théorique, les cadres de référence privilégiés sont les approches cliniques (2), les approches psychosociologiques autour du paradigme des représentations sociales (3), l'anthropologie de la vie quotidienne. Le croisement de ces approches permet d'appréhender les liens, articulations et écarts entre les représentations de la formation véhiculées dans la société globale, dans les milieux professionnels, chez les personnes se formant, et les pratiques concrètes.

Ce travail a donné lieu à des publications (BEZILLE 1995, 1999) dont ce qui suit est un prolongement. Le point de vue développé ici entre en résonance avec les travaux de Georges Le Meur, de Nicole Tremblay et de Christian Verrier, sur certains aspects sur lesquels j'aurai l'occasion de revenir.

Mon propos s'appuie ici sur un constat : que l'on évoque l'autodidaxie et la figure de l'autodidacte surgit aussitôt. La force d'emprise de cette figure nous conduit à assimiler les pratiques autodidactiques au comportement prêté à un apprenant largement imaginé et stéréotypé, alors que nous participons tous à cette pratique de l'ombre certes difficile à observer mais qui mérite d'être étudiée dans sa diversité.

D'où cette représentation tire-t-elle son pouvoir (4)? Quelle est sa fonction sur le plan individuel et collectif? En quoi les pratiques autodidactiques se démarquent-elles de ce qui est suggéré par ce stéréotype ?

L'autodidaxie en représentation : la figure de l'autodidacte

" L'autodidacte " inspire aussi bien le romancier, le cinéaste, le sociologue, le thérapeute, le journaliste. C'est une figure centrale et controversée de l'imaginaire de la formation, un contre modèle, une figure fortement stéréotypée qui appelle des clichés divers.

Un mythe du sujet apprenant

Tout à la fois magnifié et diabolisé dans sa revendication supposée à une autonomie radicale, " l'autodidacte " a une dimension archétypique (THEIL 1989). Cette figure résonne fortement en chacun de nous parce qu'elle met en scène un imaginaire collectif partagé, dont Gilbert Durand nous rappelle qu'il aime à s'exprimer à un moment donné dans un personnage (DURAND 1994). Comme le héros mythique, l'autodidacte a un caractère étrange, hors du commun qui explique son pouvoir de captation, la fascination qu'il exerce. La dimension du mythe se manifeste également dans l'aspect à la fois contrasté et composite de la figure de l'autodidacte et dans la fonction que remplit cette figure tant sur le plan individuel que collectif.

Cette appartenance au registre du mythe explique la résistance de cette représentation aux différentes tentatives de domestication, quelles qu'elles soient. Sa puissance de sollicitation est telle que même les discours armés de la sociologie et de la psychanalyse ne parviennent pas à épuiser cette figure.

L'emprise de la représentation est d'autant plus grande que celle-ci se donne pour la réalité par un processus de "naturalisation" décrit par Serge Moscovici dans ses premiers travaux sur les représentations sociales (MOSCOVICI 1960). Quand nous nous désignons ou qualifions autrui " d'autodidacte ", c'est en référence à une représentations et aux variations de cette représentation. Pourtant, nous avons le sentiment de nommer la réalité (5).

Les différentes facettes de la figure de l'autodidacte

C'est une figure composite et ambiguë. Cette ambiguïté apparaît dans les hésitations du destin d'un personnage qui prétend accéder à des savoirs en empruntant un chemin non balisé, hors des cadres officiels : soit le chemin de l'ascension, la réussite hors du commun et l'accès à la figure idéalisée du "self made man", soit la chute, la disqualification, le destin tragique. Le héros ou le damné.

La face positive et valorisée montre un personnage au fort potentiel créateur dont la volonté de "réussir" défie tous les obstacles. Ceux que Georges Le Meur nomme " les autodidactes nouveau style ", à distinguer des autodidactes ouvriers du début du siècle, ne sont pas sans évoquer cette facette de la représentation (LE MEUR 1998).

Les témoignages recueillis par S. Marion auprès de diverses personnalités du monde politique, de la mode, de la création définies comme " autodidactes " font référence également à cet imaginaire (MARION 1993). Ces récits mettent en scène la force créatrice du sujet et sa capacité à s'auto-produire quelles que soient les circonstances, sa capacité à produire ses propres compétences et à les faire reconnaître. Ce type de récit peut aussi susciter une certaine réserve, quand leurs auteurs sont soupçonnés de travestir la réalité en proposant une histoire revisitée et idéalisée, et en gommant ses aspects moins séduisants (BOURDIEU 1980, PENEFF 1990).

La face négative montre un personnage qui a choisi l'auto-apprentissage par défaut, dans une démarche laborieuse et désordonnée, dans une quête réparatrice illusoire.

Je pourrais multiplier les exemples à ce propos (6) mais je me bornerai ici à évoquer le texte de Sartres dans la Nausée, dont on se souvient parce que le personnage de " l'autodidacte " est resté immortalisé dans le stéréotype de " celui qui apprend par ordre alphabétique ". Dans ce texte, au-delà de ce qui est désigné comme l'absence de méthode, c'est tout le rapport au monde du personnage qui est disqualifié, ridiculisé. Le sentiment même de s'être émancipé de son milieu d'origine est présenté comme étant illusoire. Tous les efforts de conformité du personnage à un mode d'être supposé désirable sont montrés comme étant vains comme en témoignent à son insu, nombre de détails vestimentaires, et corporels notamment.

Autre exemple : " le cadre autodidacte " décrit par Luc Boltanski, à l'occasion d'une recherche sociologique menée dans les années 1980, dans un contexte où les possibilités de promotion au sein de l'entreprise existent réellement (BOLTANSKI 1978). Le " petit cadre " décrit par l'auteur, parvenu à ce statut après avoir grimpé un à un les échelons au sein de son entreprise, découvre dans sa vie professionnelle quotidienne " qu'il n'est pas cadre ou qu'il ne l'est pas au même titre que les autres ": c'est un bâtard, cette impureté lui est quotidiennement rappelée par le comportement des " vrais cadres " " authentiques ", " droits " " capables de se faire connaître d'un mot, parce que tout entiers dans leur identité officielle et légale " par opposition à ceux qui paraissent " louches ", " sans clarté ", " inauthentiques parce qu'ils paraissent regarder d'un côté et regardent ailleurs ou regardent des deux côtés à la fois ". C'est une figure trouble et troublante parce que insoumise à son destin social, mais d'une soumission extrême aux exigences supposées de l'entreprise, dans l'espoir d'une reconnaissance future.

Ce caractère composite et ambigu de la figure de l'autodidacte donne une envergure certaine au mythe d'un sujet autonome autour de quelques thématiques :

Fonction individuelle et collective du mythe de " l'autodidacte "

La dimension mythique et fantasmatique de la figure se font écho pour conférer à " l'autodidacte" sa force d'attachement, sa force projective. Cette complémentarité du mythe et du fantasme mérite d'être soulignée car elle est trop souvent ignorée, pour des raisons qui tiennent largement aux découpages des disciplines académiques. Pourtant René Kaes ne manque pas d'insister sur ce point dans " le cas Félix ", article souvent cité à propos du fantasme autodidactique : " ce désir (d'auto-engendrement) s'inscrit aussi dans le corps social et dans la culture: institutions et mythes de la formation gèrent l'économie du désir, ils en assurent la légitimité ou l'illégitimité " (KAES 1973). Cet aspect est développé et plus amplement argumenté dans d'autres écrits de l'auteur (KAES 1984).

Cette complémentarité se joue dans la fonction de cadre, d'étayage que remplit l'imaginaire collectif pour la vie psychique individuelle comme le remarque également Eugène Enriquez quand il évoque la fonction de " placement psychique " de la religion.

C'est pourquoi, même si cette figure est bien loin de rendre compte de la richesse et de la diversité des pratiques que nous évoquerons plus loin, elle résiste cependant aux démentis qu'apporte l'observation de la réalité.

Cette résistance même nous indique que la représentation a une fonction importante dans l'économie psychique individuelle et collective, en premier lieu une fonction de repérage identitaire.

Cette fonction de repérage identitaire intervient aussi dans les processus de catégorisation sociale : les travaux de Marie-José Chombart de Lauwe à propos de la représentation mythisée de l'enfance explicitent cet aspect (CHOMBART DE LAUWE1984) en montrant comment l'idéalisation peut contribuer à renforcer les rapports de domination par ses effets d'assignation identitaire. Etre défini par autrui comme " autodidacte " résonne implicitement le plus souvent comme une opération de disqualification dont l'argument est la non conformité supposée d'un itinéraire de formation à la compétence revendiquée, l'activité exercée ou visée. Ainsi, pour prendre un exemple caricatural, certains polytechniciens sont-ils qualifiés d'autodidactes par leurs pairs quand, mal "classés", ils ne parviennent pas à l'issu de leur cursus à intégrer les " grands corps " de l'Etat (7).

L'autodidaxie en pratiques

Les pratiques autodidactiques concrètes entretiennent des relations très lointaines avec cette figure qui ne doit pas nous laisser croire qu'il existerait une identité d'autodidacte. Il n'y a pas d'un côté les autodidactes et de l'autre les " hétérodidactes ". L'autodidaxie nous est familière à tous, elle habite notre vie quotidienne. Elle est au coeur du rapport le plus élémentaire de chacun au savoir, en particulier dans les situations où nous sommes intimement engagés. Elle constitue un mode d'apprentissage profondément inscrit en chacun de nous, que nous " activons " comme une ressource en quelque sorte première dès que nous sommes par exemple contraints d'inventer des solutions inédites à un problème particulier.

Les cadres de l'exploration autodidactique : initiation, création, adaptation

L'autodidaxie relève d'une exigence vitale et partagée d'apprendre (VERRIER 1999) qui peut s'inscrire dans une dynamique elle-même vitale d'initiation, de création, d'adaptation. Le mouvement de l'initiation associe l'exploration autodidactique à la quête identitaire, à la quête d'accomplissement de soi; l'acte créateur mobilise l'exploration autodidactique dans la réalisation d'une oeuvre, d'une invention, d'une " innovation " ; la dynamique adaptative fait appel aux ressources de l'autodidaxie quand il s'agit de répondre à une exigence d'ajustement à l'environnement.

1/Exploration autodidactique et initiation

L'ethnologie a contribué à mettre en évidence cette dimension de l'initiation qui nous intéresse ici : l'enjeu est celui de la transformation identitaire de la personne, liée à la fois à son insertion dans de nouveaux groupes, quand il s'agit de se donner forme, de trouver sa voie personnelle, professionnelle, de s'ouvrir à de nouveaux horizons de savoirs jusqu'alors méconnus.

Certaines circonstances historiques et sociales encouragent cette exploration. Un exemple nous est fourni par la société neuchâteloise du XVIIIe siècle décrite par Pierre Caspar (CASPAR 1996), dans laquelle l'organisation sociale et l'état de l'appareil de formation (avant donc l'apparition des écoles professionnelles), encouragent la formation autodidactique. L'organisation sociale est caractérisée par des groupes sociaux peu contrastés et une " communauté de pensée et de modes de vie " qui facilite elle-même l'auto-orientation. La personne peut structurer ses choix professionnels et en changer en s'appuyant sur des personnes ressources identifiables dans un réseau relationnel de proximité " dense et divers ", riche de compétences multiples. Dans le moindre hameau, nous dit Pierre Caspar, on est susceptible de trouver les "personnes ressources" nécessaires.

A cela s'ajoute qu'il n'y a pas de territoires professionnels réservés et donc pas de monopole de la légitimité à distribuer les connaissances et les certifications. Cette absence de " domaines réservés " fait de l'autodidaxie un mode d'apprentissage légitime.

Ce contexte crée donc les conditions d'une auto-orientation professionnelle ouverte à un champ de possibilités diversifiées : on occupe naturellement plusieurs métiers dans une vie. Les archives rendent compte de nombreux exemples de reconversion qui illustrent des modes d'orientation courants dans cette société: l'un est instituteur puis graveur; l'autre cordonnier puis émailleur; un troisième graveur puis pasteur; un autre dentellier, puis menuisier et enfin notaire etc…

Certaines étapes de la vie des individus appellent également cette alliance entre autodidaxie, construction identitaire et acquisitions de compétences. Les moments d'épreuve, les situations extrêmes, les moments de crise liés à l'âge, tous ces moments où la personne quitte le bien être de l'évidence, où le " sens commun, incorporé sur le mode de l'habitus, ne va plus de soi " (8). Ce sont les moments de séparation, de changement, où cadres de références et certitudes sont remis en question.

C'est le cas par exemple de l'adolescence, moment d'émancipation familiale et de reconfiguration des liens sociaux et affectifs, moment de quête de nouveaux cadres de référence. C'est un moment propice à un rapport au savoir et au faire fondé sur la passion, la recherche, l'exploration, l'expérimentation, propice aux pratiques " sauvages " de formation, notamment dans les activités de loisir. C'est aussi une période ouverte à une socialisation en réseau, porteuse d'autodidaxie collective. Cet espace intermédiaire que constitue le groupe de pairs, le " réseau ", la " bande " ou une liaison amoureuse, quand cet espace est soumis à un faible contrôle social externe (en particulier de la part des adultes), est aussi le lieu ou peut se révéler une "vocation", une passion qui confère un sens à des choix d'orientation professionnelle, qu'il s'agisse de la musique, des activités de loisir diverses, de l'informatique etc.…. Dans un article consacré à ce sujet, Anne Muxel remarque que la majorité des jeunes qu'elle a rencontrés veut exercer son activité professionnelle dans le domaine de sa passion (MUXEL-DOUAIRE 1985) (9).

A noter que ces passions peuvent même produire de l'expertise dans le défrichage de nouveaux champs professionnels, quand ces activités se développent dans des domaines émergeant dont les contours de qualification sont encore peu formalisés. Comme le remarque Frijhoff, l'autodidaxie fleurit volontiers aux lisières des savoirs non encore contrôlés (FRIJHOFF 1996).

Exploration autodidactique et création

Que l'on soit artiste, chercheur, inventeur, " innovateur ", l'exploration autodidactique s'impose en raison des exigences de l'oeuvre à accomplir, de la nature novatrice du projet. La figure de l'inventeur du début du siècle illustre ce lien entre autodidaxie et création. On pense spontanément à ces bricoleurs jugés un peu fous mais sympathiques, dont l'habileté et l'inventivité interrogent les compétences de l'ingénieur formé dans le moule des grandes écoles. Les périodes de transition dans le développement des techniques sont riches de productions autodidactiques de ce type.

Ces pratiques " sauvages " ont d'autant plus de chance d'aboutir que leur auteur a su mobiliser, en complémentarité, une relation au savoirs souple, ouverte, et un art de faire, de mener à bien un projet de bout en bout (10)

1/ Une relation au savoir souple et ouverte qui se traduit :

On retrouve là une caractéristique repérée par Frijhoff comme étant le propre de la démarche autodidactique, comme " art de recombiner des connaissances de façon hétérodoxe, (...) soit en prenant des initiatives impromptues, soit en osant des sauts logiques devant lesquels un savant chevronné hésiterait parce qu'il se sent gêné par les implications qu'il est capable de prévoir " (FRIJHOFF 1996)

2/ Une compétence en " management de projet " : c'est à dire une compétence à construire, organiser, planifier, gérer un projet de bout en bout, depuis la conception de celui-ci jusqu'à sa reconnaissance finale.

Cette compétence s'avère d'autant plus efficace que:

3/ exploration autodidactique et régulation

Il est question ici de l'usage de l'exploration autodidactique dans une visée adaptative et compensatoire. Examinons quelques-unes d ces situations dans lesquelles l'autodidaxie remplit cette fonction régulatrice.

Quand l'autodidaxie vient au secours du handicap scolaire ou culturel

Les témoignages ne manquent pas à propos de cette forme d'autodidaxie qui visait à compenser, avant l'obligation scolaire, l'absence, ou la courte durée d'une formation académique. Aujourd'hui l'autodidaxie peut venir compléter un itinéraire de formation initiale écourté, souvent en complément à une formation d'adulte, par exemple dans le cadre d'un projet de promotion professionnelle. On a souvent réduit l'autodidaxie à cette fonction réparatrice, quand elle sert, hier comme aujourd'hui, à combler des manques de connaissances ou à actualiser celles-ci. D'ailleurs, cette dimension de l'autodidaxie est la mieux identifiée; elle donne lieu à inspiration romanesque et écrits savants à propos de la souffrance de ceux qui doivent emprunter ce chemin. Les années soixante, période porteuse de promotion sociale, ont constitué un moment particulièrement favorable au développement de la réflexion sur ce sujet, de la part des sociologues en particulier. C'est la période où on voit apparaître, au sein des grandes entreprises le "petit cadre autodidacte" décrit par Luc Boltanski, d'abord simple salarié sans qualification particulière, mais qui saura combiner la formation autodidactique " sur le tas " et les cours du soir au service d'un projet de promotion au sein de l'entreprise.

Les arts de faire dans les situations professionnelles

L'autodidaxie est très présente dans les situations professionnelles à travers ces " arts de faire ", qui requièrent inventivité et ingéniosité. Ces " arts de faire ", en raison de leur souplesse, permettent de faire face aux situations ayant un caractère complexe et imprévisible, ce qui est le cas dans les univers professionnels instables ou faisant appel à une haute technicité.

Autodidaxie et vie quotidienne

Nous sommes amenés à aller chercher par nous-même les savoirs dont nous avons besoin, de façon plus ou moins organisée, selon les circonstances de la vie, selon nos projets immédiats ou à plus long terme. L'autodidaxie mérite donc d'être explorée, comme le suggère Joffre Dumazedier, à partir des apports de la sociologie de la vie quotidienne, et plus largement d'une anthropologie de la vie quotidienne qui peut nous éclairer sur la fonction instrumentale mais aussi symbolique de nos activités les plus ordinaires (BALANDIER 1983). L'autodidaxie témoigne de la négociation quotidienne entre l'individu et la société, négociation qui peut prendre des formes diverses dont la ruse, le " braconnage " (DE CERTEAU 1980).

Pour exemple les pratiques de " bricolage ", qui relèvent de la sphère du local et mobilisent les réseaux de proximité. Le " local " fonctionne bien comme " espace transitionnel " au sens winnicottien, ouvert à l'inventivité, tolérant au tâtonnement, à l'erreur, à l'incertitude, à la rêverie, aux changements de rythme, à l'inaction, à " l'incubation ". Dans l'intimité du quotidien " le savant comme la cuisinière montrent leur art d'accommoder savoir et improvisation " (LALIVE D'EPINAY 1983, p.32). Les situations d'exclusion sociale ou de marginalisation, les modes de vie inscrits dans des logiques de survie, mobilisent plus que d'autres de tels investissements autodidactiques comme nous avons pu l'observer dans nos propres recherches. Ainsi le " système D ", le " bricolage à droite, à gauche " s'inscrivent dans un habitus de gestion matérielle et psychologique de la précarité au jour le jour. Il contribue au maintien d'un micro-équilibre qui mobilise une économie d'échanges informels et fait intervenir l'environnement local, les proches, famille, voisins, amis, dans un réseau d'entre-aide.

Autodidaxie et hobbys

L'autodidaxie est aussi au coeur des pratiques de " hobby ". La vertu réparatrice de ces hobbys est, au-delà de l'aspect distractif, dans les enjeux identitaires qu'ils engagent : " c'est à travers ces petites et grandes aventures (" bricoler, jardiner, collectionner, prévoir le temps qu'il fera demain, faire sa généalogie, jouer aux courses, participer à un raid, assister à un match de foot..) que l'on a le sentiment de " trouver sa place ", de conquérir l'estime de soi en connivence avec les autres (BRONBERGER 1998, p.37). Dans le même sens Anne Muxel souligne l'effet de distinction que produit une passion pour telle ou telle activité.

s

Les ferments de l'autodidaxie

Premier élément : un espace/temps de transition. Comme le montrent l'ensemble des exemples qui précèdent, l'autodidaxie est au coeur des espaces-temps de transition. Que l'autodidaxie s'inscrive dans un mouvement d'initiation, dans un projet de création ou dans une quête adaptative, elle se déploie avec une aisance particulière dans les espaces et temps qui rompent le cours ordinaire des choses, dans les circonstances qui appellent navigation " à vue ", par exemple dans les moments de crise, de rupture ou de transition individuelle ou collective. Didier Anzieu, explorant les liens entre la vie personnelle, les épreuves traversées et la création de son oeuvre par Freud, remarque que l'impulsion créatrice se déploie dans les situations dans lesquelles il y a tout à la fois de la perte, du deuil, un abandon. " Pour créer il faut défaire des liens " nous dit Anzieu à propos de Freud, " et faire de nouveaux liens ". Ces situations favoriseraient la " régression vers des ressources inemployées " (ANZIEU 1981).

Deuxième élément : un étayage sur des collectifs , quelle que soit leur forme (réseau, bande, famille, association etc..). L'efficience de l'auto-apprentissage vient en particulier du fait qu'il est soutenu, encouragé, accompagné par une, des personnes et/ou des groupes avec lesquels existent des relations fortement investies et éventuellement des intérêts et passions partagés. Le collectif a alors une fonction de "cadre organisateur " (BOUCHARD, TREMBLAY 1996). La représentation de la démarche autodidactique comme démarche essentiellement volontaire et solitaire vient notamment d'une insuffisante prise en compte de ces étayages qui opèrent il est vrai largement dans l'ombre.

Bibliographie

ALTER, N., 1996. Sociologie de l'entreprise et de l'innovation. Paris, PUF, p. 196

ANZIEU, D., 1981, Le corps de l'oeuvre, Paris, Gallimard.

ASSOUN, P.L., 1992, " La passion d'apprendre ou l'inconscient autodidacte ", Pratique de formation, n°23, pp.61-75.

 
BALANDIER, G., 1983, Essai d'identification du quotidien, Cahiers internationaux de sociologie, Vol.LXIV, pp.5-12.
 
 
 
 

BALANDIER, G., 1971, Sens et puissance , Paris, PUF.

BEZILLE, H., 1995, " Le sujet de l'éducation et ses représentations: la figure de l'autodidacte " in Actes du Colloque AFIRSE - Le sujet de l'Éducation, Angers, Mai 1995.

BEZILLE, H., 1999, " Compétences et autodidaxie. Entre pratiques et représentations. ", in Questions de recherche en Education , INRP/Educations.

BOLTANSKI, L., 1978, " Les cadres autodidactes ", Actes de la recherche en sciences sociales, 1978, n°22.

BOUCHARD, P., 1996, " Les référents de l'autoformation dans les écrits nord-américains: une recension critique ", Sciences de l'Education, 39, pp. 131-152.

BOURDIEU, P., 1986, " L'illusion biographique ", Les Actes de la recherche en Sciences sociales, n°62-63.

BROMBERGER, C. 1998. (Coord.), Passions ordinaires, Paris, Bayard Editions.

CASPAR, P. 1996, " Pourquoi on a envie d'apprendre. L'autodidaxie ordinaire à Neuchatel " , in FRIJHOFF, W. et al, Histoire de l'Education : Autodidaxies XVI-XIXième siècle, pp.65-110.

COURTOIS, B., PINEAU, G.(Coords), 1992, La formation expérientielle des adultes., Paris, la documentation française

CHOMBART DE LAUWE M.J., 1984, " La représentation des catégories sociales dominées. Rôle social, intériorisations ", Bulletin de Psychologie , 37, pp.877-886.

De CERTEAU, M., 1980, L'invention du quotidien, Paris, 10/18.

DUMAZEDIER, J., LESELBAUM, N., 1993, " L'émergence d'un nouveau secteur des sciences de l'éducation: la sociologie de l'autoformation " Revue française de pédagogie, n°102, pp. 5-16.

DURAND,G., 1994, L'imaginaire, Paris, Hatier .

FOSSÉ-POLIAK, C., 1987, " Les autodidactes: problèmes et enjeux d'une définition ", Les cahiers de l'animation, n° 59, p. 51-68.

FOSSE-POLIAK, C., 1992, La vocation d'autodidacte. Paris, L'harmattan.

FRIJHOFF, W., 1996, " Autodidaxie, XVI-XIX: jalons pour construire un objet historique. in Autodidaxies XVIème-XIXième siècles ". Histoire de l'Education, numéro spécial, p.5-28.

KAES,R., 1973, " Quatre études sur la fantasmatique de la formation et le désir de former " in R.Kaes, D.Anzieu, L.V. Thomas, Fantasme et formation. Paris, Dunod.

KAES, R., 1984, " Le travail de la représentation et les fonctions de l'intermédiaire. Etudes psychanalytiques ", in C. Beslisles, et B. Schiele, Les savoirs dans les pratiques quotidiennes, Lyon CNRS, pp.373-396.

LALIVE D'EPINAY,C., 1983, " La vie quotidienne: essai de construction d'un concept sociologique et anthropologique ", Cahiers internationaux de sociologie, LXXIV.

LE MEUR, G. " Quelle formation par l'autodidaxie? ", Revue Française de pédagogie, n° 102, Jan-fév-mars 1993, pp. 35-43.

LE MEUR, G., 1998, Les nouveaux autodidactes: néo-autodidaxie et formation, Chronique sociale, Les presses de l'Université de Laval.

MARION, S., 1993, L'école de la vie ou la France autodidacte, Lattès.

MOSCOVICI, S., 1961, La psychanalyse, son image, son public, Paris, PUF.

MOSCOVICI, S., 1981, L'âge des foules, Paris, Fayard.

MUXEL-DOUAIRE, A., 1985, " Des passions de jeunesse en marge de l'école: les pratiques d'autoformation ", Education permanente, n°78-79, pp.59-73.

PENEFF, J., 1986, " Une biographie d'inventeur, Clément Ader ", Actes de la recherche en Sciences sociales, n°62-63, pp. 62-69.

PENEFF, J., 1990, La méthode biographique, Paris, Armand Colin.

THEIL, J.P., 1989, " L'autodidaxie comme type d'apprentissage expérientiel ", Education permanente, n°100-101, pp.31-37.

TREMBLAY,N., 1986, Apprendre en situation d'autodidaxie, Presses universitaires de Montréal.

TREMBLAY, N., 1996, " Quatre compétences-clés pour l'autoformation ", Les sciences de l'Education, n°39, pp.153-176.

VERRIER, C., 1999, Autodidaxie et autodidactes, Paris, Anthropos.


(1) BEZILLE, H., 1997, "Le projet professionnel en milieu carcéral. Logique d'orientation et contexte institutionnel". Pratiques psychologiques, n°1, pp.85-96

(2) Avec lesquelles j'entretiens une familiarité liée à ma formation initiale de psychologue clinicienne, et à une expérience de recherche en psychosociologie clinique.

(3) En particulier les travaux du Laboratoire de Psychologie sociale de l'EHESS de Paris (Direction Serge Moscovici), Laboratoire dans le cadre duquel j'ai fait ma thèse de Doctorat

(4) Selon une définition très générale, la représentation consiste à rendre présent ce qui est absent. La représentation relève de l'univers du spectacle et de la mise en scène. La métaphore a ici tout son sens. La scène du théâtre fait partie de ces espaces intermédiaires chers à Winnicott au sein desquels il est possible, par le jeu, par la mise en récit, la mise en intrigue (Ricoeur), de donner forme aux émotions, de leur donner un sens, de les cadrer. On retrouve cette idée à propos du rôle des représentations sociales.

D'un point de vue anthropologique, les représentations sont des systèmes d'idée, de pensée, d'interprétations, de croyances, d'explications, de "savoirs", de "visions du monde". Les représentations sociales sont au coeur des processus de symbolisation. La société propose à travers les représentations sociales une mise en sens (les origines de la vie, la fin du monde, la différence sexuelle), une mise en ordre, une mise en scène (Kaes).

(5) Cette tendance à la faire passer pour réel ce qui est de l'ordre de la représentation est également décrite par Alain Giami à propos des représentations du handicap. Dans une recherche menée par l'auteur, le handicap dont parlent les professionnels comme d'une réalité objective est déjà une construction sociale (GIAMI, A. "Du handicap comme objet dans l'étude des représentations du handicap". Sciences sociales et santé, VOL XII, N°1, MARS 1994, pp.31-60.).

(6) Pour une présentation des écrits sur lesquels s'appuie cette analyse, se reporter à Bezille 1995 et 1999.

(7) " Nés pour diriger ", Le Nouvel Observateur n°1580, du 16 au 22 Février 1995, p.10

(8) BOURDIEU, P., Le sens pratique, ed. minuit, 1990, p.91.

(9) Il convient bien sûr de ne pas généraliser. Une passion peut être portée par le milieu familial. On pense ici aux cas où la culture professionnelle propre à un milieu familial (musiciens etc…) contribue à la mise en forme des vocations. Une analyse fine de récit de formation montre cependant que, au-delà de ce qu'on appelle un peu hâtivement l'héritage familial, la formation par imprégnation culturelle, mimétisme, observation, peut être un tremplin vers l'auto--apprentissage, vers la formation expérientielle au sens ou Bernadette Courtois utilise ce terme: une formation par contacte direct avec une situation de vie mais réfléchie. La transition c'est dans ce cas " partir de l'imprégnation pour en faire autre chose " (COURTOIS 1992). L'une est le prolongement de l'autre.

(10) ce que l'on nomme " autodidaxie volontaire " est en fait l'alliage d'une autodidaxie ouverte aux opportunités à un projet qui lui porte la marque d'une volonté.