Séminaire de formation, janvier 2001


Autodidaxie et/ou Néo-Autodidaxie
Georges Le Meur

Le concept d'autodidaxie se confond fréquemment avec la réussite socioprofessionnelle de personnes qui ne devaient "normalement" pas s'élever dans la hiérarchie sociale. Nos rencontres de terrain et nos lectures établissent que l'on peut apprendre de manière indépendante et sans souci de promotion. Les nouvelles potentialités et les souhaits d'autonomie autorisent, encore plus qu'autrefois, des cursus de formation dans l'agir quotidien. Après observation d'éléments factuels nous déduisons qu'existent des démarches de formation existentielles et/ou cognitives que le sujet pilote intégralement lui-même. Ces désirs de liberté totale dans la conduite des apprentissages témoignent de la nécessité de changements de comportements des institutions éducatives. Ainsi elles peuvent fournir une logistique d'accompagnement des formations propice au développement de la personne et des organisations.

L'autodidaxie des siècles passés, même si elle n'a pas entièrement disparu, laisse place à des formules plus modernes dans les. modes. de formation et nous parlerons de néoautodidaxie. Celle-ci, a-contrario des modèles traditionnels, favorise davantage l'autonomisation des personnes qui veulent se former et non être formées. De nos jours la néoautodidaxie conserve à l'apprenant tous les contrôles sur toutes les phases de sa formation. Les appels renouvelés, des sujets que nous étudions, à des experts confirment que des aides diverses leur sont souvent indispensables et qu'elles sont souhaitées.

Les formateurs ne peuvent pas se situer en marge de ce phénomène social. Leur rôle d'aide et de conseil à ces sujets sociaux très motivés devient essentiel. Leur action consiste à encourager les démarches et à concourir à leur succès sans pour autant imposer exclusivement leurs vues et/ou celles des organisations de formation. Il ne suffit pas qu'elles s'obstinent à annoncer leurs souhaits d'autonornisation des formés. Il faut qu'elles mettent réellement en oeuvre la venue du sujet social apprenant.

L'autodidaxie du passé

Au 19ème siècle et au cours de la première partie du 20ème siècle il apparaît que l'autodidaxie s'explique majoritairement par son rapport aux pouvoirs de l'école en général. L'autodidacte du passé manifeste un respect fort à l'égard de l'institution éducative. Il recherche certainement à s'approprier par des voies non scolaires, le capital culturel qui semble lui faire défaut. L'acquisition de ce capital scolaire déficient constitue le moteur de ses efforts éducatifs.

Si l'on observe les autodidactes "emblématiques" nous voyons qu'habituellement ils appartiennent à la classe dominée et étudient dans les domaines généraux hors de leurs champs professionnels. Bien que les cas de promotion sociale correspondent souvent à des comportements autodidactiques il apparaît que "dans la sphère du travail productif à la manufacture ... l'autodidacte n'avait pas sa place" (1)1. Ainsi à cette époque bien peu de sujets seront des autodidactes dans leur métier de base. En effet celui-ci s'apprend avec un maître qui dispense des techniques relativement figées. Ainsi il apparaît, pour nous, que la lutte contre l'obsolescence des savoirs professionnels n'appartient pas au monde des anciens autodidactes. L'autodidacte étant celui qui "apprend sans maître" se positionne bien en "opposition à l'institutionnalisation de l'école en faveur des enfants de la classe dominantes" (2)2. Il gère seul toutes les phases de ses apprentissages. Notons le caractère solitaire de ce type de formation.

L'industrialisation des procès de production transformera les qualifications professionnelles en réalisation de tâches très simples et uniques pour chaque opérateur. Les apprentissages professionnels se verront de fait soumis à l'adaptation immédiate à une manipulation rudimentaire. Cette nouvelle donne économique éloigne le travail et l'ouvrier spécialisé des acquisitions de connaissances au profit d'un savoir opérationnel élémentaire. Les savoirs complexes de niveau supérieur seront autonomisés par rapport aux temps et lieux de production : des espaces institués spécifiques seront créés pour les apprentissages.

Aussi, dans ses faibles temps libérés, isolé voire reclus, l'autodidacte se risque à une certaine émancipation socioculturelle. En effet il a constaté que le système scolaire "maintient l'ordre préexistant c'est-à-dire l'écart entre les élèves dotés de quantités inégales de capital culturels'' (3)3 et reste encore l'apanage des classes bourgeoises. Aussi comme il l'a peu fréquenté il doit souvent commencer par les apprentissages des savoirs dits fondamentaux ou par leur perfectionnement. De ce fait ses choix se révéleront très réduits et peu fréquemment en adéquation avec ses désirs. A cette époque les ressources éducatives ne foisonnent pas, les livres coûtent chers, les bibliothèques sont souvent peu accessibles. Il apparaît que la lecture constitue un élément premier de cette ancienne autodidaxie. Les temps importants consacrés à ces études ascétiques illustrent les grandes difficultés dans les acquisitions et montrent aussi les carences méthodologiques inhérentes à l'absence de scolarisation.

Bien que le système scolaire "par toute une série d'opérations de sélection sépare les détenteurs de capital culturel hérité de ceux qui en sont dépourvus'' (4)4 l'autodidaxie du passé produira cependant quelques cas de promotion sociale et culturelle. Nous connaissons un certain nombre de militants socio-culturels, socio-politiques, d'écrivains et de dirigeants autodidactes de la première partie du 20ème siècle. Citons par exemple Agricole Perdiguier, Mr Godin, H. Poulaille, B. Cacérès ... Mais aujourd'hui la " société moderne offre une gamme de choix très variée, que ce soit dans la science, dans l'art et la littérature, dans le droit, dans les techniques ou dans les industries (5)5 et soutient de fait l'évolution de la formation permanente vers la néo-autodidaxie.

La néo-autodidaxie

Les institutions envahissent l'existence des individus, cependant c'est "par des voies étrangères aux institutions à but éducatif que l'adulte [...] acquiert l'essentiel de ses connaissances, de ses savoirs et de ses savoir-faire" (6)6. Pourtant, conquête de l'autonomie de l'apprentissage, la néoautodidaxie constitue un Phénomène social porté par la société postindustrielle qui produit de nombreux média et sources de savoirs. Cette néoautodidaxie se révèle être un mode de travail pédagogique et d'apprentissage existentiel, expérientiel ou cognitif dans lequel le sujet social apprenant maintient toutes les responsabilités sur sa formation. Il dispose du contrôle pédagogique car les ressources existent et peuvent être disponibles ; il dispose du contrôle psychologique car l'allongement de la scolarité et les évolutions culturelles l'y ont préparé ; il dispose du contrôle social car son habitus clarifié l'amène à connaître l'espace des possibles éducatifs. En effet, la scolarisation apporte un "capital culturel" qui modifie les structures mentales originelles et conduit à une évolution de l'habitus de la sous-classe d'origine. La formation initiale se trouve aujourd'hui encore plus valorisée et permet de nouvelles formes autodidactiques. Toutefois, l'omniprésence et les carences des institutions provoquent des méfiances qui produisent de nouvelles formes d'apprentissage dans tous les espaces-temps de la vie quotidienne.

La néoautodidaxie instaure une démarche formative et/ou éducative non soumise à un tiers. L'acteur social exclut l'idée d'une institution dominatrice mais se réserve les possibilités d'en tirer parti pour des projets particuliers. Le corollaire c'est que la néoautodidaxie qui vise l'autonomisation, utilise majoritairement l'autonomie de la personne (7)7. Ce constat nous amène à questionner les formateurs quant à l'exercice de leur pouvoir symbolique implicitement favorable aux finalités des institutions.

Les opportunités interviennent de façon non négligeable, cependant dans la néoautodidaxie. Il s'agit le plus souvent d'opérations intentionnelles qui excluent le hasard. Ce sont en général des questionnements sur des situations de la vie quotidienne qui incitent à des processus puis à des démarches de néoautodidaxie. L'action conduit à des interrogations d'où découlent des recherches documentaires et des découvertes de savoirs qui sont réutilisés dans d'autres opérations. Celles-ci amènent de nouveaux problèmes avec de nouvelles questions et de nouvelles recherches. Ce mouvement dialectique de l'acte à la pensée et l'inverse, interroge les pédagogies qui proposent souvent des apprentissages hors des situations vécues et privilégient l'approche déductive.

Au contraire du passé nous vérifions que la néoautodidaxie se développe aussi sur les temps et lieux de travail, aide à la maintenance des savoirs, peut prévenir les obsolescences et induire des promotions socio-professionnelles.

Le marché de la formation du monde contemporain suscite l'apparition de structures à connotations néoautodidactiques qui proposent des aides à l'apprenant. Toutefois, bien que l'appel aux compétences des professionnels de la formation semble en croissance, dans la néoautodidaxie les médiateurs se recrutent essentiellement dans d'autres contextes. Les environnements socio-culturel, économique, professionnel et/ou affectif fournissent la majorité des ressources éducatives. Leur investigation et la recherche de l'expert constituent des activités originales de la démarche. Ainsi, bien qu'en apparence individuelle, la néoautodidaxie, nous l'avons vu, dans certaines circonstances, devient collective. Elle se manifeste dans des équipes spécifiques de travail, dans des formes associatives, dans des apprentissages par problèmes. La validation ressortit aux résultats des actions et à la qualité de l'usage de ceux-ci dans la vie quotidienne. Les garanties académiques ne sont valorisées que dans certains cas.

Les nouveaux autodidactes

La double attitude de l'apprenant, "enseignant et enseigné", perdure dans la néoautodidaxie. il s'agit d'une situation dans laquelle le sujet social contrôle tous les aspects de sa formation. Les diverses tentatives de définitions de l'autoformation qui veulent couvrir un grand espace social, se heurtent à cette forte évidence. Elles induisent qu'en réalité il y a presque toujours des dépendances c'est-à-dire des demandes d'autorisation à des tiers, cela signifie pour nous, absence d'autoformation.

Nous soutenons bien sûr les recherches sur les nouvelles pratiques pédagogiques qui apparaissent dans les institutions ou dans d'autres lieux. Néanmoins il s'agit en général de formations ordonnées par des acteurs sociaux extérieurs aux sujets apprenants. Les temps, lieux, contenus, méthodes sont souvent fortement "suggérés" sinon imposés par des commanditaires. Aussi nous nous étonnons de cet acharnement à vouloir les typologiser dans un espace prétendu d'autoformation. En fait celle-ci se situe sur un vaste marché où le préfixe auto sert d'alibi à des pouvoirs parfois occultes qui génèrent des désillusions chez les "usagers". Peut-être, prisonniers de leurs "vues désirantes", les chercheurs se positionnent dans l'injonction paradoxale qu'ils attribuent en général aux décideurs qui prescrivent : "autoforme-toi" ! Clarifier la posture du chercheur prend ici une signification forte et, des réflexions sur les contextes socio-politiques, socio-économiques et socio-culturels s'avèrent premières.

On l'a vu, les apprentissages, devenus nécessaires pour mener rationnellement l'économie, sont souvent autonomisés par rapport au procès de production. Toutefois cette scolarisation systématisée modifie sensiblement les comportements des sujets sociaux dans leur formation. Ils ont intégré que "les examens, les concours... et les titres ... présentent comme des garanties de compétence technique, des certificats de compétence sociale'' (8)8 qui les incitent à organiser eux-mêmes les apprentissages qu'ils souhaitent dans les secteurs qu'ils choisissent. Après avoir fréquenté plus ou moins longuement les écoles, qui enseignent davantage le passé que l'avenir, les néo-autodidactes s'y réfèrent, peuvent leur faire appel, mais généralement s'en émancipent. En effet le surcroît d'institutions suscite des mises à distance critiques de celles-ci.

S'il souhaite se situer sur un marché spécifique, le néo-autodidacte se doit de percevoir la nature du capital (scolaire, politique, culturel, économique) qu'il lui faut acquérir et tenir compte des règles implicites du milieu de référence. Avec une certaine individualisation, voire un certain individualisme, il coopère avec les institutions détentrices de ces capitaux ou il s'y oppose. S'il aspire à certains types de savoirs, par stratégie, pour les découvrir, il collabore parfois avec une sous-classe sociale, par exemple celle des ingénieurs diplômés de telle école. Ceci ne signifie pas qu'il souhaite obligatoirement embrasser le statut de membre de cette sous-classe. Ceci signifie quelquefois que l'accès à cet espace des possibles éducatifs se révèle important pour la poursuite d'une démarche de formation plus globale.

Disposant des pré-requis intellectuels, disons possédant le capital scolaire indispensable, le néo-autodidacte se transforme en un sujet social apprenant à part entière en relativisant les capacités des institutions de formation. Toutefois, il garde le pouvoir pour s'en servir s'il les juge efficientes. Il perçoit les évolutions des savoirs et des connaissances dans les aspects professionnels ou socio-culturels et comme tout un chacun il craint les obsolescences dans tous les champs sociaux. Celles-ci sont plus dévastatrices qu'autrefois. Aussi, il utilise les ressources éducatives des multiples environnements. La quête d'experts et de ressources efficientes stimule ainsi l'entrée des neo-autodidactes dans les institutions de formation qui en sont détentrices. Cette quête encourage aussi leurs nombreuses interrogations des banques de données. De nos jours les hauts niveaux scolaires des jeunes salariés, la présence de spécialistes divers et les nouvelles technologies favorisent cette néo-autodidaxie sur les lieux de production et elle bénéficie ainsi de véritables réseaux d'échanges de savoirs professionnels. Elle se manifeste plus particulièrement dans les apprentissages par problèmes, ce qui existait peu autrefois. Nous savons que les ressources éducatives se développent à très grande vitesse et font l'objet de promotions-ventes de grande envergure, elles deviennent ainsi utilisables par une partie non négligeable d'individus. Les forces conservatrices s'appliquent à freiner ce phénomène mais un "processus civilisateur" contribue à l'apparition de nouvelles pratiques socio-éducatives.

Si d'une façon générale "la réussite sociale ... dépend... d'un acte de nomination initial ... d'une institution éducatives" (9)9 les notions de compétence et d'employabilité semblent supplanter fortement les titres scolaires institués qui, pour le néo-autodidacte et la société économique, se dévalorisent. Une lutte pour la reconnaissance socio-professionnelle devient aussi une caractéristique des comportements des néo-autodidactes qui, pour mettre en oeuvre une démarche de formation, ne sollicitent pas un agrément préalable aux institutions. Celui-ci paraît généralement nécessaire pour les sujets qui prétendent s'autoformer dans une organisation, par exemple par individualisation des formations.

Petite synthèse

Ayant en général clarifié son habitus le néo-autodidacte sélectionne les contenus de ses apprentissages en fonction de critères conjoncturels. Il recourt systématiquement à des experts des disciplines qui l'intéressent. Il développe dans l'action une praxis permanente qui l'entraîne parfois dans les frontières de la praxéologie. Ceci nous amène à constater chez le néo-autodidacte la prégnance d'un mode de travail pédagogique collectif impensable autrefois. Il acquiert, grâce entre-autre à une scolarisation prolongée, des méthodes de travail intellectuel. Celles-ci le positionnent dans un entraînement mental (10)10 quasi continu qui lui permet de "tolérer l'incertitude" (11)11 dans les apprentissages et de saisir les opportunités. Le développement du temps libéré par les réductions des temps contraints accompagne fortement le nouvel autodidacte dans son autoformation permanente.


1 - J. Guigou, L'autonomisation des apprentissages dans la société capitalisée, 5e colloque européen sur l'autoformation, Université ouverte Barcelone & Université de Nantes 1999.

2 - J. Guigou, L'autonomisation des apprentissages dans la société capitalisée, 5e colloque européen sur l'autoformation, Université ouverte Barcelone & Université de Nantes 1999.

3 - P. Bourdieu, Raisons pratiques, Seuil, Paris, 1994. p.40.

4 - P. Bourdieu, Raisons pratiques, Seuil, Paris, 1994. p.40.

5 - F. Khosrokhavar & 0. Roy, Comment sortir d'une révolution religieuse, Paris, Seuil, 1999, p. 111.

6 - P. Lengrand, Structures d'apprentissage dans les pays de l'Europe occidentale, Internationl review of education, vol 28 no2, 1982.

7 - C. Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975.

8 - P. Bourdieu, Raisons pratiques, Seuil, Paris, 1994. p.42.

9 - P. Bourdieu, Raisons Pratiques, Paris, Seuil, 1994, p.42.

10 - J. Dumazedier, La Méthode d'Entraînement Mental, Lyon, Voies Livres.

11 - N. Tremblay, Quatre compétences-clés pour l'autoformation, Les Sciences de l'Education pour l'Ere Nouvelle, N° 1-2, 1996.