Pistes proposées par

« Autodidaxie et autodidactes, l’infini des possibles »

de Christian Verrier, 1999

 

 

1°) Il semblait nécessaire de se livrer à un repérage – en un travail pouvant être qualifié d’approche socio-historique et linguistique – de l’évolution des termes « autodidaxie » et « autodidacte » depuis leur apparition aux alentours de 1580. Cette étude, qui montrait des évolutions de l’acception des termes au fil du temps, demanderait à être reprise et approfondie. Je pensais qu’une attention soutenue apportée aux variations des sens qui leur étaient donnés depuis quatre siècles permettrait d’évaluer avec plus de finesse l’importance de l’apprentissage indépendant au cours du temps, de lui restituer une épaisseur évolutive et ainsi d’évaluer la façon dont l’autodidaxie et les autodidactes étaient perçus, appréciés, valorisés ou dévalorisés, voire encouragés par des époques différentes, ce qui autoriserait une partielle reconstruction historique d’un objet n’ayant guère produit d’archives. Cela permettait aussi de constater de sérieux changements, par exemple par rapport à l’époque où on considérait l’autodidaxie comme une sorte de don, relevant de l’inné.

 

2°) En une sorte de synthèse actualisée de ces différentes définitions de l’autodidaxie, j’ai essayé de proposer la mienne, en deux temps, dont le premier était  : « L’autodidaxie est un auto-apprentissage volontaire – quel que soit le niveau scolaire antérieur de l’apprenant – s’effectuant hors de tout cadre hétéroformateur, en ayant éventuellement recours à une personne-ressource ».

Bien que cette autodidaxie puisse entretenir avec l’imprégnation et l’expérietntiel des liens importants, j’ai insisté sur le facteurs volontaires, intentionnels. Selon moi, la personne apprenant en situation d’autodidaxie n’apprend pas au « hasard », elle est porteuse d’un projet d’apprentissage, qui peut être plus ou moins affirmé, plus ou moins global ou spécifique, et elle en arrive à planifier sa progression en fonction de l’affirmation progressive de ce projet, réalisant ainsi ses aspirations répondant à ses centres d’intérêts, et c’est ce chemin non rectiligne, faits aussi d’opportunités, qui la conduit à élaborer et renforcer son projet. Je craignais de trop diluer l’autodidaxie, j’avais besoin de la circonscrire pour mieux la saisir. A mon sens, si l’autodidaxie a affaire avec l’imprégnation, avec la dimension expérientielle fortuite, elle est autre chose que cette imprégnation et cet expérientiel.

 

3°) Sur cette base, j’ai ensuite tenté de montrer que, très probablement, il n’existe plus d’autodidactes – sauf cas rarissimes toujours possibles -  faits d’une seule pièce d’autodidaxie, compte tenu du développement depuis maintenant plus d’un siècle d’un système scolaire obligatoire et très structuré. L’autodidaxie « totale »  m’apparaissait impossible de nos jours en Occident.

J’ai délivré alors une seconde définition, complémentaire de la première. En réalité,  nous serions en présence d’innombrables et fréquentes « phases » d’autodidaxie chez chacune et chacun d’entre nous, qui viennent s’intercaler entre des périodes hétéroformatives. D’où une sorte de paradoxe : si l’autodidacte « pour la vie » n’existe plus – et peut-être n’en a-t-il jamais été ainsi -, l’autodidaxie quant à elle serait  omniprésente, et elle s’exprimerait de plus en plus « transitionnellement ». Toute existence apprenante serait désormais constituée de périodes hétéroformatives et autodidactiques enchevêtrées, se succédant et évoluant les unes en fonction des autres. En somme, nous serions tous plus ou moins des autodidactes transitoires, pour des périodes données. L’autodidacte « complet » est devenu introuvable. Ce qu’il s’agirait en fait d’étudier prioritairement, c’est surtout cette articulation entre autodidaxie et hétérodidaxie.

 

5°) Aussi, nous sommes tous des autodidactes pour des périodes particulières et des objets particuliers, et cela quelle que soit notre situation dans le champ social, que nous appartenions aux classes dominées ou dominantes, que nous pratiquions momentanément une autodidaxie prolétarienne-illégitime ou aristocratique-légitime. Par voie de conséquence, cette autodidaxie transitionnelle prendrait un caractère quasi universel et concernerait potentiellement tous les champs du savoir.

 

6°) Par ses vertus de reproduction de ce qui existe, par ses capacités créatives ainsi que par son aptitude à l’invention, l’autodidaxie serait depuis toujours une caractéristique anthropologique majeure du développement humain. J’ai supposé que c’est parfois par l’autodidaxie que le savoir parvient à trouver une dynamique que les protocoles institués de recherche et de découverte reconnus et valorisés par l’organisation sociale ne parviennent pas toujours à insuffler.

 

7°) Contrairement à ce qui est estimé habituellement, c’est-à-dire que l’autodidaxie est le résultat d’un manque d’école – individuel ou collectif – j’ai avancé l’hypothèse qu’elle est bien plutôt aujourd’hui, souvent, le produit, d’une école qui s’est généralisée, par laquelle passent ceux qu’on nommera transitoirement autodidactes. Ceci à la fois parce que l’école fournit des bases essentielles sur lesquelles peut s’appuyer l’autodidaxie future du sujet, mais aussi parce qu’elle produit inévitablement des manques, des lacunes, des insatisfactions, voire des rejets forts.

 

8°) J’ai essayé de montrer l’impact des images mentales produites sur l’autodidaxie et les autodidactes. Il s’agissait de considérer l’imaginaire. Les images imbriquées du Phénix, du héros, du naufragé, de Robinson Crusoé, de l’Ile, de Prométhée, des enfants-loups, du combat, de l’appétit et du temps, etc, permettent de découvrir quels sont les thèmes métaphoriques, poétiques, mythiques, imaginaires, qui sont le plus souvent accolés à l’autodidaxie. Autodidaxie et autodidactes se révèlent comme une surface de projection idéale pour une société doutant de ses structures enseignantes et de son pouvoir d’auto-création continuel sans lequel elle se trouve soumise à une reproduction sclérosante et stérile d’elle-même.

 

9°) La prise en compte d’une autodidaxie vue comme phénomène d’acculturation majeure, participe d’une reconsidération de ce qu’est aujourd’hui la composition de savoir en circulation dans toutes les sphères de la société, profanes ou savantes. J’ai émis l’hypothèse d’un processus circulaire que provoque à la fois la scolarisation de l’autodidaxie et l’autodidactisation des retombées de la scolarité.