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Les fondements cachés de la théorie économique
La science économique à l'épreuve des sciences sociales
Jean-Louis Carriéras

  • Cet ouvrage sur les théories économiques et sociales constitue une invitation à l'interdisciplinarité. Cette orientation le situe au confluent entre la science économique et les sciences sociales.
  • La démarche consiste à confronter les postulats et les hypothèses de la science économique à ceux qui sont retenus dans d'autres sciences sociales, comme la sociologie, l'anthropologie, l'ethnologie, la psychologie ou l'histoire. Une telle confrontation révèle que les économistes méconnaissent le rôle de l'imitation dans les comportements individuels (influences interpersonnelles), ainsi que la nature " collective " des phénomènes économiques (phénomènes de foules, interprétation erronée des acteurs, comportements non rationnels). Toutefois, cette méconnaissance semble être la condition d'une certaine efficacité (émergence d'un ordre).
  • L'ouvrage s'efforce ainsi de mettre au jour les fondements cachés de la théorie économique. Les conceptions économiques des théologiens du Moyen Age et des auteurs libéraux modernes constituent la base de réflexion de ce travail.

Jean-Louis Corriéras est docteur d'état ès sciences économiques et habilité à diriger des recherches. Il est maître de conférence en sciences économiques à l'Université Jean Monnet de Saint-Etienne (Département Gestion des Entreprises et Administrations de l'IUT) et chercheur au CREUSET (Centre de Recherches Economiques de l'Université de Saint-Etienne).

L'Harmattan, Paris, 1998, 288 p.

Remarques. Cet essai applique aux conceptions économiques les principes de gestion de la violence par l'hypothèse mimétique (triangle du désir) et par l'hypothèse sacrificiel, mis en évidence par René Girard, pour unifier ces conceptions en s'appuyant également sur la notion de complexité. En effet, l'approche libérale considère que c'est la rareté des biens en soi qui est source de violence alors que c'est le désir de l'Autre qui provoque cette rareté (concentration des désirs sur les mêmes objets).

Extraits.

p.10 : L'ambition de scientificiser l'économie sur le modèle de la physique a conduit les économistes libéraux à ne pas prendre en compte sa nature sociale , c'est-à-dire ses dimensions à la fois humaine [les rapports humains ne peuvent se réduire à des relations hommes-chose] et historique [contexte socio-historique lié au caractère changeant des sociétés].

p.16 : Et si la théorie économique avait pour fonction de gérer un " désordre " social ? Dans cette optique, sa fonction première ne serait pas l'élaboration d'une connaissance scientifique mais la gestion d'un désordre [répartition des biens).

p.38 : Selon Mandeville [La Fable des abeilles, 1705], les comportements spontanés des individus ne sont pas vertueux. C'est uniquement la vanité qui conduit à respecter la morale. C'est le désir d'être approuvé par les autres qui conduit à bien agir. .. c'est la recherche de l'intérêt individuel qui guide les hommes dans toutes leurs actions. ... Le vice [orgueil, luxe, vanité, prodigalité, gourmandise] produit le bien. L'application de ce principe le conduit à affirmer que le poursuite de l'intérêt individuel dans le domaine économique est la seule cause du bien-être social et de la prospérité économique [la consommation tire la production, prospérité = augmentation de la richesse matérielle du plus grand nombre].

p.40 : Pour Jeremy Bentham, le seul critère rationnel sur lequel on peut se fonder pour définir le bien commun est le maximum de bonheur pour le plus grand nombre ... " celui qui a le plus de richesses a le plus de bonheur ".

Dans La richesse des Nations, Adam Smith écrit " Nous ne comptons pas sur la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger pour nous procurer nôtre dîner, mais sur l'attention qu'ils prêtent à leur propre intérêt. Nous faisons appel non pas à leur sentiment d'humanité, mais à leur amour d'eux-mêmes, et ne leur parlons pas de nos besoins, mais de leurs intérêts ".

p.104 : Pour les libéraux, la poursuite de l'intérêt individuel constitue une violence permettant de gérer la violence potentielle liée à la rareté des biens...

Nous allons montrer que l'extériorisation de la poursuite de l'intérêt individuel (nature humaine) chez les libéraux, s'accompagne d'une extériorisation de la totalité sociale. Précédemment, nous avons relevé que la gestion du désordre reposait sur la poursuite de l'intérêt individuel et que cette dernière était censée produire une situation d'ordre spontané ... caractérisée par la prospérité économique.[stimulation de la production par la demande] ... [Mais] l'ordre ne peut être imposé par la loi. Dès lors, qu'est-ce qui garantit que l'ordre émergera plutôt que le désordre ?

Jean-Pierre Dupuy établit un lien entre l'économique et le religieux. Selon lui, les théories du contrat social apportent une première réponse à l'interrogation précédente. Chez Hobbes, qui publie son Léviathan en 1651, les individus de l'état de nature [guerre de tous contre tous] sont incapables d'obtenir la paix civile par eux-mêmes. La solution est que tous participent à la création d'un homme artificiel, Le Léviathan, c'est-à-dire le Souverain absolu [pouvoir transcendant, extérieur].

On retrouve la même figure dans l'autre grande théorie du contrat social, celle de Rousseau [gouvernement du peuple par le peuple sans médiation aucune]. Mais Rousseau, en faisant de la Loi " l'expression de la Volonté Générale ", perçoit parallèlement la nécessité de " mettre la loi au-dessus de l'homme " au même titre que les lois de la Nature. Pour être respectée, la Loi doit apparaître aux hommes comme extérieure, alors même que ce sont les hommes qui font les lois.

p.109 : Selon Jean-Pierre Dupuy, on retrouve également cette figure paradoxale dans la théorie de l'équilibre économique général qui constitue encore de nos jours le fondement de l'enseignement "économique et de la recherche dans la plupart des pays occidentaux. Dans la théorie néo-classique de l'équilibre général de Walras et Pareto, on considère que des individus isolés et indépendants, cherchant à satisfaire leurs seuls intérêts privés, communiquant uniquement par l'intermédiaire des prix du marché. ... Tout écart entre l'offre et la demande provoquerait une variation du prix permettant de revenir à l'équilibre.

Du point de vue du commissaire-priseur, c'est-à-dire de l'observateur extérieur, les prix sont endogènes puisqu'ils sont déterminés par la confrontation des offres et des demandes globales. Mais si on se place au niveau des acteurs économiques, producteurs et consommateurs, les prix sont considérés comme exogènes. ... On affirme que les prix s'imposent aux acteurs alors que l'observateur extérieur voit bien que chacun contribue par son offre ou par sa demande, à la formation des prix. ... Tout se passe comme si les prix étaient fonction des prix.

p.149 : Finalement, nous retrouvons chez les économistes libéraux le même type d'interrogation que chez les philosophes du XVIIIe siècle qui réfléchissaient sur les notions de démocratie et de contrat social. Est-il possible de désacraliser le pouvoir ? Est-il possible de le restituer aux hommes en éliminant toute trace d'extériorité ? ... Ce pouvoir doit provenir du peuple et en même temps, pour être respecté, lui apparaître extérieur... Cela débouche généralement sur la production endogène d'une extériorité (Le Léviathan chez Hobbes, La Volonté Générale chez Rousseau) manifestant la difficulté d'extirper le religieux (l'extériorité) du politique.

Les économistes libéraux se trouvent en quelque sorte confrontés au même problème. Au fond, c'est la grande entreprise du monde moderne que de vouloir faire de l'individu un être libre et autonome, maître de sa destinée. Selon nous, c'est vers cet objectif que tend l'école libérale à partir du postulat d'autonomie de l'individu. Toutefois, il est très intéressant de remarquer que le postulat d'autonomie des individus est associé au postulat d'extériorité du social, du collectif, du marché... Comme le montre Walras, l'extériorisation des prix par les acteurs est indispensable au bon fonctionnement du marché (équilibre offre-demande) et à la réalisation de choix rationnels (autonomie des individus)... L'ordre spontané des libéraux est un système qui parvient à gérer la violence en ayant recours à une violence extériorisée ... produite par un mécanisme sacrificiel.

p.161 : La nature mimétique du dé "sir provoque la perte des différences. Ainsi, lorsque deux individus entrent en conflit pour un objet quelconque (un bien, une position sociale ou professionnelle, un être aimé, etc.), il devient rapidement impossible de les distinguer. Ils ont le même comportement : on dirait des doubles. ... Les protagonistes pourraient se rendre compte qu'ils sont des doubles (identité) puisqu'ils manifestent le même désir ... Si le désir est fondé sur l'imitation, les désirs vont converger vers les mêmes objets ... Toutefois, en leur for intérieur, ils sont convaincus qu'ils s'opposent pour la possession de l'objet (conflit objectal), source de différenciation, et non pour cette identité qui les exaspère (conflit mimétique).

p.187 : Théorie rigoureuse du partage du sujet entre le Moi et l'Autre. L'Autre est rival parce que modèle et modèle parce que rival [double]. C'est l'Autre qui fascine le Sujet bien avant tout désir d'Objet. Le Sujet désire l'Objet parce que l'Autre qu'il imite le possède ou le désire. C'est le désir de l'Autre que le Sujet imite.

p.188 : Les hommes ne désirent pas des objets de façon autonome (approche économique, théorie objectale du désir), ni parce qu'ils veulent être bien vus (approche sociologique, théorie des effets de signe). Comme l'affirme Jean-Pierre Dupuis : " Ils désirent les objets parce que ceux-ci sont possédés ou désirés par d'autres qui leur semblent jouir de ce à quoi ils aspirent le plus au monde : l'autonomie, c'est-à-dire la sortie de l'enfer mimétique où ils se trouvent plongés ".

p.190 : Pour les économistes libéraux, la compétition économique est le produit de la rareté des biens. Pour nous, la rareté est le produit de la convergence mimétique des désirs vers les mêmes biens. Le désir mimétique trouvant son origine dans des relations interpersonnelles, aucune quantité de biens, fut-elle très abondante, ne saurait satisfaire les individus.

p.195 : Dans l'exemple relatif à l'achat d'un bien coûteux, je suis également dans la logique de l'imitation. Ce que j'imite, cette fois-ci, c'est le comportement qui serait le mien si j'avais effectué le bon choix. Selon nous, le problème essentiel à résoudre est de déterminer d'où provient cette volonté de se prouver à soi-même qu'on a effectué le bon choix ... Si la décision de s'équiper est le résultat de l'influence d'un Autre qui sert de modèle, on peut comprendre que l'expérience présente [si elle est décevante] ait peu de poids dans la décision finale. Etant fasciné par mon modèle, supposé autonome, je considère que son avis est éclairé. Si je suis déçu par [mon choix], cela doit être de ma faute. Je ne sais peut-être pas apprécier [la situation] à [sa] juste valeur.

p.202 : En affirmant que l'individu est libre est autonome, elle [l'approche libérale] postule l'absence de décret divin orientant la conduite des individus. Mais en adoptant cette position, la doctrine libérale méconnaît le fait que Dieu, désormais, c'est les Autres. Elle ne perçoit pas que les individus se laisse guider par d'Autres-modèle supposés autonomes. Le sujet pense ainsi accéder lui-même à une forme d'autonomie. Cette croyance à l'autonomie est un leurre.

p.211 : Dans le domaine économique, il existe un moyen simple de satisfaire le désir de posséder ce que l'Autre possède, c'est d'acquérir un bien identique. Ainsi, il ne pourra pas y avoir de violence frontale pour la détention de l'objet, mais seulement une tendance à accumuler des biens identiques à ceux possédés par les Autres-modèle. La poursuite de l'intérêt individuel constitue un moyen de gérer la violence mimétique. . Elle satisfait le caractère imitatif et conflictuel du désir en orientant les individus vers cette " saine occupation " que constitue l'accumulation de richesses [tout au moins pour ceux qui ont suffisamment de moyens pécuniaires]. Cela nécessite seulement un développement de la production et de la consommation de masse.

p.236 : Selon l'hypothèse mimétique, les individus ne sont pas autonomes. Ils croient simplement à l'autonomie de ceux qui leur servent de modèles, ce qui les conduit à les imiter. Le phénomène de contagion, ainsi que l'ordre qui émerge, résultent de ces comportements mimétiques. Cela nécessite que les individus, d'une part, extériorisent la totalité économique (par exemple le prix de marché, [la main invisible]), et d'autre part, qu'ils imitent ceux qui leu servent de modèle, c'est-à-dire qu'ils croient au caractère autonome du désir de leurs modèles. Chacun imitant chacun (imitation réciproque), cela aboutit généralement à ce que la réalité qui émerge soit finalement celle que les individus avaient imaginée au départ [prophétie autoréalisatrice].. Ils extériorisent la totalité économique (ordre spontané) sans se rendre compte que ce sont eux qui la produisent à partir de leurs comportements mimétiques.

p.254 : Pour une théorie [l'approche libérale] qui est censée expliquer la réalité économique, nous voyons là une insuffisance scientifique notoire. A partir du moment où on perçoit que les individus interprètent de façon erronée la réalité (méconnaissance du mimétisme), une théorie qui soutient leur point de vue (croyance à l'autonomie du désir) ne peut que reproduire cette méconnaissance et fournir une approche faussée de la réalité.

p.265 : En définitive, nous estimons que les individus sont le jouet d'un certain déterminisme " social " (extériorité du marché, ordre spontané) et qu'ils jouissent en même temps d'un certain pouvoir de choix. Cette conception essaye de concilier déterminisme et autonomie. Dans la perspective mimétique, le pouvoir de choix de l'individu est bien réel puisqu'il peut prendre telle ou telle décision et puisqu'il peut choisir ses modèles (libre arbitre). Mais ce pouvoir de choix est limité car l'individu n'est pas autonome. Il est influencé par les Autres-modèle. La notion de prophétie autoréalisatrice illustre bien ce que peut produire cette conjonction étonnante entre déterminisme et autonomie. Les homme produisent la réalité qu'ils se sont représentée. Il ne faut donc pas verser du déterminisme vers le fatalisme, comme aurait tendance à le faire l'approche holiste [de certains sociologues]. Une autre représentation, issue d'un état différent des croyances ou des connaissances, ferait émerger une autre réalité. Toutefois, il ne faut pas non plus accorder au pouvoir de l'action des hommes une importance exagérée. Ce pouvoir est limité. La conception de Von Neumann nous semble ici éclairante. La société est un automate complexe. Elle intègre un système auto-organisateur qui gouverne l'ensemble. Ce sont bien les hommes qui " agissent " la société, la produisent, mais la société est beaucoup plus complexe que la somme de ses composantes. Elle est beaucoup plus qu'une simple agrégation de comportements individuels. Le système auto-organisateur qui gouverne la totalité [sociale] obéit à des règles immuables qu'il est impossible de boule verser par une action volontariste.

Sur ce dernier point, la position libérale nous semble plus pertinente que certaines " déclarations humanistes " contemporaines selon lesquelles il serait possible de gouverner le social et l'économique, de faire échec à la violence essentielle, de construire un monde sans violence (13). La violence étant de nature mimétique, c'est-à-dire humaine, on ne peut que la gérer, certainement pas la supprimer. Pour la gérer, il faudra forcément avoir recours à un mécanisme sacrificiel, c'est-à-dire à une autre violence. Et pour que cette dernière soit efficace, il faudra qu'elle soit perçue comme extérieure, comme " sacrée " (violence pure). L'ordre nécessite la présence d'un mécanisme sacrificiel et l'efficacité de ce dernier est conditionnée par l'interprétation erronée des individus [méconnaissance].

Les phénomènes économiques comme les phénomènes sociaux sont de nature sacrificielle et mimétique. Les hommes ne se rendent pas compte qu'ils auto-produisent l'extériorité qui leur est nécessaire pour parvenir à vivre ensemble. Nécessaire, car elle leur fait croire qu'il existe des règles sociales ou une loi de marché " transcendantes ", extérieures. Selon nous, s'il apparaît impossible d'extirper cet extériorité du politique ou de l'économique, c'est parce que ces derniers découlent du religieux, figure emblématique de cette extériorité.

Note (13) : Nous considérons qu'il existe aujourd'hui, notamment dans la classe politique, une trop forte tendance à croire qu'il serait possible par une action cohérente de maîtriser le social ou l'économique, de les gouverner. Cette idée est dangereuse, voire effrayante. Le totalitarisme n'a-t-il pas essayé de la mettre en pratique ? Il a utilisé l'arme du politique pour imposer sa conception de l'ordre ... Il est illusoire de croire que l'on puisse gouverner et maîtriser le social et l'économique. La société est un automate complexe.