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L'art de se persuader
des idées douteuses, fragiles ou fausses
Raymond
Boudon
- On peut persuader (et se persuader) d'idées
douteuses ou fausses par de mauvaises raisons ou par des théories
non valides, ou encore parce que " l'esprit est la dupe
du cur ".
- Un troisième cas de figure apparaît
comme négligé, malgré son importance, par
ceux - moralistes, sociologues, philosophes ou psychologues -
qui ont traité de l'art de (se) persuader. En effet, le
croyances fausses peuvent aussi provenir des arguments
les plus justes. Il suffit pour cela que se mêlent à
une argumentation fondée des a priori auxquels on
prend d'autant moins garde qu'ils peuvent plus facilement être
considérés comme allant de soi. Un Simmel a bien
vu que toute argumentation - y compris la plus scientifique -
comporte des propositions implicites qui peuvent en altérer
la nature et les conclusions. De sorte que le sujet connaissant
peut induire son public et s'induire lui-même en erreur
à partir de l'argumentation la plus irréprochable.
- Les dérapages de l'inférence
naturelle décrits par la psychologie cognitive suggèrent
que l'homme moderne ne raisonne pas de façon moins irrationnelle
et " magique " que le " primitif "
cher à l'anthropologie du début du siècle.
Or ces ratés de la pensée ordinaire peuvent être
interprétés comme l'effet d'une contamination de
l'argumentation par des énoncés implicites et inconscients.
- Mais la pensée scientifique n'a
aucune raison d'être immunisée contre ces interférences.
De ce fait, on peut montrer que bien des idées douteuses
proviennent de théories irréprochables et que, réciproquement,
les idées reçues les plus fragiles s'appuient souvent
sur une argumentation valide.
- Les exemples analysés ici sont empruntés
à diverses sciences humaines, mais la philosophie et la
sociologie des sciences modernes y occupent une palace de choix.
D'abord parce que ces disciplines sont aujourd'hui actives et
influentes, qu'elles abritent des théories solides et qu'elles
donnent une forte impression de convergence et de cumulativité.
Mais les conclusions relativistes qu'on en tire - et qui ont fini
par prendre la force d'un poncif - ne sont que le résultat
de ces effets de contamination de l'explicite par l'implicite.
Raymond Boudon, membre de l'Institut, est professeur de sociologie
à l'université de Paris-Sorbonne. On peut citer
parmi ses ouvrages essentiels, L'inégalité des
chances (1973), La logique du social (1979), La
place du désordre (1984), L'idéologie
(1986) ainsi que le Dictionnaire critique de la sociologie
(1982, en collaéboration avec François Bourricaud).
Points n°242 Seuil, Paris, 1990, 458 p.
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