Séminaire de formation, janvier 2001


Articulation des savoirs autodidactiques et académiques

Notre hypothèse sera que toute création artistique ou scientifique - et plus généralement intellectuelle - participant d'un savoir nouveau, procède pour partie de connaissances produites et acquises sur un registre autodidactique, cela même si elle se développe dans un contexte réputé " officiel ". L'académisme s'originerait ainsi en des savoirs produits sur le mode de l'autoditactisme, dont il serait partiellement dépendant, et par une circulation en boucle s'établissant dans l'ensemble des savoirs, le second serait à son tour dépendant du premier pour pouvoir à la fois exister et créer de la nouveauté, l'académisme ne pouvant sortir de son enfermement qu'en redevenant autodidactique.

Qu'est-ce qu'une articulation ?

Une articulation est une organisation en éléments distincts contribuant au fonctionnement d'un ensemble (dictionnaire Robert) comme ce peut être le cas pour l'articulation de masses architecturales par exemple.

L'articulation qui nous intéresse, c'est cette organisation des savoirs disponibles, qui forment l'ensemble-savoir produit par les hommes. Cet ensemble est constitué d'éléments qui ne sont pas absolument semblables, même s'ils font partie du même " savoir " global, et il est possible de les distinguer en éléments distincts. En observant attentivement, on constate que ces éléments sont souvent hétérogènes, difficilement assimilables, parfois contraires, profondément distants les uns des autres quelquefois. Savoirs " profanes " et savoirs " savants ", savoirs " officiels " et savoirs " clandestins ", savoirs " autorisés " et savoirs " interdits ", sont différents dans leurs contenus, également dans la façon dont ils ont été produits. Si leurs statuts ne sont pas absolument équivalents, ils n'en forment pas moins autant de parties d'un même ensemble. Il semble à première vue en aller ainsi pour ce qui est des deux savoirs particuliers qui nous occupent - savoirs autodidactiques et savoirs académiques - qui paraissent s'opposer sur de multiples plans. Si nous réfléchissons à la façon dont ils s'articulent, il faut dire plus en détail ce qu'ils sont respectivement. Mais demandons-nous tout d'abord ce qu'il faut entendre par " le savoir ".

Qu'est-ce que le savoir ?

Le savoir est également un ensemble de connaissances plus ou moins bien systématisées, acquises par une activité mentale suivie. On peut en déduire que le savoir, qu'il soit ou non académique, possède un certain " jeu " entre les différentes connaissances qui le composent, au sens où il peut y avoir du " jeu " entre les différentes pièces d'un mécanisme, dans l'assemblage des éléments d'un moteur. Dans cet assemblage de connaissances constituant le savoir, " plus ou moins bien " systématisées entre elles, on perçoit une part de flou, d'incertain, de dérèglements et dysfonctionnements potentiels, dans le cas où le " jeu " irait s'agrandissant, disjoignant peu à peu les connaissances, ou se réduisant, les rapprochant trop les unes des autres, au point que l'ensemble pourrait parfois ne plus fonctionner, soit par un éloignement - une ouverture - interdisant tout fonctionnement " en prise ", soit par un rapprochement trop prononcé - une fermeture - induisant un frottement bloquant (fermant) l'ensemble sur lui-même. Cette plus ou moins bonne systématisation des connaissances entre elles, jamais tout à fait satisfaisante et impeccablement réglée, autorise néanmoins le fonctionnement de l'ensemble.

Ce savoir est également le fruit d'une activité mentale suivie, qui permet l'avancée et la reconsidération de ce qui est jugé comme acquis. Mais si cette activité est inscrite dans la temporalité (" suivie "), parce qu'elle a besoin d'elle pour naître, mûrir, dépérir et renaître, cela ne signifie pas qu'elle soit linéaire, rectiligne, se développant selon une progression constamment égale. Il en va bien différemment dans la réalité, et tout observateur peut remarquer dans cette activité mentale suivie de nombreux moments d'accélération, de ralentissement, de stagnation, le savoir étant rarement immobile pour de très longues périodes. S'il s'immobilise, c'est que l'activité mentale en quelque sorte n'est plus suivie, mais qu'elle est ancrée dans ce qui est acquis. Toutefois cet ancrage est un appel au voyage. Se trame un élan vers l'aventure de la curiosité, qui fera qu'une nouvelle évolution adviendra tôt ou tard. L'activité mentale lorsqu'elle rompt avec son ancrage s'engouffre dans la brèche du " jeu " offert par l'approximation de la systématisation des connaissances, et produit une régénération des savoirs.

Partant d'une telle représentation dynamique, qu'en est-il maintenant du savoir autodidactique ?

Qu'est-ce qu'un savoir autodidactique ?

Les formes que peut prendre l'autodidaxie sont très diverses selon les époques, les lieux, les individus, les contextes sociaux et culturels. Par sa situation " hors institution ", imprécise et changeante, elle met souvent dans l'embarras nombre de spécialistes qui s'essaient à la définir et à l'étudier, et les représentations qu'elle suscite sont nombreuses. Toutefois, certains se sont essayés à la cerner (B. Cacérès, 1967 ; N. Tremblay, 1986 ; C. Fossé-Poliak, 1992 ; G. Le Meur, 1998) et ont tenté d'établir des classifications, des typologies. S'appuyant sur différents travaux, Hélène Bézille (1999) pense reconnaître trois types d'autodidaxies autodidaxies " réparatrice ", " initiatrice ", et " créatrice ". Nous ferons principalement référence à cette dernière, que nous avons nous-mêmes évoquée, avec d'autres mots, lorsque nous avons traité de l'autodidaxîe et de l'avancée du savoir ainsi que des divergences, imprévus et résistances autodidactiques (C. Verrier, 1999, pp. 201-214). Cette autodidaxie " créatrice " est " prise de risque plus ou moins calculée ", elle peut être celle " de l'artiste qui construit son oeuvre en transgressant les règles de l'art, pour, dans le meilleur des cas, faire figure d'avant garde ", et c'est également celle " du chercheur qui, non satisfait des modélisations que lui propose sa discipline, va explorer ailleurs, en autodidacte, sur d'autres territoires " (H. Bezille, 1999, p. 9). Ce n'est pas une autodidaxie de pure "acquisition", mais bien davantage une autodidaxie pouvant ouvrir des perpectives nouvelles tant dans le domaine de l'art que dans celui de la science et de la pensée en général. Elle ne renvoie pas prioritairement à la " réparation " culturelle, au comblement d'un manque initial et individuel, à l'inscription dans un cadre social et/ou militant prégnant, il s'agit plutôt de cette autodidaxie qui a pu être considérée comme " l'aristocratie de la culture ", souvent placée en contrepoint de l'autodidaxie " prolétarienne " considérée comme " l'orpheline de la culture " (Pineau, 1983, p. 58), étant entendu que la création et l'invention n'appartiennent à aucune classe ou catégorie sociale particulière. Curieusement, le fonctionnement de cette autodidaxie créatrice est assez rarement l'objet d'études attentives, et ses relations avec les savoirs académiques sont souvent négligées.

Précisons tout d'abord que les actes autodidactes " créateurs " peuvent l'être de différentes façons. Il y aurait dans un premier temps ceux qui sont constitués de ce qui est le " déjà là " des savoirs académiques. Dans ce cas, ils vont tenter d'adopter une forme reconnue, et ils peuvent même être dans une large mesure identiques à ceux qui sont habituellement délivrés par les institutions hétéroformatives les plus classiques. Les livres que lit " librement " l'autodidacte peuvent être les mêmes que ceux dont la lecture est prescrite par le professeur. Ici, même si l'autodidacte, entendu en son sens le plus radical - qui apprend " seul et sans maître " - ne disposera pas du guidage et de l'accompagnement d'un enseignant pour progresser dans son apprentissage, il arrivera fréquemment que le contenu auquel il se confrontera soit très proche de celui rencontré par l'apprenant traditionnellement " hétéroformé ", chacun se situant dans la catégorie académique du savoir. Toutefois, ces savoirs autodidactiues appris individuellement, s'ils sont " orthodoxes " quant à leurs contenus, peuvent ne pas l'être quant à la façon dont ils sont acquis, cette différence pouvant être source d'originalité.

Les apprentissage autodidactiques (passant traditionnellement par le livre bien sûr, mais aussi les autres médias disponibles) entrent en résonance avec les savoirs académiques selon différents degrés d'orthodoxie, parce qu'ils n'ont pas été passés au filtre de la parole professorale académique, ni évalués institutionnellement. Ils sont arrivés directement à l'autodidacte, qui les a " reconstruits " dans une relative solitude, et il est probable que l'approche autodidactique du savoir académique n'est pas tout à fait identique à l'approche classique. Ne serait-ce que par les lacunes qu'il peut contenir, par les agencements " autres " mis en place durant sa constitution, le savoir autodidactique diffère du savoir acquis académiquement. Il méconnaît ou ne connaît qu'approximativement les routines et principes du savoir académique, aussi les interprète-t-il, les envisage-t-il selon sa propre grille de lecture. De par sa structuration particulière, il peut s'installer en un positionnement décalé. N'ayant pas de modèles didactiques, avoir quant au savoir académique des interprétations, des modes de compréhension et d'explication différents, est pour l'autodidacte chose assez normale, et ce décalage peut produire une dissonance cognitive et culturelle inconsciente d'elle-même. Cette " capacité " peut quelquefois faire de l'autodidacte une sorte de réinventeur de sens. Non pas un sens préexistant qui serait à découvrir, mais un sens qu'il se créerait pour lui-même, pour son propre usage, sans doute non partageable immédiatement parce que construit sur des fondations essentiellement auto-référentes, contrairement à ce qui est la règle pour le sens se dégageant des savoirs académiques, qui se doivent d'être universellement partageables et signifiants. Ne serait-ce que par cette a-typicité, par ce " bricolage ", l'autodidacte centré sur les valeurs de l'académisme est partiellement, à ce niveau déjà, un créateur et un inventeur de formes autres. Cependant, il ne s'agit pas là à notre avis de créativité ou d'invention absolument marquantes. Parce qu'elles sont marquées par des principes, des règles, des théories préexistantes à l'auto-apprentissage (qu'il soit d'ordre scientifique, littéraire, technique, philosophique), elles demeurent des inventions assez courantes et mineures, qui ne sont pas susceptibles d'altérer le savoir en place.

Mais il arrive aussi que la progression autodidactique soit réellement créatrice dans le plein sens du terme, des individus isolés pouvant faire preuve de créativité et d'inventivité capables de rénover le savoir. La portée de l'apprentissage autodidactique franchit alors le seuil de la signification auto-référentielle, pour atteindre un horizon plus large, jusqu'à rénover et bouleverser quelquefois l'académisme en place. On a souvent évoqué de ce côté des cas célèbres d'autodidaxie - dans le domaine philosophique, scientifique ou artistique - forgeant des savoirs, des pensées et des pratiques novateurs, que l'académisme n'avait pas produits. Citons pour mémoire des personnages tels que Jean-Jaques Rousseau, Michael Faraday, Camille Flammarion, le Douanier Rousseau, un Leeuwenhoek pour l'utilisation du microscope, ou même Sigmund Freud par certains aspects, comme le suggèrent D. Anzieu et P.L. Assoun par exemple (Anzieu, 1975; Assoun, 1992). Le savoir autodidactique n'est plus alors dans l'existant, il se situe dans un "en devenir" du savoir.

En plus de donner quelquefois des noms nouveaux à des choses nouvelles, la tendance de ces savoirs autodidactiques créateurs est de se positionner dans un espace qui va tenter de systématiser autrement ce qui était plus ou moins bien systématisé par les règles communes. C'est un savoir insatisfait, qui va là aussi " bricoler " le savoir académique, mais plus audacieusement que tout à l'heure, qui va s'y opposer, entrer en conflit avec lui, en effectuant parfois avec " candeur " des " sauts logiques " (Frijhoff, 1996, p. 22) qui n'étaient pas osés auparavant par la communauté savante et intellectuelle qualifiée. Ce type de savoir autodidactique n'est plus d'essence " réparatrice " d'un manque à combler par rapport à un savoir établi qui n'aurait pas été transmis à l'autodidacte.

Qu'est-ce qu'un savoir académique ?

Toujours selon le même dictionnaire, académique signifie: qui suit étroitement les règles conventionnelles, avec froideur ou prétention, académisme signifiant quant à lui " observation des traditions académiques, classicisme étroit ", le terme pouvant prendre un tour péjoratif. Toutefois, le savoir académique, comme tout savoir, est aussi ensemble de connaissances plus ou moins systématisées, et ce " plus ou moins " peut à terme engendrer une sorte d'insatisfaction au sein même de " l'académie ". Les acteurs qui la composent peuvent alors eux aussi passer d'une " fermeture " reposant sur des certitudes paradigmatiques à une " ouverture " qui, prenant comme tremplin le doute qui les assaille sur le bien fondé des certitudes, commencent à explorer d'autres façons d'être dans le savoir.

Aussi, comme c'était le cas pour le savoir autodidactique, nous postulons qu'il existe plusieurs stades dans le savoir académique. Le premier est véritablement " académique ", c'est ce savoir fixé depuis longtemps, sur lequel une certaine unanimité, une connivence de fond s'est établie. C'est un savoir éprouvé, dont on s'accorde généralement à reconnaître la valeur. Il est reconnu comme fiable, les communautés intellectuelles, scientifiques et artistiques l'ont normalement placé à l'épreuve de la réfutation, aux feux renouvelés de la critique. C'est en quelque sorte, de par sa " reconnaissance ", un type de savoir qui entraîne l'adhésion, qui fait " foi ". Un autre stade serait celui où ce savoir académique ne l'est plus tout à fait, se plaçant en situation de ne plus l'être. Quelques doutes se sont fait jour, son emprise sur les esprits donne des signes de faiblesse dans la mesure où on le perçoit de plus en plus comme dogmatique et relativement inadapté à rendre compte de nouvelles tendances pointant à côté de lui, mais aussi en lui-même. Si on y demeure attaché pour diverses raisons ayant affaire avec sa position dominante, il n'empêche que l'on mesure toujours davantage le fossé se creusant entre ce qu'il est et ce qu'il pourrait être. Et la pensée créatrice qu'il contient, dans tous les sens du terme, va finir par tenter de s'autonomiser parce qu'elle pressent qu'il est désormais synonyme d'impasse et de stagnation. Tout en demeurant attachés partiellement à " l'académie ", certains artistes, certains chercheurs, prennent maintenant de la distance, générant de l'originalité, s'écartant des conventions et règles en vigueur. Sur ses flancs, l'académisme commence à être recherche, c'est-à-dire conquête de ce qui n'est pas encore tout à fait là, ou pas du tout là encore. Il devient sur ses marges un savoir en-train-de-se-faire présentant de nombreuses facettes inconnues, ombrées, qu'il s'agit par l'acte de recherche ou de création de mieux éclairer, de dévoiler peu à peu. L'académisme voit s'inscrire en lui la marque de déviance nécessaire pour que, de la fermeture, il puisse progresser vers l'ouverture devenue indispensable à sa survie.

La création /invention des savoirs autodidactiques et académiques.

Qu'en est-il alors de cet " autre " savoir en défrichage, en voie de constitution, travaillé par la recherche d'un académisme en quête de nouveauté ? Il n'est pas encore stocké dans les mémoires de toutes sortes. Il est à créer, à fabriquer, à découvrir. Face à cette étendue vierge quelques-uns des chercheurs ou artistes " institués ", avec ce qu'ils véhiculent de classicisme, de simples reproducteurs qu'ils étaient, se font inventeurs, découvreurs, créateurs. Ils doivent désormais mettre à profit tout ce qui va relever de leur intuition, de leur inspiration. S'ils veulent avoir quelque chance de découvrir du savoir véritablement nouveau, il doivent souvent combattre ce que leurs savoirs précédents contenaient d'allants de soi, ils en sont à un moment de basculement, de remise en question profonde de leur capital intellectuel, et aussi d'eux-mêmes, de ce qui les constitue. Les maîtres qu'il eurent, porteurs de doctrines et d'enseignements plus riches les uns que les autres, ne sont pas toujours à ce moment d'un secours indispensable, il se pourrait même qu'ils deviennent des freins. Le chercheur doit en quelque sorte s'émanciper de ses maîtres, du savoir académique, sinon, inévitablement, il entrera le plus souvent dans une vague répétition du " déjà là ". Pour trouver du nouveau, il ne peut que se lancer dans le vide. Pour devenir un vrai " lui-même " faisant de la recherche, il lui faut lâcher du même coup la main de ses maîtres, peut-être même trahir leurs enseignements. C'est le temps des séparations, des éloignements douloureux de ce qui paraissait acquis, le temps des repositionnements épistémologiques, paradigmatiques et même affectifs. C'est le moment où le chercheur et l'artiste académiques doivent véritablement s'instruire seul et sans maître dans le livre du monde écrit d'une écriture encore inconnue. Il ne va plus apprendre ou découvrir ce qu'il savait déjà, comme dans la formule trompeuse prétendant que "Tu ne chercherais pas si tu n'avais pas déjà trouvé ", il va vraiment se mettre en situation de trouver ce qu'il ne cherchait pas tout à fait. Par bien des aspects, la progression du savoir académique est devenue, en une sorte de retournement de situation, de nature autodidactique-créatrice, par cette autodidaxie qui quelquefois sait inventer et produire de la nouveauté.

Il est bien connu que dans l'univers de l'art, de la science, ce sont souvent des êtres relativement atypiques qui marquent les avancées majeures. Ce sont des esprits peu marqués par le conformisme académique - ou qui parviennent à s'en dégager -, qui sont enclins à marquer leur différence par des comportements divergents quant aux normes artistiques, intellectuelles et scientifiques. Sans doute la curiosité est-elle une de leurs caractéristiques principales, ce qui leur confère une capacité de résistance au conformisme, préservant en eux le sens de l'aventure intellectuelle. C'est ainsi que quelquefois des personnages solitaires, éloignés des formations canoniques, parviennent à éclairer transgressivement les savoirs d'une lumière nouvelle. E. Morin cite les exemples de Galilée, de Pasteur, de Planck, de Newton pour illustrer cette catégorie de chercheurs (Morin, 1991, p. 34). Bien des créateurstinventeurs sont des sortes " d'enfants et de bâtards culturels, partagés entre deux origines, deux ethnocentrismes, deux modes de pensée, ou de déclassés, métèques, marranes, exilés, qui ressentent une faille dans leur identité ou leur appartenance Une " mauvaise éducation ", une arriération psychologique tard surmontée, une infirmité, un traumatisme infantile constituent également des conditions favorables à la déviance intellectuelle " (Morin, 1991, p. 49). Maints écrits concernant les autodidactes - autodidactes " communs " ou autodidactes " créateurs " marquants ont mis l'accent sur des facettes de leur personnalité rappelant ce qui vient d'être évoqué à propos de chercheurs célèbres : le partage, la dissociation entre deux appartenances sociales et culturelles, entre une pensée profane et une pensée savante, une psychologie scindée entre ce qu'ils furent et ce qu'ils sont, une éducation incomplète ou ratée, etc.

L'autodidaxie créatrice va ressembler encore davantage à cette recherche de la nouveauté quand elle va se mettre à défricher hors institution de nouvelles formes de savoir. Cette fois, l'autodidacte n'est plus dans le " déjà là ", il est devenu un vrai chercheur, un vrai créateur, et il est possible que la nature même de sa formation hétérodoxe l'y prédestinait. Les étendues vierges ne l'effraient pas, il les a toujours eues devant lui. Et il faut rappeler que " Darwin fut un amateur éclectique et Faraday un autodidacte sans formation régulière. Le premier eut-il inventé sa théorie de l'évolution, le second la loi de l'induction électromagnétique s'ils avaient bénéficié (le terme est ici impropre) d'une formation universitaire spécialisée ? " (Morin, 1991, p. 13).

Et si paradoxalement savoirs autodidactiques et savoirs académiques en voie de constitution étaient , dans le mouvement profond qui les constitue, d'une nature très proche ? Une autodidaxie oeuvrant dans le " déjà là ", se forgeant progressivement une façon de faire inédite, ou une autodidaxie qui invente, réinterprète, cherche en un mot, n'est-ce pas aussi là ce qui fait la nature d'un savoir académique en rupture d'académisme, qui s'invente ? Non pas celui d'une institution tournée vers le passé du savoir, mais celui qui se cherche, se découvre, ce savoir mis en question, non résolu.

Comment " travaille " l'articulation envisagée ?

Pour en revenir à notre question centrale, en fonction de ce qui vient d'être dit, nous postulons que les éléments distincts que sont savoirs autodidactiques et savoirs académiques s'organisent entre eux plutôt qu'il ne s'opposent pour contribuer au fonctionnement de l'ensemble " savoir ". Ces savoirs ont cette particularité paradoxale que s'ils paraissent " fermés ", tôt ou tard, nécessité leur est faite de s'ouvrir à autre chose que ce qui est de l'ordre du déjà là. Il s'agit d'une caractéristique fondamentale, qui leur permet de se conserver, mais aussi de ne pas dégénérer dans la fermeture, de se ressourcer par et dans l'ouverture. C'est cette continuelle alternance qu'il faut avoir à l'esprit si l'on veut voir l'interaction et l'articulation qu'ils entretiennent les uns avec les autres.

Savoirs autodidactiques et savoirs académiques sont fermés parce qu'ils s'appuient tout d'abord, et pour des durées très variables, sur ce qui préexiste. L'autodidacte " commun " est celui qui explore la bibliothèque, ce qui est là. S'il peut à ce niveau oser inconsciemment quelque hétérodoxie, quelques imprudences cognitives et intellectuelles peut-être porteuses de nouveauté, il n'en demeure pas moins prisonnier du conformisme qui continue d'englober et de dominer ses microcréations. Le savant ou l'artiste " académique " en fait autant lorsqu'il se contente d'opérer dans les grands schèmes-paradigmes qui l'ont formé et qui constituent le quotidien, le tout-venant de son art, de son atelier, de sa discipline, de son laboratoire. Comme l'autodidacte précédent, il peut agencer différemment quelques éléments du schème-paradigme, imaginer d'autres emboîtements, mais globalement le savoir dans lequel il évolue n'évolue plus.

Pourtant, il est inévitable qu'un jour ou l'autre la pulsion créatrice entre dans cette belle organisation fermée. Toute l'histoire culturelle, celle de l'art ou des sciences, montre ces mouvements d'ouverture succédant à des périodes de fermeture, variables quant à leurs intensité et durée. Mais pour que l'ouverture artistique, scientifique ou intellectuelle plus largement, advienne, il est besoin qu'une déviance forte se produise, et il lui arrive d'être individuelle dans un premier temps. Pour ce qui est des savoirs académiques, cette pulsion ne peut être que déviante par rapport au conditionnement et au déterminisme culturel habituellement puissants.

Cette pulsion dont sont dépositaires quelques individus, voire un seul au début - qui pourra se voir considérer comme radicalement " autre ", fou peut-être -, pour trouver satisfaction, ne peut plus pour générer l'ouverture utiliser seulement les savoirs académiques à sa disposition, il lui faut créer, inventer de la nouveauté. Comme personne ne peut enseigner ce qui n'existe pas encore, pour y parvenir, elle doit s'instruire elle-même, s'auto-engendrer, sans les maîtres habituels. C'est le moment clé des évolutions des savoirs constitutifs du déterminisme, où l'artiste et le scientifique " chevronnés ", moulés dans le savoir académique, peuvent rompre avec leur conditionnement, entrer en dissidence, s'engouffrer dans l'instant d'ouverture pour aller explorer dans d'autres directions non balisées, devenant créateurs là où ils n'étaient auparavant que disciples redondants. Cette démarche les fait devenir des sortes d'autodidactes pratiquant une autodidaxie " créatrice ", comme ce fut le cas pour un Rousseau, un Freud, un Douanier Rousseau, voire, pourquoi pas, un Socrate en rupture des sophistes qui l'avaient formé.

Cette sortie des savoirs académiques est un moment fondateur, elle permet à terme au savoir académique de ne pas se figer et de se régénérer. D'une certaine façon, on peut dire que tout nouveau savoir - qu'il soit produit par des individus en rupture de ban d'avec le paradigme formateur/enseignant qui les a produits ou par de véritables autodidactes s'étant auto-enseignés - est fait dans un premier temps de savoirs autodidactes, de curiosité et d'ingéniosité défricheuses et aventurières s'écartant du connu et du reconnu. En ce sens, création artistique et invention scientifique sont très souvent au départ de nature autodidactique-créatrice, avant qu'elles ne " s'académisent " à leur tour.

Si cette hypothèse est juste, on peut alors tenter de répondre comme suit à la question posée de l'articulation entre savoirs académiques et autodidactiques. Cette articulation n'est pas à proprement parler une organisation stable, fixée de toute éternité, il s'agirait davantage d'un ensemble dont toutes les parties sont en mouvement. Les parties (savoirs autodidactiques et savoirs académiques) sont chacune en mouvement interne, alternativement ouvertes et fermées, et l'ensemble englobant - l'ensemble " savoir " - l'est aussi. Une boucle rétroactive s'établit en continuité dans cet ensemble, fonctionnant selon des périodisations variables dépendantes des durées d'ouverture-fermeture-ouverture des savoirs autodidactiques et des savoirs académiques.

Savoirs autodidactiques <-----------> Savoirs académiques

Cette organisation/désorganisation permanente de l'ensemble-savoir est une sorte de dynamique entre éléments a priori distincts de par leur nature de production et d'acquisition, mais ils ne peuvent se passer les uns des autres, sinon ils sombrent dans l'isolement, dans un fixisme les faisant s'appauvrir puis dégénérer.

On peut même supposer que les savoirs sont tout d'abord de nature autodidactique créatrice (sinon, ils ne seraient pas créés, donc n'existeraient pas), puis qu'ils deviennent à leur tour, s'ils sont valides et passent l'épreuve de la reconnaissance en forçant la barrière des conformismes installés, des savoirs académiques (cas du darwinisme, du freudisme ou du rousseauisme). Une fois devenus académiques, ils se " ferment ", s'ossifient, perdent leur caractère de déviance devenue tendance, ce qui engendre à terme un nouveau besoin d'ouverture, développant de nouvelles approches passant à nouveau par la déviance de l'autodidaxie créatrice. Mais à ce moment, les savoirs autodidactiques qui vont être à nouveau dégagés vont bénéficier de l'apport du savoir académique antérieur, ainsi que du constat de ses lacunes, de ses manques. Si bien que cette seconde circulation dans la boucle trouvera un savoir autodidactique différent de celui trouvé lors du premier passage, qui ne partira pas d'une terre vierge. Par les apports de l'académisme le savoir autodidactique repartira en quelque sorte d'un point plus élevé que la fois précédente, et ce qu'il mettra à jour, quand il deviendra savoir académique, participera alors de l'avancée globale d'un savoir qu'on dit aujourd'hui en " croissance exponentielle ".

Le caractère d'abord fermé puis inévitablement ouvert des savoirs académiques - par le biais de la déviance - est ce qui leur confère une dynamique paradoxale. Toute fermeture trop importante finit par provoquer des exaspérations suscitant l'ouverture, qui amorce le mouvement en boucle vers l'acte créateur de nature autodidactique. Dans cette conception, le savoir autodidactique est une tentative de réponse à la fermeture du savoir académique. Avec un tel schéma en boucle rétroactive, ces savoirs distincts ne s'opposent pas radicalement, s'annulant réciproquement. Ils collaborent conflictuellement à la progression globale de " l'ensemble savoir ". Il y a bien circulation permanente entre savoirs académiques et savoirs autodidactiques " créateurs ". De chaque côté de l'articulation, il n'y a pas deux membres-savoirs dont les extrémités seraient indépendantes, pendantes dans le vide, au contraire, ils sont reliés et communiquent entre eux, avec des ressemblances frappantes dans les moments de fortes déviances.

On peut dire que le savoir académique n'est jamais définitivement et tout à fait sûr de lui-même, tout comme le savoir autodidactique. S'ils se sentent sûrs d'eux-mêmes, ils se censurent, s'empêchant d'évoluer et s'engageant dans un processus autodestructeur. Chacun attend de l'autre une possibilité de progresser pour mieux exister - le savoir autodidactique tend vers l'académisme parce qu'il y voit une indispensable reconnaissance, et le savoir académique tend vers le savoir autodidactique créateur parce qu'il pressent que c'est en en employant les formes qu'il peut se renouveler.

C'est bien le " jeu " existant dans l'articulation entre ces deux savoirs qui donne de la souplesse à l'ensemble-savoir, qui l'autorise à fonctionner " en prise ", sans que le système ne se bloque en une articulation stérile et non communicante.

C. Verrier 2000 - Université Paris VIII Saint-Denis

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