Dans sa « Lettre du voyant » Rimbaud définit ainsi la tâche de l’artiste : « inspecter l’invisible et entendre l’inouï ».
Dans quelle mesure l’oeuvre d’art est-elle assujettie à ce qu’elle représente ? Peut-on admettre une conception mimétique qui exclurait la majeure partie des oeuvres de l’art moderne ?
N’est-ce pas plutôt à partir de l’oeuvre elle-même qu’il faut tenter de saisir son rapport au monde ?
Pour saisir une oeuvre à partir d’elle-même il faut opter
– soit pour une oeuvre qui ne se situe pas dans la représentation ; c’est le cas des oeuvres musicales.
– soit pour une oeuvre dont le rapport à ce qu’elle représente ne se laisse pas enfermer dans la fidélité formelle.
Ce second cas est celui de Guernica de Picasso.
Tableau peint en 1937 sur commande du gouvernement espagnol, après le
bombardement en avril du village de Guernica par l’aviation allemande, Hitler étant l’allié de Franco.
Que nous apprend l’étude de cette oeuvre ?
Elle n’est évidemment pas la reconstitution historique du bombardement de Guernica.
D’une certaine façon cette oeuvre vaut – et de fait fonctionne – comme dénonciation Cependant la proposition « La guerre provoque des horreurs et tue des innocents » n’est pas l’équivalent de Guernica.
Autrement dit l’art n’est pas un langage dans le sens habituel du terme.
Quand nous tentons d’exprimer la façon dont nous recevons Guernica, notre langage se fait spontanément poétique :
Terreur commune des bêtes et des hommes
Grand désordre de membres arrachés et distordus
Hurlements bâillonnés de silence
Soleil meurtrier des bombes dans le ciel nocturne
Scandale de l’enfant mort et souffrance inhumaine de la mère
Dérisoire de l’épée brisée
La prose du quotidien, c’est à dire l’emploi de la langue en tant qu’elle désigne, est impropres à rendre compte de ce qui s’exprime dans un tableau.
Reste à saisir la nature de cette accointance mystérieuse entre la peinture, la musique et la poésie, à cerner par quel privilège le langage poétique se trouve avoir partie liée avec l’art.
Quelle est l’essence de la poésie ?
Par elle les mots ne sont plus les outils de la désignation ; ils sont la matière qu’elle travaille – comme le sculpteur travaille la pierre, le peintre les couleurs, le compositeur, les sonorités et les silences – afin d’en faire surgir la chose même.
« Guernica », de même, n’est pas l’évocation du bombardement de Guernica ou simplement sa trace ; il est invocation et convocation de l’horreur même de Guernica.
Représentation, oui, mais seulement dans le sens de rendre à nouveau présent.
Et le silence du tableau rejoint, au delà des mots, ce que fut le silence des hurlements de la douleur et de la souffrance couverts par le bruit assourdissant des bombes.
Ces cris, meurtriers vous croyant légitimes, vous les entendrez jusqu’à la fin des temps.